Les parents désarmés face à la génération gothique
Delphine de Mallevoüe
Françoise a un bon poste dans l’administration. Au ministère de la Défense, exactement. Une vie rangée de mère de famille, installée dans une banlieue parisienne tranquille. C’était préférable pour élever les deux enfants, pensait-elle. Comme le choix de l’école privée catholique, dans laquelle ils sont depuis tout-petits.
 
Comment se douter que cette architecture familiale classique serait ébranlée par le style gothique que Cédric, le cadet de 18 ans, impose à la maison depuis deux ans ? L’adolescent au teint blafard ne s’habille plus qu’en noir, de jupe en cape, se maquille à outrance, met du vernis noir sur ses ongles, se «pierce», se cloute et se sangle à grand renfort de bijoux et accessoires et, à l’occasion, se scarifie. A l’image de son héros le chanteur Marilyn Manson, emblème médiatique du mouvement gothique. «C’est en écoutant ce chanteur et sa musique ultraviolente que Cédric a commencé à devenir comme ça», se désole Françoise. Elle n’en revient toujours pas, «un garçon pourtant si sensible…»
 
Incompréhension, difficulté de dialogue, angoisse, questionnement… Pas facile de vivre avec un gothique sous son toit, même si Cédric n’appartient pas à la forme la plus dure du mouvement gothique. En dehors de sa fascination pour le morbide et de son look, on ne relève chez lui aucune de ces manifestations dangereuses qui caractérisent d’autres gothiques : automutilation, tentatives de suicide, rites de magie, etc. Car il y a autant d’attitudes que de sous-courants dans le mouvement gothique : les satanogothiques, les médiévaux, les vampiristes, les satanistes, etc.
 
«C’est une nébuleuse où il y a mille catégories et mille nuances, commente Paul Ariès, chercheur en sciences politiques à l’université de Lyon-II, auteur d’un récent ouvrage (*) sur le sujet. On peut toutefois tirer une grande généralité : les gothiques n’ont rien à voir avec les mouvements sataniques et lucifériens. C’est un fantasme qu’il faut faire tomber.» Selon lui, s’il y a bien l’utilisation de croix renversées, d’étoiles sataniques et de références à l’Antéchrist, il ne s’agit que d’un jeu, «dans une démarche esthétique et de protestation». Pour résumer, l’esprit gothique consiste à prendre l’exact opposé de tout ce qui est en vogue (musique, vêtements, idées…).
 
Les gothiques – ou plutôt les «goths» – sont généralement issus de la classe moyenne supérieure. A l’instar d’Alice, une copine de Cédric, dont la mère est avocat, ou de Julie dont la mère est juge au TGI de Paris. Il est vrai que les vêtements et accessoires gothiques ne sont pas à la portée de tous. «Il y a plus de chance de trouver des gothiques à Neuilly que dans le 9-3 !», relève Paul Ariès. De là à les trouver dans les châteaux… Eh bien si ! Une fois l’an, vers la mi-juillet, les gothiques se réunissent pour un énorme pique-nique autour du Grand Canal du château de Versailles, à l’ombre des grands arbres pour ne pas compromettre la mortelle pâleur de leur teint.
 
Dès les premiers changements de son fils, Françoise, en mère inquiète, s’est renseignée sur Internet. Elle s’est même rendue dans les boutiques gothiques que fréquente Cédric dans le quartier des Halles à Paris. «Quand j’ai vu cet univers, ces soirées dans les caves, ces pique-niques dans les cimetières, ces automutilations et autres dérives en tout genre, alors là mes craintes se sont renforcées», raconte-t-elle. Une inquiétude qui s’est accentuée quand elle a appris que les gothiques étaient considérés comme un mouvement sectaire. Ils ont été épinglés dans le dernier rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
 
Tout cela semble passer au-dessus des oreilles de Cédric, qui dit être «goth» «juste pour l’esthétisme, l’extravagance et la provocation». En revanche, il est interloqué par la décision de son lycée catholique de le renvoyer. Motif ? «Mon style vestimentaire n’est pas correct ! Au bout de deux ans, c’est maintenant que ça les gêne…»
Laissé à la libre appréciation des chefs d’établissement, la tolérance du look gothique varie d’un lycée à l’autre. Marie-Ange Henry, proviseur du lycée Jules-Ferry, dans le IXe arrondissement de Paris, refuse l’accès de l’établissement aux «goths» trop «décorés». «Question de bienséance, tranche-t-elle. Et de sécurité, car tous leurs clous et leurs piques sont dangereux.»
 
Le parcours scolaire des gothiques se distingue peu de celui des autres. Mais leur nombre étant en forte hausse depuis dix ans, ils ne passent plus inaperçus dans les lycées et sur les campus. Les bars et boutiques spécialisés fleurissent partout en France. «Cette croissance s’explique par la résurgence des fantasmes archaïques, du tribalisme et du goût pour le magique : jeux de rôle, théories du complot, surnaturel, souligne Paul Ariès. Nos enfants sont orphelins de l’utopie. L’incapacité de notre monde à les faire rêver leur donne un goût pour les cauchemars et les penchants morbides.» Pour l’universitaire, devenir gothique «c’est se bricoler une identité, céder à une idéologie prête à l’emploi. Ce sont plus des enfants en souffrance que de dangereux énergumènes.» Une souffrance qu’ils peuvent parfois retourner contre eux-mêmes. «Il faut rester très vigilant», prévient Paul Ariès.
Ne voyant l’avenir qu’en noir, Cédric, lui, n’attend qu’une chose : devenir médecin légiste.
(*) Satanisme et vampirisme, le livre noir, éditions Golias, novembre 2004.