Version intégrale de l’entretien accordé le 31 mars 2006 au Figaro-Magazine par Monseigneur Javier Echevarria, évêque de Cilibia et Prélat en chef de l’Opus Dei, à la villa Tevere, quartier général de l’Oeuvre de Dieu à Rome.

En quoi le statut -à ce jour unique- de prélature personnelle accordée à l’Opus Dei sert-il l’Eglise ? Lui permet-il notamment d’être mieux informée sur l’évolution de la société laïque en général, et sur la communauté des catholiques en particulier ?

L’Opus Dei est certes à ce jour la seule prélature personnelle au sens strict. Mais il y a dans l’Eglise d’autres circonscriptions qui sont équivalentes aux plans théologique et canonique ; je pense aux diocèses aux Armées ou à la prélature de la Mission de France, par exemple. Il s’agit de structures qui ne prennent pas la notion géographique comme unique critère de compétence de juridiction, d’où l’adjectif « personnel ».

Le statut actuel, définitif, de l’Opus Dei, correspond exactement à sa nature (1). Lorsque votre identité est clairement définie, nul doute que vous êtes plus facilement utile aux autres, qui savent qui vous êtes et ce pourquoi vous existez. Lorsqu’un costume vous va bien et que vous êtes à l’aise, c’est mieux pour tout le monde.

Ainsi les fidèles de la prélature vivent au milieu du monde où ils se trouvent, université, bureau, lieux de vacances. Ils essaient de bien travailler, chacun dans sa profession. Ce sont des hommes et des femmes qui sont avocats, médecins, journalistes, artistes, ouvriers, agriculteurs, musiciens, militaires, enseignants. Il y a un livre dont certains disent qu’il a marqué l’histoire religieuse de votre pays : France, pays de mission. Eh bien, chaque ambiance professionnelle est un lieu d’évangélisation ! Chaque travail est vraiment une occasion de rencontre avec Dieu, comme l’a affirmé dès 1928 saint Josémaria Escriva : le moyen d’aimer Dieu et de mieux comprendre ceux qui nous entourent, de participer à l’œuvre de la création et de la rédemption par le travail

Mais comment définiriez-vous l’apport spécifique de l’Opus Dei à l’Eglise ?

D’abord l’Opus Dei, vieux et nouveau comme l’Evangile, disait saint Josémaria, diffuse un message : Dieu appelle tous les hommes et toutes les femmes à l’aimer et à aimer leurs prochains, c’est-à-dire à la sainteté et à l’apostolat, dans la vie de tous les jours. Non pas malgré le travail, mais par le travail, dans un monde où, comme image de Dieu, l’on coopère avec lui. C’est une aventure d’amour, en quelque sorte. Ensuite, l’Opus Dei offre son aide pour répondre à cet appel divin ; la prélature propose ainsi des activités de formation chrétienne et la possibilité d’un accompagnement spirituel personnalisé, à la fois exigeant et adapté à la vie ordinaire. Toute cette histoire divine et humaine à la fois, dans l’imitation de Jésus-Christ, se fonde sur la confiance dans la paternité amoureuse de Dieu, sur la foi dans le Christ ressuscité, sur l’action de l’Esprit Saint aujourd’hui, maintenant, dans chaque âme.

L’Opus Dei, au sein de l’Eglise, comme une partie de peuple de Dieu, tâche donc de remplir cette mission. C’est une sorte d’école de formation permanente pour que les gens de la rue rencontrent Dieu dans leur vie ordinaire et qu’ils fassent partager la joie de cette rencontre à leurs collègues, à leurs amis, à leurs connaissances.

En investissant beaucoup dans les écoles, les universités et les centres de formation, l’Opus Dei a pris un peu la place qu’occupaient autrefois les Jésuites dans l’enseignement. Avec pour différence que les jeunes formés par elle ont la possibilité d’en devenir membres par la suite : que répondez-vous à ceux qui assimilent cela à de l’endoctrinement ?

Au sein de l’Eglise il y a différents charismes et ils s’enrichissent mutuellement pour le bien de tous, prêtres et laïcs, diocèses, réalités les plus variées ; tous sont utiles et complémentaires, et il y a de la place pour tout le monde, dans le respect des sensibilités de chacun. Les centres d’enseignements dont vous parlez naissent un peu comme des champignons, à l’initiative et sous la responsabilité de personnes concrètes, en général d’ailleurs ce sont des parents d’élèves, car ils sont les premiers intéressés par l’éducation de la jeunesse. L’Opus Dei n’investit pas ici, mais plutôt respecte la liberté des gens dans leur vie en société.

Toute personne qui a atteint la majorité a la possibilité virtuelle d’appartenir à l’Opus Dei. Il suffit de s’y sentir attiré pour des raisons spirituelles, désintéressées, et de vérifier que l’on s’y épanouit effectivement. Evidemment, une rencontre personnelle est pour cela nécessaire, ce genre de chose ne se fait pas par télépathie. Le mot recrutement convient à l’Armée ou à des entreprises, pas à une réalité ecclésiale comme l’Opus Dei. Le but de l’Opus Dei, comme celui de l’Eglise, n’est pas de grandir constamment, mais de prolonger la présence du Christ dans le monde, de servir les âmes, jusqu’à ce que Notre Seigneur revienne. Naturellement, cela comporte la diffusion du message chrétien, en particulier de l’appel que Dieu adresse à chacun dans sa vie ordinaire. Bien entendu l’Opus Dei est apostolique, mais parce que, étant une partie de l’Eglise, elle remonte jusqu’aux premiers disciples du Christ qui furent « envoyés ». Une Eglise qui ne serait pas missionnaire serait un cadavre. Malheur à moi, disait Saint-Paul, si je n’annonçais pas l’Evangile (cf. 1 Co 9, 16) ! C’est pourquoi le concile Vatican II, puis Paul VI dans son exhortation Evangelii nuntiandi, enfin Jean-Paul II avec Redemptoris missio, ont rappelé le nécessaire engagement chrétien dans l’annonce de l’Evangile. Jésus invitait clairement ceux qu’il rencontrait par des mots sans équivoque : « Suis-moi ». D’ailleurs, ce fut parfois en vain, comme dans le cas du jeune homme riche ; pourtant, le Christ ne s’est pas abstenu de l’inviter à le suivre (cf. Lc 18, 22). Saint-Paul enseigne que la foi vient de la prédication (cf. Rm 10, 17), pas seulement d’un témoignage de vie, même si celui-ci est un préalable nécessaire.

L’Opus Dei propose des idéaux élevés, aujourd’hui dans une société qui n’est plus chrétienne, et j’espère que la prélature continuera toujours de le faire. Un minimum d’esprit rebelle, le goût de l’indépendance sont donc requis, mais aussi la générosité de qui aspire à faire quelque chose pour les autres. L’Eglise par conséquent, et l’Opus Dei en son sein, comme une toute petite partie de l’Eglise, et à la suite du Christ, parle aux jeunes. C’est même plutôt Jésus lui-même qui parle à chacun. Evidemment, un engagement dans l’Opus Dei suppose un long itinéraire de connaissance mutuelle, beaucoup de temps, pour la réalisation d’une initiative qui est toujours personnelle et unique, comme chaque personne aux yeux de Dieu. La réponse de chacun est libre, mais on ne peut répondre si aucune question n’a été posée, et le fait de poser la question d’un projet de vie s’inscrit dans le cadre de la charité : faire quelque chose de sa vie, quelque chose d’utile pour les autres.
Pourquoi s’étonner de cela, à une époque où toutes les organisations humaines font un prosélytisme, d’ailleurs trop souvent excessif ou lassant. Songez au marketing, aux campagnes publicitaires, aux opérations de sensibilisation à un problème de société, qu’il s’agisse de recruter pour certains métiers, de gagner des parts de marché, d’augmenter le nombre d’abonnés à un journal ou de les fidéliser, de décourager les fumeurs ou de forcer à la prudence sur la route, pour ne pas mentionner d’autres aspects, parfois de véritables harcèlements, beaucoup moins innocents.
Beaucoup de gens, ne fût-ce que par une humilité mal comprise, n’oseraient pas se poser la question de la rencontre avec Dieu dans le travail et dans la vie ordinaire, si personne ne leur ouvrait des perspectives. C’est pour tous que le Christ s’est incarné, pas seulement pour quelques initiés. Voilà un message qui ne peut être caché.

Comment expliquez-vous que l’Opus Dei soit parvenue à réunir plus de 300.000 fidèles au Vatican pour la canonisation de son fondateur alors que ses effectifs officiels ne dépassent pas 85.000 membres ?
Faites le calcul : moins de quatre personnes par fidèle de l’Opus Dei, ce n’est pas si brillant. Des millions de personnes auraient aimé rejoindre cette grande fête, si elles en avaient eu le temps et les moyens. L’immense majorité des personnes qui participent aux activités de formation de l’Opus Dei n’ont aucune relation institutionnelle avec la prélature. Il faut voir deux choses. D’une part le message du fondateur possède une grande force d’attraction pour qui aime la vie avec droiture, le monde, les gens : la plénitude de l’engagement chrétien sans rien faire d’extraordinaire si ce n’est l’amour qui vous anime, jusque dans les choses les plus petites. C’est possible ! D’autre part la grande sympathie qui émane de la personne même de saint Josémaria, sa joie, sa chaleur humaine et sa simplicité, tout cela fait que bien des gens le prient et lisent ses écrits sans même avoir un seul contact avec l’Opus Dei.
La plupart des commentateurs ont remarqué que l’Oeuvre communiquait davantage depuis la sortie du Da Vinci Code il y a trois ans, et cette interview en est d’ailleurs la preuve. Pensez-vous comme eux que plus on en sait sur elle, mieux elle se porte ?

Oui. L’ignorance est toujours un grand mal et l’information un bien. La communication n’est pas un jeu et elle ne souffre pas l’amateurisme. On apprend avec le temps à mieux se faire connaître et aussi à mieux se comprendre soi-même. Il faut un peu de patience dans ce domaine aussi.
Quelle que soit l’autonomie financière des associations gérées par des membres de l’Opus Dei, il devrait être facile, à l’ère de l’informatique, d’en dresser la liste et de calculer le montant des fonds qu’elles brassent. Pourquoi ne pas le faire ? Est-ce pour ne pas accréditer l’idée que l’Opus Dei serait « immensément riche » ? Ou au contraire, parce qu’il est plus utile de le laisser croire ?

L’essentiel est l’initiative libre et responsable qui naît de la base. Quelles sont les associations qui sont gérées par les fidèles de la prélature ? Je ne le sais évidemment pas, et mes collaborateurs non plus. Le concept même n’existe pas à mes yeux, c’est une chimère. En admettant qu’il soit possible de faire le genre de calcul dont vous parlez, on obtiendrait un inventaire hétéroclite. Une pomme plus deux chaises, combien cela fait-il de violons ou de ballons de football ? Quelles sont les associations gérées par les riverains de toutes les avenues dénommées « avenue de la République », ou par ceux qui ont les yeux verts et qui jouent au tennis toutes les semaines ? Que pèse leur ensemble ? Dans la pensée de saint Josémaria Escriva, chaque initiative doit être équilibrée au plan financier, le cas échéant moyennant l’aide de comités de patronages et grâce à des donateurs réguliers. Mais l’Opus Dei n’intervient pas et ne veut pas intervenir, notamment en raison d’un sain principe d’autonomie et de respect des compétences : à chacun son métier, et les vaches seront bien gardées !

Née en Espagne il y a moins de 80 ans, l’Opus Dei est désormais présente sur tous les continents, et presque tous les pays (2). Quels sont ceux où sa présence vous paraît aujourd’hui la plus utile à la mission d’évangélisation qui lui a été confiée ? Pour quelles raisons ?

Le concept d’utilité prend un sens nouveau quand on ne se limite pas aux paramètres purement techniques. La fécondité vient de Dieu. Le Psaume 127 proclame que si Dieu ne construit pas la maison, c’est en vain que les ouvriers travaillent. Le nom même de l’Opus Dei signifie « travail de Dieu ». Je pense que l’Opus Dei sera utile là où il remplira exactement sa mission, là où il sera à sa place. C’est justement ma responsabilité de veiller à cela et je m’y efforce. Je pense à la primauté de la prière, à la sanctification du travail et des occupations ordinaires de la vie courante, donc à la vie toute entière conçue comme une offrande à Dieu et comme un service du prochain. Je pense à l’évangélisation comme l’accomplissement d’une amitié authentique, de personne à personne ; le cœur parle au cœur, aimait à répéter Newmann : toute la personne, intelligence, affection, volonté. L’Opus Dei est utile quand, comme partie de l’Eglise, il aide quelqu’un à retrouver la paix intérieure, dans le pardon de Dieu, dans l’harmonieuse construction de sa personnalité, dans l’acceptation de soi-même. En un mot, quand il fait sentir que Jésus continue de passer tout près de nous et qu’il donne un sens à nos vies. On comprend alors que Josémaria Escriva a pu dire que le bonheur du ciel appartient à ceux qui savent être heureux sur terre. Avec des souffrances, certes, elles sont inévitables, mais pourtant heureux, vraiment heureux.
Notes:
(1) : Le statut de l’Opus Dei a longtemps posé problème car l’Eglise catholique n’en avait aucun autorisant des laïcs à être «membres à part entière» (au même titre que les ecclésiastiques) d’une de ses institutions. Cette difficulté fut partiellement contournée à partir de 1950 par l’octroi du statut «d’institut séculier». Mais le fondateur de l’Oeuvre, Josémaria Escriva de Balaguer, l’estimait très insatisfaisant… ne serait-ce que parce qu’il plaçait l’Opus sous l’autorité des évêques des différents diocèses. Ce fut son successeur à la tête de l’Opus Dei, Monseigneur Alvaro del Portillo, qui obtint finalement de Jean-Paul II, en 1982, l’octroi du double statut de «prélature personnelle» (créé par le concile Vatican II) et de «diocèse universel» ; un statut que Mgr Echevarria qualifie ici de «costume» dans lequel il se sent «très à l’aise».
(2) Les effectifs officiels (hors coopérateurs) sont de 1.800 membres en Afrique, 4.800 en Asie et Océanie (avec une présence plus forte au Japon), 29.400 pour les deux Amériques, et 49.000 en Europe (dont 35.000 pour la seule Espagne, pays d’origine de l’Opus Dei).
Version intégrale de l’entretien accordé le 31 mars 2006 au Figaro-Magazine par Monseigneur Javier Echevarria, évêque de Cilibia et Prélat en chef de l’Opus Dei, à la villa Tevere, quartier général de l’Oeuvre de Dieu à Rome.

le Figaro Véronique Grousset