De nouvelles croyances ont chassé les anciennes. Aujourd’hui, sauf exception, c’est moins les religions qui menacent nos libertés que des «croyances contemporaines déguisées en savoirs». Ainsi, la science, les techniques, la publicité, l’économie, les médias… sont devenus de véritables idoles. Ces «nouveaux cléricalismes» tablent désormais sur leurs «prêtres» et «diacres», dont les discours sont assénés et reçus sans aucun esprit critique, comme parole d’Évangile, soutient l’écrivain et journaliste Jean-Claude Guillebaud dans son ouvrage le plus récent, La Force de conviction, publié récemment aux Éditions du Seuil. Un essai brillant dans lequel l’auteur de La Tyrannie du plaisir et du Goût de l’avenir poursuit son travail de décryptage du monde contemporain.

«J’essaie de traiter dans ce livre de cet étrange phénomène dans nos sociétés modernes que sont ces croyances qui se déguisent en savoirs, de le mettre un peu à plat. On est un peu comme dans un bal masqué. Le discours dominant dit: "Les croyances c’est quelque chose d’archaïque, maintenant ce qui compte c’est le savoir." Le savoir de l’économie, le savoir de la technique, le savoir transgénique… Le fait de donner à ces secteurs-là le statut de savoir, ça leur permet de toiser avec un brin de condescendance les croyances et de les considérer comme des choses vétustes. Mais ce n’est qu’un mensonge, un subterfuge», affirme Jean-Claude Guillebaud, qui était de passage au Québec il y a quelques semaines pour présenter son nouvel essai.

Par exemple, ajoute-t-il, dans l’économie il y a autant de croyances, voire de superstitions, que dans le religieux. On veut nous faire croire que l’économie politique est une science, comme les mathématiques, à laquelle il faut obéir parce que 2+2 = 4.

«C’est idiot de penser ça! L’économie politique, y compris le libéralisme, au regard de ses fondateurs, dont Adam Smith… c’est d’abord un choix éthique. On choisit une option économique pour aboutir à un résultat précis concernant l’homme. Ce n’est pas un processus sans sujet, ni une mécanique», rappelle-t-il.

Le même raisonnement peut être fait aussi à propos de la technique. Chaque technique est conçue en fonction de plusieurs préalables: pourquoi configurer un objet technique de telle ou telle façon? Parce qu’on lui a incorporé au départ des choix éthiques, des choix politiques, des choix sociaux, note-t-il. Pourquoi veut-on faire un téléphone portable qui permet d’obéir à telle fonction? Parce qu’on aura préalablement pris des décisions qui relèvent de la croyance, du choix politique.

«Toute technique contient en elle-même une part de croyance. Elle n’est pas pure objectivité. Ça veut dire aussi que face à la technique l’homme n’est pas assigné à la soumission. Il est assigné à la réaction critique. Nous sommes environnés de savoirs qui sont de faux savoirs, qui ne sont que des croyances déguisées en savoir, renchérit-il. Si nous voulons vraiment faire un effort de résistance aux dogmatismes, il faudra aussi affronter ces "nouveaux cléricalismes" et pas seulement celui des rabbins, des curés, des imams…»

Troublante jeunesse

Pour Jean-Claude Guillebaud, les répercussions sur la jeunesse de ces «nouvelles croyances» inéluctables sont délétères. Aujourd’hui, les jeunes ont perdu leurs repères. Ils ont coupé le fil de la transmission.

«Nous voyons apparaître une génération de jeunes qui sont à la fois plus libres qu’aucun individu ne l’a jamais été face à toutes les croyances possibles, à toutes les options de vie. Cette liberté, cette autonomie, c’est une conquête formidable. Je n’ai pas du tout envie de la remettre en question. Mais, en même temps, les jeunes d’aujourd’hui sont littéralement perdus parce qu’on ne leur a pas transmis une culture religieuse, quitte à ce qu’ils se révoltent contre elle, mais qu’ils aient au moins un rapport dialectique avec cette transmission. On ne leur a pas transmis non plus une culture ouvrière, parce que celle-ci a disparu dans nos sociétés, ni une culture régionale… On ne leur a transmis qu’une espèce d’accumulation du savoir. Et, ils sont aujourd’hui face à leur propre liberté dans un état de désarroi. Ils n’ont plus de repères, ni de mémoire, ni de culture- une culture religieuse par exemple. Dans un tel état de vacuité, ils deviennent alors les proies toutes désignées pour toutes les superstitions, toutes les croyances idolâtres, les plus folles, parce qu’ils n’ont plus de moyens de défense.»

Ainsi, ces jeunes désarçonnés seront capables demain de s’enthousiasmer pour Raël, pour le paranormal, et même pour les fantômes. Le succès fulgurant qu’a connu en France et en Europe la télésérie américaine X Files est, selon lui, symptomatique de ce phénomène. Sur le fond, insiste-t-il, cette série est «grotesque, ridicule». Elle fait penser aux tables tournantes au XIXe siècle, à l’occultisme, aux sociétés de théosophie… Mais, en même temps, comme c’est présenté sous une enveloppe très moderne, ce genre d’idolâtrie archaïque fait retour, et les jeunes tombent dans le panneau.

«Quand on fait des sondages auprès des lycéens et qu’on s’aperçoit qu’ils sont une majorité à croire aux fantômes, on se demande alors si on a bien eu raison de les couper des grandes traditions monothéistes qu’on pouvait critiquer, qu’on contestait, mais qui au moins charriaient avec elles des siècles de commentaires, d’interprétations, de débats… En chassant le religieux institutionnel, on a favorisé le retour des idoles. Moi, je crois que les idoles peuvent être demain encore plus meurtrières que l’était le religieux, y compris sous ses formes pathologiques. Il n’y a qu’à voir le type de croyances auxquelles sont capables d’adhérer aujourd’hui les jeunes. C’est troublant!»

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LA FORCE DE CONVICTION

Jean-Claude Guillebaud

Éditions du Seuil, 2005, 390 pages