Un article de Rian Thum dans Foreign Policy alerte sur le risque de crimes de masse envers les populations musulmanes chinoises.

Comment la Chine est en train de réinventer les camps de “rééducation” de masse

Atlantico : Alors que la province du Xinjiang représente 1.5% de la population chinoise, le nombre d’arrestations atteint 21% du total du pays. Une situation qui s’explique par la répression de la communauté Ouïghour, directement ciblée par Pékin. Ainsi, selon diverses sources, un million de personnes seraient aujourd’hui incarcérées dans des camps de “rééducation” sans procès ni recours. Malgré le peu d’informations, que sait-on réellement sur les camps du Xinjiang ?

Emmanuel Dubois de Prisque : Grâce au travail des ONG et des universitaires, qui exploitent parfois les sources officielles chinoises dans lesquelles beaucoup d’informations sont disponibles, nous savons que depuis le printemps 2017, le Parti-État chinois a mis en place un vaste programme de « transformation par l’éducation » et de « déradicalisation » des populations musulmanes du Xinjiang (qui sont très majoritairement mais pas seulement ouïghoures, il y a aussi des Kazakhs, des Huis, etc.). Ce programme, qui passe par la construction rapide de multiples camps d’internements, se situe en dehors de tout cadre judiciaire.

Les populations musulmanes sont classées par dangerosité et les programmes qu’elles doivent suivre vont de quelques jours à plusieurs mois, voire un an.  Le nombre de personnes concernées est effectivement impressionnant. Vous avez cité le chiffre d’un million, estimation haute des experts. Mais certains officiels chinois évaluent à 10 ou 20% la « population à problèmes » sur une population totale musulmane dans le Xinjiang qui dépasse les 13 millions de personnes. Dans les faits, toute la population musulmane est suspectée de radicalisation mais le Parti ne doute pas d’avoir les capacités de convertir les populations musulmanes à la foi patriotique en la Chine. En Chine, la seule vraie religion est la religion politique définie par le Parti, les autres religions doivent se « siniser » et se soumettre en tous points à ce que décide le Parti, la liberté religieuse formellement concédée par la constitution est strictement limitée et encadrée.

Mais ces campagnes de « transformation par l’éducation » sont une tradition du communisme chinois. Pendant longtemps, c’était les « droitistes », les mauvais éléments du Parti ou les trafiquants de drogue qui en étaient les victimes. Plus généralement, de larges segments de la population chinoise doivent régulièrement suivre des « cours » d’idéologie ou de civisme qui peuvent ressembler, sur un plan formel, à ce que subissent les musulmans du Xinjiang aujourd’hui. Il est facile pour le régime chinois qui ne fait face à aucun contre-pouvoir de déguiser ces séances de rééducation dans des camps fermés qui s’apparentent en tous points à des prisons, en séances de « formation » volontaire.

L’extrémisme religieux est présenté comme une « pollution » ou une « maladie » dont les citoyens chinois doivent se « guérir » ou se « purifier ». Ce vocabulaire est lui-même religieux, et on assiste en quelque sorte au Xinjiang aujourd’hui à une guerre des religions : la religion politique chinoise contre l’Islam radical dans ses versions paisibles et belliqueuses, le Parti ne faisant pas dans la nuance et pratiquant l’amalgame sans état d’âme. Le problème est que les chances n’y sont pas égales : entre logiciels de reconnaissance faciale, drones de surveillance maquillés en innocentes colombes, système de notation et d’évaluation des citoyens, caméras et micros installés dans les lieux de cultes, et bien d’autres merveilleux gadgets encore, Pékin dispose de moyens technologiques (mais aussi financier et humains) de surveiller et punir sa population musulmane qui sont sans doute sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. En outre, la situation des musulmans au Xinjiang semble laisser de marbre les associations confessionnelles musulmanes si promptes à s’indigner de « l’islamophobie » supposée des Européens, des Américains ou des Israéliens. Bizarrement, ce sont des ONG et des universitaires occidentaux qui sont en pointe dans la dénonciation du sort qui est fait à cette population, et il faut bien constater qu’il y a de quoi s’indigner. Des villages entiers sont vidés de leurs habitants de sexe masculin, les Ouighours vivant à l’étranger hésitent à rentrer chez eux de peur d’être enlevés et internés de force par la police chinoise. Même les étrangers ne sont pas en sécurité : les Français d’origine ouïghoure sont harcelés et menacés quand ils rendent visite à leur famille, et même lorsqu’ils sont de retour en France, la police continue de les menacer et de les harceler via les réseaux sociaux, parfois en utilisant leur famille restée en Chine, dans une indifférence quasi-générale, en France comme en Chine, il faut bien le dire.