Alors que la pandémie de Covid-19 a ravivé les théories conspirationnistes, Fabien, Olivier, Dominique et Nicolas nous racontent leur vie d’anciens complotistes, depuis leur entrée dans un monde rempli de certitudes jusqu’à leur réveil douloureux.


Fabien a 20 ans en ce début du mois de septembre 2001. Il vient de quitter sa campagne natale et vadrouille dans une grande ville du sud de la France qu’il connaît à peine. Il « galère », vague de squat en squat, profite de sa liberté de jeune homme. Quand, à quelques milliers de kilomètres de là, les tours jumelles s’effondrent en plein New York, une idée germe insidieusement dans la tête du jeune graphiste, scotché devant sa télévision : et si cet attentat affreux était le fruit d’un complot ?

Fabien s’est posé ce genre de questions pendant dix ans. « C’était comme si le monde ne tournait pas rond. Et puis Internet naissait, on ne savait pas identifier les sources d’information correctement, le debunking (NDLR : vérification de l’information) n’était pas aussi courant », explique-t-il deux décennies plus tard. Son entourage, peuplé de musiciens et de chanteurs, adhérait alors aux mêmes thèses délirantes que lui.

Aujourd’hui « libéré du monde parallèle du complotisme », Fabien en parle comme d’un « fléau de notre temps ». Mais qu’aurait-il fait s’il avait eu 20 ans en 2020 ? Aurait-il, lui aussi, plongé la tête la première dans les mouvances conspirationnistes ravivées par la pandémie de Covid-19 ? Aurait-il été convaincu, comme les partisans de QAnon, de l’existence d’un vaste réseau pédophile et sataniste secret à la main du camp démocrate américain et de ses alliés ? Le quadragénaire frissonne. Dans sa bouche, aucun jugement : « J’étais comme eux. Je ressentais cette même colère, ce besoin de comprendre pourquoi le monde va mal. Moi aussi je cherchais les coupables. »

Les théories complotistes ne sont pas nées avec les réseaux sociaux, le coronavirus ou encore les accusations de fraudes électorales soutenues par Donald Trump. Mais l’année 2020 a été caractérisée par une « fièvre conspirationniste » historique, selon les mots du directeur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt, interrogé récemment par L’Express. Auprès du Parisien, d’anciens complotistes nous racontent leur « vie d’avant », ces années « pas glorieuses » qui les ont profondément marqués. Et comment ils s’en sont sortis.

« C’était comme prendre un rail de cocaïne »

Pour certains, le conspirationnisme est une histoire de famille. « J’ai vécu au milieu de ces complotistes. Ce qui vous paraît fou était ma norme », se souvient Dominique (*), 50 ans. Elle est encore une fillette quand sa mère, au chômage, s’abandonne dans l’astrologie. « On vivait une période difficile, la famille était pauvre, mon père ne trouvait pas de travail non plus. » Dans la petite maison de la campagne périgourdine, cachée au milieu des bois – « presque un cliché », rigole Dominique -, l’enfant est abreuvée de croyances étranges, partagées par quelques amis de sa mère. On lui parle d’un univers rempli de dimensions parallèles, d’êtres de lumière, et elle y croit.

« Ma maman était persuadée de trouver dans ces récits des explications aux difficultés financières du foyer. Mais elle s’est enlisée dans sa quête de vérité alternative. Elle ne s’est jamais arrêtée », analyse la quinquagénaire, aujourd’hui mère de trois enfants. Les parents ont beau retrouver du travail, déménager dans une maison « plus confortable », rien n’y fait. Dans l’esprit de la mère et de la fille, tout fait sens. « Ça ne pose pas de problème de croire que Trump va sauver le monde parce qu’il est le Christ, étant donné que vous croyez déjà que Carla Bruni est une reptilienne, que Macron est sataniste, que Bill Gates et Barack Obama sont des pédophiles… Vous comprenez ? A quoi bon douter ? »

Dominique parle d’une forme d’addiction, comme si une théorie conspirationniste en appelait une autre, indéfiniment. Nicolas (*), bientôt 30 ans, évoque lui une « boulimie d’informations ». Sa journée d’étudiant en droit, il la passe entouré d’une centaine de camarades dans un amphithéâtre des Hauts-de-France. Mais quand sonne la fin des cours, il se rue dans sa chambre pour visionner toujours plus de vidéos, surtout celles d’Alain Soral ou de Dieudonné. Le piège se referme. Jeune, d’origine sociale modeste, il correspond au profil type du complotiste, tel qu’il a été décrit en 2019 par une étude de l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès et l’observatoire Conspiracy Watch. « Ces vidéos, c’était comme prendre un rail de cocaïne », résume Nicolas.

Eux « savent », les autres sont « des moutons »

La bascule vers sa double vie opère en 2011, le jour où un ami lui montre une première vidéo. Un gourou y raconte qu’un calendrier maya a daté la fin du monde au 21 décembre 2012 et que cette forme d’apocalypse marquera le début d’un renouveau, une transformation chez les Terriens. Nicolas est intrigué. Il se met en quête de nouveaux contenus. « Ça n’avait plus de limites. On s’est même mis à croire à la manipulation mentale par les ondes radio ou wi-fi. » Son ami finit par « exploser en plein vol » : il est envoyé en hôpital psychiatrique après « une bouffée délirante aiguë ». L’avertissement est sérieux, mais Nicolas poursuit seul.

Peu à peu, un fossé se creuse entre lui et le reste du monde. D’un côté : ceux qui « savent ». De l’autre : « les moutons », qui ne perçoivent pas les forces occultes à la manœuvre et qui « s’informent » via les médias traditionnels. Pour eux, Nicolas n’éprouve alors que pitié et mépris. Il leur cache néanmoins ce qu’il « sait », car il craint paradoxalement de « passer pour un illuminé ». « Complètement isolé », obsédé par le visionnage chronophage de ses vidéos complotistes, il redoublera trois fois à l’université.

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Cette solitude propre aux « élus », Dominique en a elle aussi fait les frais dans sa petite maison en Dordogne. A 13 ans, elle n’a vécu entourée que d’adultes. La jeune fille souffre de problèmes de sommeil depuis qu’un ami de sa mère lui a raconté avoir « invoqué l’âme d’un mort ». A 15 ans, l’adolescente se met à tirer les cartes dans sa chambre où elle ne reçoit que très peu. Pour son père, « un pragmatique », c’en est trop. Il ne supporte plus les errances de son épouse, son influence sur leur fille, et met le feu à son livre d’astrologie. Le couple finira pas divorcer.

Mais la jeune femme suit le chemin de sa mère, qui lui répète : « Accroche-toi, la fin du monde approche, une nouvelle ère arrive. » Pourtant, rien ne vient, ni en 2000, encore moins en 2012. « Ma maman et ses amis trouvaient des parades en affirmant que quelque chose s’était bien produit dans une autre dimension », soupire la quinquagénaire.

« Des vaccins pour nous empoisonner »

Sa vie d’adulte entamée, Dominique ne rompt toujours pas avec les croyances qui l’ont façonnée. Elle laisse de côté la rigueur scientifique qu’elle a apprise à l’université, lors de ses études d’archéologie et d’histoire de l’art, et se tourne vers les « soins énergétiques ». La jeune femme devient « maître reiki », persuadée qu’elle a le don de soigner les douleurs par simple apposition de ses mains. Cette pratique, critiquée par la communauté scientifique, a fait l’objet d’alertes de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) dès 2017.

Fin février, l’organisme a justement consacré un rapport à la forte augmentation du nombre de dérives sectaires liées aux « questions de santé, de bien-être ou de médecines alternatives » depuis la crise sanitaire. Pseudo-thérapies, jeûnes extrêmes, mouvement anti-vaccins… Olivier, militant associatif de 38 ans et « ancien complotiste léger », baignait encore dedans il y a quelques années. « Je travaillais dans un mouvement écolo qui flirtait avec le new age, les médecines douces, le soin par les pierres… Bien sûr, on était aussi persuadé que les laboratoires pharmaceutiques nous voulaient du mal, que leurs vaccins nous empoisonnaient », souffle-t-il.

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Une erreur de diagnostic l’a amené à se méfier des professionnels de santé. Alors qu’il a 12 ans, il déclare une adrénomyéloneuropathie, une maladie proche de la sclérose en plaques. Les médecins lui donnent deux ans d’espérance de vie. « Mais ils s’étaient trompés puisque je suis là aujourd’hui », sourit Olivier, aujourd’hui en fauteuil roulant. « En fait, ils m’ont diagnostiqué la forme enfant alors que, heureusement, j’avais la forme adulte qui elle n’est pas mortelle », explique-t-il. Quand il apprend cette erreur, « la confiance est rompue ».

Une rupture violente mais libératrice

Comment ont-ils remis en question leurs certitudes ? Pourquoi, un jour, cesser de croire que le monde nous ment ? Chez Olivier, l’élément déclencheur se noue au gré d’une discussion avec un proche, étudiant en médecine. Le militant associatif déverse alors sa haine contre les laboratoires pharmaceutiques et « leurs poisons qu’ils voudraient nous injecter ». Étonné, son ami lui parle du ratio bénéfices risques des vaccins. « Son ton était tellement simple et détaché, il ne cherchait même pas à me convaincre, se souvient Olivier. Je me suis senti terriblement con. Con d’avoir donné ma confiance à des gens qui ne la méritait pas. »

Dominique, elle, voit son monde « bouleversé » lorsqu’elle tombe gravement malade. Ses chakras « ne sont pas assez ouverts », elle « ne lâche pas suffisamment prise », lui assènent les pseudo-soignants qu’elle interroge. Pire, on lui dit que « ses pensées négatives » l’empêchent de guérir. En 2018, après plusieurs années de douleur, elle se résout enfin à consulter un médecin, un vrai. Sa maladie a un nom : Dominique est atteinte d’une encéphalomyélite myalgique, appelée aussi syndrome de fatigue chronique. Des solutions existent pour soulager ses symptômes. Surtout, « ce n’est pas de sa faute », lui répètent les professionnels de santé, « contrairement à tout ce que les gens de mon milieu m’avaient assuré ».

« Petit à petit, je me suis rendu compte que j’avais été élevée dans une secte », se souvient Dominique. Epaulée par une médecin-psychanalyste, elle réussit à couper les ponts avec une grande partie de son entourage. Une rupture « violente », mais aussi « libératrice ». La quinquagénaire ose la comparaison avec d’anciens djihadistes « qui doivent suivre des programmes de déradicalisation ». D’un coup, « vous ouvrez les yeux et c’est tout votre système de pensée qui est à démonter », explique-t-elle. « C’est une sacrée aventure. »

Des batailles à mener

Nicolas date sa prise de conscience à l’année 2015, quand son colocataire le met au défi d’analyser les vidéos complotistes qu’il regarde à longueur de journée. Pour le jeune homme, c’est un déclic. Ces musiques angoissantes, les mêmes boucs émissaires – la finance, les juifs, la religion -, des « dialogues qui survolent certains faits afin de mieux les tordre », des témoignages sortis de leur contexte… L’évidence lui saute au visage.

Le processus est douloureux. Certains matins, Nicolas s’effondre. Il en veut à son ami de lui avoir montré quatre ans plus tôt cette vidéo du gourou et du calendrier maya, d’avoir « perdu autant de temps ». Le choc des attentats du 13-Novembre 2015 achève de le convaincre. « Ces événements ont été un révélateur que le complotisme, dans sa forme la plus extrême, mène à ce genre d’attaques, développe-t-il. Bien sûr, le fait d’adhérer à ces théories ne fait pas de vous un terroriste, mais elles participent à créer la confusion dans les esprits et mieux diviser les communautés. »

Devenu juriste, Nicolas a entrepris de partager son expérience. Après avoir consacré son mémoire de fin d’études au complotisme – une manière pour lui « d’affronter ce qu’il a été » -, il mène désormais des séances de sensibilisation aux « mécanismes du conspirationnisme » auprès des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance. Pour que « d’autres ne tombent pas dans le même piège ».

source : Par Juliette Pousson Le 14 mars 2021 à 12h01

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