Affaire Tariq Ramadan : la notion d’« emprise » au cœur d’une expertise

Le psychiatre Daniel Zagury, désigné en 2019 par les juges d’instruction pour analyser l’épais dossier judiciaire concernant l’islamologue suisse, a rendu ses conclusions.

L’expertise était attendue depuis longtemps, mais le coronavirus a retardé de plusieurs semaines la remise des conclusions aux différentes parties. Dans l’affaire visant Tariq Ramadan, qui vaut à l’islamologue suisse quatre mises en examen en France pour viol, le psychiatre Daniel Zagury avait été désigné, en 2019, par les juges d’instruction. Avec pour mission de donner son avis, après analyse de l’épais dossier judiciaire, sur la notion d’« emprise » de M. Ramadan sur plusieurs femmes, dont certaines ont porté plainte contre lui. Fin mars et mi-avril, M. Zagury, plus connu pour ses travaux concernant les tueurs en série, a rendu ses conclusions, que Le Monde a pu consulter.

La tâche n’avait rien d’aisé pour ce professionnel réputé. Le phénomène d’emprise, subtil, n’est pas défini dans le code pénal. L’institution judiciaire a parfois du mal à s’emparer de ce concept faisant appel à des notions psychologiques, voire psychiatriques. Pour les magistrats instructeurs, il s’agissait d’éclairer certaines zones obscures du dossier et les ambivalences observées dans les relations entre M. Ramadan et ses accusatrices. Comment telle plaignante a-t-elle pu envoyer des dizaines de messages à caractère sexuel, après leur unique rencontre, à celui qu’elle accuse de l’avoir violée ? Pourquoi telle autre lui a écrit que sa peau lui manquait au lendemain du viol qu’elle dit avoir subi ? L’expertise demandée à M. Zagury devait tenter de répondre à ces questions et contradictions laissées en suspens malgré les auditions, depuis plus de deux ans, des différentes plaignantes comme du mis en cause.

Dans ses conclusions, Daniel Zagury définit d’abord l’emprise comme « un ensemble de mécanismes et de processus qui permettent à un psychisme d’exercer tout pouvoir sur un autre psychisme, à son bénéfice, et sans tenir compte du désir propre de l’autre ». Selon lui, cette notion a en partie marqué les relations que l’intellectuel musulman entretenait avec ces femmes. Souvent fragilisées avant la rencontre, elles ont toutes éprouvé à un moment, à des degrés divers, une forme d’admiration, d’idéalisation ou de fascination pour l’intellectuel musulman. Mais l’expert tient à bien distinguer les différents cas. Il souligne au passage que ces relations ne sauraient être réduites uniquement au phénomène d’emprise.

·        Henda Ayari

L’ancienne salafiste devenue militante féministe est la première à avoir porté plainte contre l’islamologue, le 20 octobre 2017, pour un viol qui aurait eu lieu au printemps 2012. A l’automne 2012, elle avait envoyé à M. Ramadan de nombreux messages d’amour, de colère, de haine ou à caractère sexuel. Daniel Zagury relève dans son cas le « maintien d’un lien érotisé qu’elle explicite comme le seul moyen de ne pas renoncer définitivement à ses espérances grandioses, mais aussi à l’inverse, comme la seule façon d’entrevoir une vengeance contre Tariq Ramadan sur son propre terrain ».

L’expert estime que la notion d’emprise n’est pas étrangère à cette relation. « Elle éclaire essentiellement la face postérieure aux faits, écrit-il, rendant compte de l’ambivalence des sentiments et réactions et de la persistance du lien dans la durée. Pour la phase antérieure, il convient de considérer également l’intensité des sentiments amoureux qui l’ont amenée à consentir à une relation sexuelle. Ce à quoi elle n’a pas consenti, c’est aux actes qu’elle décrit comme un mélange d’extrême violence et d’absence de considération pour son propre désir et sa dignité. »

·        « Christelle »

Le psychiatre reprend mot pour mot cette dernière phrase, sur les actes sexuels non consentis, au sujet de la deuxième plaignante, « Christelle ». Daniel Zagury constate qu’« elle a consenti à une rencontre sexuelle et amoureuse » dans un hôtel de Lyon, en octobre 2009. « Elle a éprouvé après les faits un sentiment de culpabilité lié à l’idée de l’avoir déçu », note-t-il, puis « est entrée ultérieurement dans une phase de dépit et de ressentiment, après un déroulement de la rencontre sexuelle marquée par des actes non consentis, rapportés comme un viol et un déferlement de violences ». Pour M. Zagury, il existait une relation d’emprise « instaurée par Tariq Ramadan », même s’il estime que cette notion « éclaire essentiellement la phase postérieure aux faits ».

·        Mounia Rabbouj

Troisième femme à avoir porté plainte, en mars 2018, Mounia Rabbouj « a totalement consenti à une relation amoureuse » et « à une relation érotique après la première rencontre », écrit Daniel Zagury. « Elle paraît s’être prêtée aux exigences sexuelles de Tariq Ramadan, du fait de la force de ses sentiments et de son attraction, même si la violence de ses conduites ne correspondait pas à ses attentes de femme amoureuse. Dans l’après-coup, sa protestation concerne essentiellement sa dignité bafouée. Si l’emprise exercée par Tariq Ramadan éclaire une partie de la relation, il n’apparaît pas possible de considérer qu’elle en est le seul ressort. » Contrairement aux deux premières plaignantes, le cas de Mounia Rabbouj n’a pas valu à Tariq Ramadan de mise en examen, à ce jour.

·        Les autres plaignantes

  1. Zagury souligne que la quatrième plaignante, qui s’est fait appeler « Elvira » dans les médias, et dont la version des faits a été contredite par les investigations, ne s’est jamais rendue à sa convocation. Il a donc rédigé un certificat de carence à son sujet.

La cinquième plaignante, qui a rencontré M. Ramadan dans un hôtel parisien en mars 2016, « est celle, écrit-il, dont la flambée amoureuse et érotique pour Tariq Ramadan a le plus vite cédé devant le constat d’une relation physique ressenti comme un viol moral et décrit comme une suite unilatérale de violences dans un climat de peur intense, lui interdisant de formuler clairement son refus par le geste ou la parole ». Pour une sixième femme, l’expert écarte la dimension d’emprise, mais retient un « transfert de type paternel ».

Joints par Le Monde, les avocats de Tariq Ramadan, Mes Nabila Asmane et Ouadie Elhamamouchi, tout en critiquant un travail qui « souffre clairement de rigueur scientifique », jugent cette expertise « peu concluante pour les plaignantes ». Pour eux, elle « met en exergue des phénomènes de mécanisme amoureux, des jeux érotiques entretenus, des actes de soumission volontaire et des échanges très crus ». « Ce rapport, qui se voulait une bouée de sauvetage pour les plaignantes, se révèle plutôt pour elles un boulet », concluent-ils.

MEric Morain, avocat de « Christelle » et de Mounia Rabbouj, y voit au contraire « un complément précieux et nécessaire des explications jusqu’ici apportées par les plaignantes », qui, estime-t-il, « ont été conditionnées ». « La contrainte est reconnue », commente MJonas Haddad, l’un des avocats de Henda Ayari. MLaure Heinich, conseil de la cinquième plaignante, considère que l’expertise montre « la perte de sens ressentie » par ces femmes. Sa cliente, ajoute-t-elle, a « consenti à une relation sexuelle qui a tourné dans une violence telle qu’elle n’était plus en mesure de s’y opposer. L’absence de sens et la perte de repères qui a suivi ont été exacerbées par le fait qu’elle était sous emprise ».

Loin de constituer un tournant dans ce dossier où tous les protagonistes ont déjà été entendus, l’expertise fige encore un peu plus des positions antagonistes. Parties civiles et mis en cause pourront désormais piocher dans les mots de Daniel Zagury pour nourrir leurs désaccords.

source :

Le Monde

Par Yann Bouchez

20 mai 2020

 

https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/20/affaire-ramadan-la-notion-d-emprise-au-c-ur-d-une-expertise_6040186_3224.html

 

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