Ce style, qui séduit de plus en plus d’adolescents, est aujourd’hui plus qu’une mode. Mais ses dérives morbides et sataniques peuvent s’avérer dangereuses

«Notre petite-fille nous inquiète beaucoup. Elle se réfère à la pensée "gothique". Elle affiche un goût prononcé pour la couleur noire, mais aussi pour la mort, le morbide… Nous avons peur pour sa santé mentale. Comment l’aider ? », s’inquiète un grand-père, à Dijon. Le teint blafard, vêtus de noir de haut en bas, les adolescents gothiques arborent souvent un maquillage outrancier, un vernis à ongles sombre, de nombreux piercings, des bracelets cloutés, des bagues à pointe et croix renversées… Leurs chambres sont fréquemment recouvertes de posters sanguinolents. Ils écoutent volontiers un rock caverneux, souvent incompréhensible pour les non-initiés. De quoi terrifier leur entourage, et en premier lieu leur famille.

Derrière cette apparence macabre, les conduites varient d’un jeune à l’autre : si certains ne font qu’adopter une apparence vestimentaire funèbre, d’autres n’hésitent pas à se scarifier, voire à se rapprocher dangereusement du culte de Satan. C’est ainsi à tort qu’on parle de « style gothique » comme on parlerait de la dernière mode. Car on ne joue pas sans risques avec ces symboles. Et si la grande majorité des jeunes sait garder une distance raisonnable vis-à-vis du morbide, les plus fragiles courent parfois de vrais dangers.

Sociologues et pouvoirs publics s’avouent dans l’incapacité de chiffrer la population des « gothiques ». Il n’empêche, depuis cinq ans, les établissements scolaires en accueillent de plus en plus. En 2004, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) décidait donc de consacrer un rapport au sujet. Les directeurs d’école, de leur côté, sont toujours plus nombreux à demander l’intervention de spécialistes de la question pour mettre en garde leurs élèves. Et l’enseignement privé n’échappe pas au phénomène. « Le gothisme est aussi présent chez les jeunes issus de milieux catholiques, assure Benoît Domergue, prêtre et auteur de Culture jeune et ésotérisme. Certains adolescents estiment se démarquer d’autant plus de leurs parents croyants qu’ils en prennent le parfait contre-pied, en valorisant leurs tendances mortifères. »

Leurs références culturelles vont au-delà de la simple mode

Les « gothiques », en effet, sont pour la plupart athées et leur esthétique fait écho à un état d’esprit sombre et désespéré. Inspirés du « romantisme noir », ils sont en général obsédés par les problèmes existentiels, certains allant jusqu’à considérer la mort comme une libération. Rien d’étonnant à ce que, musicalement, les chansons souvent dérangeantes de Marilyn Manson, Virgin Prunes ou Christian Death les attirent. Dans cette variante extrême du rock, les paroles sont souvent hurlées et les mises en scène ont pour but de choquer.

Pochettes de CD et affiches de concert vont parfois jusqu’à montrer les artistes arborant fièrement les cicatrices de leurs mutilations. En littérature, Dracula et Frankenstein, mais aussi Baudelaire et son spleen, sont leurs références. Au plan politique, ces jeunes ne revendiquent aucun message spécifique. « Ils se retrouvent autour de goûts communs et non autour d’une idéologie, constate Antoine Durafour, enseignant et auteur de Milieu gothique. Leurs références esthétiques, culturelles ou vestimentaires vont cependant au-delà de la simple mode, car ils leur accordent une importance centrale dans leur construction identitaire. »

Comment comprendre que l’on soit séduit par cet univers ? À l’instar d’autres conduites dites marginales, le « gothisme » donne l’occasion à certains jeunes de s’opposer au modèle parental, jugé conformiste, de se démarquer de la culture dominante. Il fait aussi écho au mal-être de certains d’entre eux. « Je suis devenue ”gothique” il y a trois ans, au moment où je traversais une période difficile sentimentalement, explique Mathilde, 17 ans. J’ai été séduite par leur vision du monde. En m’habillant de manière morbide, j’ai eu l’impression que j’exprimais enfin ma souffrance intérieure. »

Leur apparence peut en effrayer plus d’un. Ils sont en fait rarement violents envers les autres et se révèlent même plutôt sensibles. En revanche, il leur arrive d’être violents envers eux-mêmes. Parfois de manière dramatique.
« Il peut y avoir des personnes déviantes ayant des comportements pathologiques, constate Delphine Guérard, psychologue à l’Association de défense des familles et de l’individu (Adfi) de Paris. Lorsqu’un individu s’isole totalement, il n’a plus de relations avec le monde extérieur et peut commettre des actes qui le mettent en danger tels qu’automutilations, prise de drogue, tentatives de suicide. »

Les pièges du "satanisme"

Les pouvoirs publics pointent aussi du doigt le risque de récupération de ces jeunes par le mouvement sataniste. Conversant parfois ensemble dans le cadre de « chats » sur le Net ou se rendant ponctuellement aux mêmes concerts, gothiques et satanistes ont l’occasion d’être en contact. D’où les mises en garde de la Miviludes, rappelant que « le gothisme est l’une des portes d’entrée privilégiées du satanisme ». Souvent confondues, les deux communautés n’en restent pas moins bien distinctes. Selon Paul Ariès, chercheur en sciences politiques à l’université de Lyon II et auteur de Satanisme et vampirisme, le livre noir, « le satanisme s’en prend à nos valeurs humanistes. Il prône l’affirmation du droit du plus fort. Via le satanisme et sa rhétorique occultiste, certains lycéens tiennent en fait des propos néonazis. Pour eux, les jeunes gothiques sont un vrai vivier de recrutement. » Discours haineux, profanation de cimetière, appel au suicide… Le programme des adeptes de Satan fait froid dans le dos. En septembre dernier, deux adolescentes satanistes âgées de 14 ans se sont jetées du 17e étage d’une tour d’Ivry-sur-Seine, près de Paris.

Comment comprendre que certains « gothiques », statistiquement souvent issus de milieux cultivés et plutôt favorisés, puissent tomber dans le satanisme ? Pour les adolescents les plus fragiles, la marginalisation sociale accompagnant souvent l’entrée dans la nébuleuse gothique peut être dangereuse. En effet, coupés de leurs amis, parfois même de leur famille, certains n’ont plus aucun garde-fou. « Plus généralement, notre société peine de plus en plus à imposer des limites. Alors les jeunes les plus instables vont les chercher de plus en plus loin, voire les dépassent », constate Paul Ariès. Si la plupart des gothiques sont capables d’intellectualiser leur attirance pour le macabre, d’autres n’ont aucune distance.

Derrière une même apparence, même mascara charbonneux et bracelets cloutés, se cachent donc des adolescents différents : les uns ne font qu’épouser une démarche esthétique protestataire, mais d’autres s’adonnent à des conduites à risques. Comment les distinguer ? En ne rompant jamais le dialogue avec eux. « Je dis aux parents d’oser aller lire les jaquettes des DVD de leurs enfants, de regarder un jour leurs programmes télé nocturnes. Être chrétien, c’est avoir aussi le courage d’ouvrir les yeux sur cela », assure le P. Domergue. Le regard attentif des adultes reste en effet décisif. Mathilde le reconnaît volontiers : «C’est l’écoute de ma mère et l’aide d’un psychologue qui m’ont fait prendre conscience des excès auxquels j’étais arrivée. Au fil du temps, j’ai réalisé qu’au milieu des gothiques, je ne faisais que me morfondre toujours plus, sans relever la tête. J’ai finalement quitté le mouvement.»

Marie BOËTON  La Croix