Des étudiants de Sciences-Po, encadrés par leur professeur Pierre Assouline, consacrent un essai à la célèbre encyclopédie collaborative et en dénoncent les abus. Marianne2.fr vous en propose quelques extraits.

Quel étudiant n’a jamais fait le choix dans ses recherches, par paresse ou par souci de gagner du temps, de cliquer sur Wikipédia plutôt que de se plonger dans la lecture d’une encyclopédie poussiéreuse ? Fort de cet état de fait et du succès croissant de l’outil – il s’agit du neuvième site le plus consulté dans le monde – une poignée d’étudiants de Sciences-Po se sont penchés sur le « phénomène » Wikipédia sous le regard bienveillant de leur professeur Pierre Assouline.

A la lecture du sous-titre de l’essai « Les encyclopédies vont-elles mourir ? », on est d’abord circonspect. Le fait qu’un outil interactif et en perpétuelle évolution, gratuit de surcroît, remplace de lourds volumes de papier ne devrait pas être sujet à inquiétude. Oui, mais voilà : la révolution Wikipédia pose un problème qui va bien au-delà du conflit entre le noble papier et le vulgaire web. Wikipédia permet à tout un chacun de contribuer à la production d’articles, et la légitimité des internautes qui proposent leur contribution fait question. Simple état d’âme d’intellectuel élitiste ou véritable danger pour la connaissance ? C’est la question à laquelle cet essai tente de répondre, en pointant les dangers d’un enthousiasme outrancier à l’égard du nouveau succès du web 2.0.

Puisqu’une démonstration vaut mieux qu’un long discours, les auteurs se sont livrés à une expérience qui, à elle seule, résume les contradictions du site et l’usage abusif qui en est fait. Pierre Assouline raconte ainsi avec humour que ses élèves lui ont attribué sur sa page Wikipédia une compétence fantasmée de « champion de France de jeu de paume ». Quelque temps plus tard, dans le cadre d’une conférence, cette information imaginaire se retrouve mentionnée à la fin de la notice biographique du romancier. Si cette blague de potache n’a qu’une valeur expérimentale, ce genre d’épisode peut être plus lourd de conséquences. Par méconnaissance ou par malveillance, quantité d’internautes peu scrupuleux ou carrément « vandales » introduisent des erreurs sur les pages du site. Si le résultat se cantonne souvent à la dégradation des articles, certaines modifications peuvent causer des dégâts, comme pour cet ancien collaborateur de Bob Kennedy qui s’est vu suspecté d’avoir participé à l’élaboration des attentats contre JFK et sa famille sur la page qui lui était consacrée, nous informe le livre.

L’amateurisme des contributions Wikipédia est, aux yeux des auteurs, le plus grand danger qui menace le savoir encyclopédique. Imaginer que la connaissance peut s’en tenir aux participations citoyennes sans réelle expertise serait une erreur devant laquelle il convient d’être vigilant. Le site, en raison de la nature de son support, pècherait par trop d’uniformité et par manque de hiérarchie. A titre d’exemple, la page du vainqueur de la « Nouvelle Star » est plus longue que celle consacrée à Jacques Delors…
Wikipédia est aussi parfois le terrain de véritables guerres d’opinion nuisant à son objectivité : nombre d’internautes se chamaillent sur la définition à donner à tel ou tel article historique ou politique. La différence la plus importante et la plus grave entre l’encyclopédie online et les encyclopédies traditionnelles se situe à ce niveau : les contributions procèdent parfois d’une idéologie complètement étrangère au devoir d’impartialité du scientifique. On apprend ainsi au travers des pages de cet essai que l’encyclopédie collaborative peut être utilisée comme tribune par certains groupes (notamment religieux) comme les Mormons ou les témoins de Jéhovah, qui ont largement investi le wiki-espace.

Les chiffres et exemples donnés par les auteurs de La Révolution Wikipédia pour en signaler les dérives donnent le tournis. Mais cela n’a pas empêché Wikipédia de gagner vendredi 2 novembre son procès contre trois plaignants qui lui demandaient 69000 euros parce qu’ils s’estimaient diffamés par un article de l’encyclopédie en ligne. L’avocate de Wikipédia s’est réjouie de ce que le Tribunal ait, pour la première fois en France, distingué la notion d’hébergeur de celui d’éditeur. C’est justement cette prime à l’irresponsabilité qui pose problème…

Léa Giret Marianne

{{Extraits de La Révolution Wikipédia}}

Manipulations et erreurs célèbres
Voilà pour les faiblesses inhérentes au projet. Dès lors, on comprend mieux pourquoi certaines universités américaines ont interdit à leurs étudiants de citer Wikipédia comme source. Mais le principal poison de l’encyclopédie n’est ni les imposteurs, ni les ignorants, mais bien les affabulateurs. Parmi ces trolls, on peut ranger aussi bien les petits plaisantins que les vandales ayant une véritable volonté de nuisance. Les uns comme les autres ont grandement contribué à la réputation sulfureuse de l’encyclopédie collaborative. Ces attaques externes, les virus du savoir, visent à insérer volontairement des erreurs dans l’encyclopédie. Des canulars – ou hoax en anglais – qui peuvent prendre des proportions très inquiétantes.
Le cas de John Seigenthaler est à cet égard exemplaire. Ce journaliste à la retraite reçoit un jour un appel téléphonique de son fils : ce dernier lui apprend qu’on peut lire sur Wikipédia qu’il a été suspecté d’avoir pris part à l’élaboration des attentats contre les frères Kennedy et qu’il aurait vécu treize ans en Union soviétique. Le sang de cet homme de soixante dix-huit ans ne fait qu’un tour. Le mensonge est d’autant plus insultant et offensant qu’il avait travaillé en tant qu’assistant de Bob Kennedy lorsque celui-ci était procureur et qu’il faisait partie de ceux à qui échut l’honneur de porter son cercueil. Entre le 6 mai et le 5 octobre 2005, une seule modification a été effectuée sur l’article. Elle portait sur la correction d’une faute de frappe ! Durant cent trente-deux jours donc, cette énormité reste en ligne sans que nul ne trouve à y redire, jusqu’à ce que John Seigenthaler appelle Jim Wales pour lui demander de retirer les pages incriminées. L’auteur des lignes diffamatoires s’appelle Brian Chase ; c’est un petit employé d’une société de livraison. Magnanime, John Seigenthaler décide de ne pas poursuivre Chase, qui doit toutefois démissionner de son poste et lui présenter des excuses.
C’est Daniel Brandt, fondateur du site Wikipédia Watch, qui a démasqué le mystificateur grâce à son adresse IP. Son site est aujourd’hui une référence en matière de critique de l’encyclopédie collaborative.

« Wikipédia Watch examine le phénomène Wikipédia, auquel nous nous intéressons en raison de sa réputation de fiabilité totalement usurpée », explique Daniel Brandt sur la page d’accueil. L’homme mène ainsi des recherches poussées sur le contenu des pages de l’encyclopédie. Les cas de plagiat et de vandalisme sont passés au crible. Ils sont édifiants. Cornes et moustaches sur le portrait de Bill Gates pour le plus innocent, accusation de pédophilie sur un quidam pour le plus effrayant, décès prématuré pour le plus surréaliste. Dans chacun des cas, les personnes visées ont bien entendu souffert de ces affabulations malveillantes.
Mais, au-delà de ces exemples inquiétants, certains cas, moins graves, confinent même au potache. C’est le cas de l’article consacré à Porchesia, une île située au large du Liban. Vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est normal. Cette île est l’invention d’un esprit facétieux, dont la page Wikipédia, supprimée par le modérateur Danny le 30 septembre 2006, est toujours visible sur Answers.com. La disparition de Porchesia a fait beaucoup de nostalgiques. « Pourquoi avez-vous détruit Porchesia ? Cette île existe vraiment ! » lance Aun’va à Danny le 20 mai 2007. Grâce à ces fervents supporteurs, l’île continue son existence virtuelle sur la Toile. Uncyclopedia, la parodie américaine de Wikipédia, y fait référence avec force. A vrai dire, on y parle même de l’« holocauste des Porchésiens ». On y apprend que cette société était « fondée sur les valeurs françaises de liberté, d’égalité et de fraternité, une démocratie libérale où tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, beaux ou laids, étaient égaux […]. Mais un jour se déclencha une violente guerre d’édition et de trolls, et en un seul moment l’île de Porchesia disparut dans la profondeur des océans. Jamais avant une nation entière n’avait été réduite à néant d’un seul clic de souris. » Ray Bradbury ? Kurt Vonnegut ? Non. Cette phrase serait extraite des Chroniques porchésiennes, écrites par un certain Pirtros de Valc. Elle proviendrait même du deuxième tome du quatrième volume pour être précis. Car, Wikipédia et ses affiliés, c’est aussi un immense espace de création, où la supercherie devient parfois poésie.

En français, Uncyclopedia devient la Désencyclopédie, « la source en pleine évolution d’informations utiles et fiables, écrite entièrement par des singes savants ». Une rapide comparaison des deux sites nous a enseigné que la version américaine était – de loin – la plus drôle. Mais ces alter ego wikipédiens « ouverts aux abus » nous apprennent surtout que la Toile est un des plus grands défouloirs jamais inventés.

C’est peut-être là qu’il faut chercher les raisons des désordres de Wikipédia. Et aussi la meilleure, et pas la plus bête, critique de celle-ci : « Wikipédia est une parodie satirique de la désencyclopédie, […] une base de données inutiles et triviales, comme une liste des trains, les Pokémons, […] les méchants des jeux de Mario Bros, les intersections des routes, […] Dieu, le diable, l’univers et tout le reste, ainsi que ces choses qu’ils nomment articles. » Le site qualifie aussi de « dadaïste » le fil des discussions attachées à chaque article wikipédien. C’est que celles-ci prennent parfois des allures de serpent de mer, avec des ramifications insoupçonnées en fonction des controverses du moment. Une activité à part entière, qui a pris une importance croissante parmi les collaborateurs de Wikipédia. Deux ingénieurs d’IBM, Martin Wattenberg et Fernanda B. Viegas, ont évalué la proportion des méta-pages à l’aide de modèles visuels. Les méta-pages sont les pages non dédiées à la partie strictement encyclopédique du site, mais aux discussions sur le contenu ainsi qu’aux questions administratives. A la naissance du site, les articles occupaient 85 % de Wikipédia. En octobre 2005, leur proportion était passée à 70 %. Pour Martin Wattenberg, ce phénomène est caractéristique d’une tendance : « Les gens parlent de gouvernance et ne travaillent plus sur le contenu. » Le risque que Wikipédia se transforme en un gigantesque forum de discussion existe, mais, pour le chercheur, « le fait que les gens se connaissent permet au système de bien marcher. S’ils ne se connaissaient pas, les choses s’écrouleraient. »

{{Moi par moi}}

Autre risque du principe collaboratif : une personne peut modifier elle-même sa propre page. En janvier 2006, un journal révèle ainsi que, au cours de l’année 2005, de multiples modifications opérées sur des articles concernant des hommes politiques américains provenaient directement d’ordinateurs placés dans les bureaux du Congrès. Si bon nombre d’entre elles relevaient de la chirurgie esthétique, certaines visaient à rabaisser des adversaires. Wikipédia réagit alors en bloquant tous les ordinateurs des deux Chambres américaines. Ironie, la mesure est normalement utilisée contre les écoles dans lesquelles trop d’enfants utilisent les ordinateurs pour aller vandaliser l’encyclopédie. Hommes politiques et gamins farceurs : même combat !
Microsoft aussi a été pris la main dans le sac. La compagnie avait demandé à un informaticien australien de corriger les articles concernant ses logiciels. Le spécialiste en langages informatiques recruté par l’entreprise s’est défendu en soulignant que Microsoft ne l’avait pas engagé pour fournir une information biaisée en sa faveur, mais pour corriger les erreurs qu’il verrait 1.
Plus révélateur encore, Jim Wales lui-même, le gardien du temple, toujours le premier à bouter le feu au bûcher des vanités, a été surpris modifiant à dix-huit reprises sa notice biographique. Avant de lancer l’encyclopédie, il avait créé un portail Internet dont une partie de l’activité avait un caractère pornographique. Il est aujourd’hui très attentif aux termes utilisés dans sa propre fiche, préférant parler de « contenu adulte » ou « pornographie glamour » pour décrire les activités de ce moteur de recherche. C’est actuellement le terme de « photographie érotique » qui prévaut dans sa fiche.
Aux Etats-Unis, une compagnie de ferries a quant à elle fait l’objet de diffamation sur Wikipédia. L’année dernière, l’entreprise Lake Express, qui assure la liaison entre les villes de Milwaukee et de Muskegon sur le lac Michigan, s’est rendu compte que l’article la concernant avait été modifié par un inconnu : il insistait lourdement sur les annulations, les retards, les problèmes techniques et les malaises dont étaient victimes les passagers de la compagnie. A la fin de l’article, un lien avait été ajouté renvoyant à un site Internet qui se chargeait de comparer les ferries Lake Express avec son principal concurrent, la compagnie S.S. Badger. Le site concluait que les ferries S.S. Badger étaient bien meilleurs que ceux de l’entreprise Lake Express. Sans grande surprise, ni S.S. Badger, ni le propriétaire du site comparatif ne disent y être pour quelque chose dans cette histoire déloyale !

{{Plus rapide que son ombre}}

Les exemples de manipulations ne manquent pas. Ainsi, grâce au « Wikipedia scanner », mis au point durant l’été 2007 par Virgil Griffith, un étudiant de l’université CalTech en Californie, quiconque entre le nom d’une entreprise ou d’une organisation dont l’adresse IP est connue a accès à l’ensemble des modifications faites sur Wikipédia depuis ses ordinateurs. On apprend par exemple que les employés de la CIA ont modifié la notice du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, ou que les services de la mairie de Levallois-Perret ont notamment effacé de l’article consacré au maire de la ville, Patrick Balkany, une condamnation pour prise illégale d’intérêts. Grâce au WikiScanner, tout se sait, ou presque.
Autre exemple des mésusages qui peuvent être faits de Wikipédia, bien plus révolutionnaire que l’auto-valorisation ou la diffamation de concurrents, l’anticipation de faits réels.
En juin 2007, le catcheur canadien Chris Benoit a été retrouvé pendu dans sa maison de Géorgie, près des cadavres de sa femme Nancy et de son fils de sept ans. Une affaire tristement sordide, mais qui a pris une dimension inédite par le biais de Wikipédia. La police a en effet découvert les corps le lundi 25 juin à 14 h 30. Or, dès la nuit précédente, un étrange message avait été ajouté à l’article de Wikipédia concernant le champion. « Chris Benoit a été remplacé par Johnny Nitro pour le championnat de l’ECW à Vengeance, Benoit ayant eu un empêchement pour raisons personnelles, liées à la mort de son épouse Nancy 1 », pouvait-on lire en ligne à partir de minuit, soit quatorze heures avant la découverte des corps. L’auteur de cette note a ensuite expliqué sur Wikinews 1, avec beaucoup de confusion, qu’il ne s’agissait que d’une grosse coïncidence et qu’il avait ajouté imprudemment sur Wikipédia une information non vérifiée sur la mort de Nancy Benoit, lue ailleurs sur Internet. Une étrange coïncidence qui ne manquerait pas de mettre en branle les neurones d’Hercule Poirot ou de Sherlock Holmes. L’ordinateur du « wiki-contributeur » a en tout cas été saisi et, s’il s’avérait qu’il détenait des informations sur ce meurtre qui n’auraient pas été transmises à la police, l’auteur des lignes prémonitoires risquerait des poursuites pénales.
La réactivité, Wikipédia est connue pour ça. Les internautes actualisent ainsi en temps réel le bilan humain en cas de tragédie, telle la fusillade de Virginia Tech aux Etats-Unis en avril 2007 ou le tremblement de terre du 16 juillet 2007 au Japon. La dynamique communautaire se révèle alors extrêmement efficace. Pourtant, si l’encyclopédie collaborative annonce parfois des décès avant qu’ils ne soient constatés, c’est à nouveau d’usages déviants qu’il s’agit. Le cas est certes relativement isolé pour l’instant, mais il pourrait donner des idées aux amateurs de plaisanteries macabres, voire de crimes médiatisés. Le 14 mars 2007, un article de Wikipédia en anglais avait déjà annoncé la mort du comédien et humoriste américain Sinbad. Celui-ci, bien vivant, avait ironisé, après que ses managers eurent reçu de nombreux appels de condoléances : « Si seulement les gens m’avaient autant appelé quand j’étais encore en vie… Je vais mourir plus souvent. Je vais faire un film à propos de cette histoire. Sérieusement, ma mort va être mon grand retour ! » L’article qui lui est consacré sur Wikipédia comporte désormais un paragraphe intitulé « Erroneous death report ». L’information erronée était restée brièvement en ligne, mais ce court laps de temps avait suffi pour que des fans de l’acteur fassent largement circuler l’information en envoyant à leurs amis le lien vers l’article fallacieux.
Ainsi, Wikipédia est tellement rapide, et elle veut être tellement complète, que le souci de la qualité de l’information – voire de sa véracité – passe trop souvent par pertes et profits. Le problème ici n’est pas que l’encyclopédie soit faite par des amateurs, mais que les experts refusent d’y participer. Le problème – aussi cynique que cela puisse paraître pour lui – n’est pas que John Seigenthaler ait été accusé d’avoir contribué à assassiner Kennedy, mais que cette fausse accusation ait discrédité toutes les autres pages de qualité. Le journaliste américain raconte que, lorsqu’il était petit, sa mère tenait un oreiller au-dessus de lui et lui disait : « Si je l’ouvre, les plumes vont s’envoler aux quatre vents et je ne pourrai jamais les remettre dans l’oreiller. » Pour lui, cet oreiller déchiré symbolise la manière dont Wikipédia traite, puis propage la vérité : une fois qu’elle est compromise, il est trop tard…