Jazz in Marciac

Ce soir à 21 heures: Sweet Honey in the Rock, Wynton Marsalis Quintet plus Jared Grimes.

Spécificité marciacaise : la qualité de son public, qui a toujours su faire la différence entre aller au jazz et aller chez le coiffeur. Cette année encore, le bienveillant auditoire gersois n’a pas manqué de se distinguer, en évitant de conspuer Chick Corea dès l’instant où celui-ci s’est pointé, empaqueté dans une chemise moka à fleurs.

Car, en France, Armando (bien que natif du Massachusetts, Corea est d’origine calabro-sicilienne) n’a plus guère la cote, depuis qu’on sait son allégeance à l’église de scientologie. Chacune de ses apparitions festivalières devenant ainsi prétexte à polémique, tandis que fleurissent sur les murs environnants des inscriptions malveillantes du genre: «Le fric, c’est Chick.»

Cette frénésie semble gagner les Etats-Unis, où le dernier CD du pianiste, enregistré en duo avec Bela Fleck, fine gâchette du banjo western (il a tenu un temps le rôle de Di Meola dans le trio de Ponty: the Rite of Strings), a été accueilli dans certaines revues spécialisées par cette question ambiguë: «Que peut bien apporter la scientologie à la country?» Qu’importe, après tout, que Corea (ou Stanley Clarke d’ailleurs) soit adepte de Ron Hubbard, de Vishnu ou de Sarkozy, du moment que ses convictions n’altèrent pas la qualité de sa musique?

Rencontre. 

Or, depuis qu’il a quitté Miles Davis (en 1970), qui l’avait converti aux claviers électriques, Chick Corea n’a cessé de courir les aventures musicales les plus diverses (avec Anthony Braxton, Herbie Hancock, Friedrich Gulda, Stan Getz, Chakha Khan, Return To Forever.), sans jamais renier l’influence des quatre pianistes qui l’ont marqué d’entrée: Monk, Bill Evans, Bud Powell et Cecil Taylor. Miles, qui l’avait engagé sur les conseils de Tony Williams au moment de Bitches Brew, disait d’ailleurs de lui: «Ce fuckin’ rital est le meilleur fuckin’ clavier qu’on puisse rêver pour jouer cette fuckin’ musique branchée sur la fuckin’ électricité.» C’est peu après, au sortir du préavis qu’il devait au trompettiste, que Corea a fait une autre rencontre essentielle: celle du vibraphoniste Gary Burton. A l’époque (début des seventies), celui-ci, encore filiforme, portait la mèche sur le front à la John Sebastian, des vestes de hussard à la Hendrix et des moustaches à la David Crosby.

Trente-cinq ans plus tard, le plus célèbre maillocheur de l’Indiana affiche une bedaine prospère, une tenue noire de serial killer et une tronche de prédicateur halluciné. Mais il n’a rien perdu de son toucher (l’un des atouts majeurs du label Ecm), ni de sa virtuosité naturelle, qui lui permet de choruser de façon polyphonique, grâce à l’emploi simultané de plusieurs (quatre) maillets. Et, surtout, la complicité qui lie les deux zigotos est demeurée intacte depuis leur premier album en duo. Qu’ils reprennent Monk (Four in One), Evans (Waltz for Debbie), leurs propres «classiques» (Crystal Silence, Alegria, la Fiesta), ou qu’ils fassent brusquement les pitres, au moment (rappel) où l’on s’y attend le moins.

«Porte». 

Chez Wayne Shorter, en revanche, ça rigole modérément. Lui aussi est un pur produit estampillé Davis (mais qui n’a pas joué avec Miles, à part Dick Rivers et Annie Cordy ?), et, comme son ex-patron, il aspire à marquer d’une empreinte indélébile l’histoire de la musique. C’est donc flanqué d’un désopilant quintette classique (en plus de son quartette habituel) que le saxophoniste s’est présenté à Marciac.

Imani Winds (c’est le nom des cinq mélomaniaques) a commencé par rendre hommage à Joséphine Baker, un peu à la manière du Portsmouth Symphonia, avant d’exécuter (terme approprié) une composition «très spéciale» de Wayne Shorter intitulée Terra Incognita et sensée, expliquera Mariam Adam, la clarinettiste, «ouvrir une porte entre jazz, classique et improvisation, qu’on ne pourra plus jamais refermer».

Brèche. 

Ce qui a permis ainsi de créer une brèche dans laquelle Shorter s’est faufilé. Porté par une fabuleuse section rythmique (Danilo Perez au piano, Larry Grenadier à la basse, Brian Blade à la batterie), celui qui, au lendemain de la mort de son épouse, Ana Maria, passagère du vol 800 de la TWA explosé en vol au décollage de New York en juillet 1996, s’écria «tout ceci était écrit, car j’étais destiné à rester un loup solitaire», s’est alors réfugié dans sa musique, seule alternative, dit-il, à un glissement progressif vers la folie. Difficile pour l’auditeur de le suivre sur une voie aussi périlleuse, tant ce qu’il joue (ou balbutie parfois) peut atteindre des sommets d’émotion et de beauté, mais aussi plonger dans les tréfonds de l’angoisse et de la douleur. Mais n’est-ce pas là la fonction vitale de la musique: harmoniser le malheur ?

Par (envoyé spécial à Marciac) SERGE LOUPIEN
QUOTIDIEN : jeudi 2 août 2007 libération