POINT DE VUE. La secte Aum et la société japonaise

Comme on s’y attendait, le Japon a procédé à l’exécution du gourou et de six membres de la secte Aum, condamnés pour vingt-neuf assassinats. L’approbation est quasi unanime. Les médias libéraux se contentent de rappeler qu’une majorité de pays a aboli la peine de mort, sans oser inviter le Japon à en faire autant.

Des voix regrettent aussi que la mort des responsables empêche de faire toute la lumière sur la dérive de la secte pour en tirer les leçons nécessaires. Car comme le rappelle l’écrivain Haruki Murakami : «Nous ne pouvons pas dire qu’Aum n’est pas notre affaire, et regarder ça de loin comme une aberration avec laquelle nous n’avons rien à voir.» (1)

Le Japon ignore les fractures religieuses. Ce qui y tient lieu de religion est un collage où le shintô s’occupe de la vie et de la prospérité, le confucianisme dicte les conduites en société, et le bouddhisme procure une bonne mort. Chacun s’adresse tantôt aux esprits shintô et tantôt aux bouddhas, en fonction de ses besoins du moment, pour en obtenir une aide concrète. Aucun Dieu unique ne dicte des commandements absolus depuis son Ciel, punit ceux qui les violent et récompense ses fidèles.

Ce qu’il y a de plus proche d’un tel dieu pour les Japonais, c’est leur société. À leurs yeux, elle, seule, peut légitimement dicter ce qui est bien ou mal. C’est elle que le gourou Shoko Asahara voulait détruire, parce qu’à ses yeux elle était devenue le Mal (en Occident, on aurait dit l’Antéchrist). Après des essais manqués avec la toxine botulique, l’anthrax et le virus Ebola, si le sarin répandu le 20 mars 1995 dans le métro de Tokyo avait été plus pur et sa diffusion moins rudimentaire, le Japon aurait connu une hécatombe.

La justice comme exorcisme

Aum est le produit de la folle décennie 1980. L’Archipel est alors au sommet de sa réussite économique. Porté par une monstrueuse bulle spéculative, il a réalisé son rêve de rattraper l’Occident. Son système de valeurs est bouleversé par l’orgueil, la glorification du consumérisme, la montée de l’individualisme et l’explosion des inégalités. La société ne remplit plus son rôle de guide et de protection. Aum, créé en 1984, offre aux déboussolés – dont certains sortent des meilleures universités – une communauté qui fait office de Dieu. En 1990, l’explosion dévastatrice de la bulle conforte la secte dans son idée que la société japonaise est le Mal, que sa chute est proche, et qu’elle doit être hâtée.

Depuis bientôt trente ans, le Japon traverse une dépression économique, mais aussi psychologique. Le pessimisme, l’effondrement de la natalité, un taux de suicide parmi les plus élevés du monde, la désocialisation d’une partie des jeunes et le nombre croissant de vieillards abandonnés qui meurent seuls chez eux, sont autant de signes qui manifestent la crise de la foi des Japonais en leur société. Dans ce contexte, la pendaison des responsables d’Aum n’est pas seulement un acte de justice. C’est un véritable exorcisme. Mais il en faudra bien davantage pour que les Japonais retrouvent dans leur société la confiance qu’ils ont perdue

(1) Underground, Ed. Belfond, 2014.

source :

https://www.ouest-france.fr/monde/japon/point-de-vue-la-secte-aum-et-la-societe-japonaise-5893999

Ouest-France

Jean-Marie BOUISSOU

le 24/07/2018