J’ai vingt-quatre ans et cette particularité d’avoir passé les vingt-deux premières années de ma vie parmi les Témoins de Jéhovah. Mes parents étant des adeptes, j’ai été élevé dans ce mouvement dont je suis sorti il y a deux ans, avec l’aide de mes amis et de l’ADFI de Lille.
J’ai ainsi connu, sans avoir de regard extérieur, la vie et l’embrigadement d’un enfant qui n’a rien demandé, qui n’a aucun esprit critique sur ce qui lui est transmis et imposé, et qui est amené, conditionné à agir au service des intérêts du mouvement, par un langage, un enseignement, un système de codes relayés par ses parents.
Les Témoins de Jéhovah se targuent de ne pas être une secte, alléguant que leurs enfants ne sont pas coupés du monde : ils vont à l’école, font parfois des études supérieures, travaillent dans le monde extérieur.
Mais l’embrigadement est bien là et les atteintes à l’identité, à la personnalité, à la vie affective, morale et physique sont réelles, même si elles sont d’emblée prévues pour que l’enfant les dissimule au monde extérieur. Au bout de vingt-deux ans, on ne peut ressortir de ce mouvement sans séquelles d’ordre psychologique et moral avec lesquelles il faudra composer avec les années qui suivent : on ne peut en deux ans se débarrasser de tout ce qui vous a été enseigné, induit, programmé depuis le plus jeune âge et je ne sais pas combien de temps il me faudra encore.
Le terme "séquelle" peut paraître relativement vague en parlant d’un mouvement sectaire. C’est la perte de l’estime de soi dans la mesure où le mouvement persuade l’individu qu’il n’est rien, sinon un pécheur dont le seul salut réside en Dieu, représenté par le groupe, et en l’espoir d’une vie future dans un paradis où il atteindra la perfection. Le monde m’était présenté sous un angle suffisamment mauvais pour que je ne m’y sente pas bien, et encore moins apte à y vivre normalement. Il m’a fallu tout un travail de reconstruction pour réapprendre à vivre dans ce monde extérieur, alors que l’on s’était mentalement, psychologiquement attaché à nous apprendre à y vivre sans en faire partie : c’est un des credos de la secte.
La vie est régie par toutes sortes d’édits sur la nature des divertissements, des relations avec les membres de l’autre sexe ou du même sexe, des relations affectives, personnelles, amicales, des rapports à la science, à l’éducation… Tous les aspects de la vie d’un individu sont gérés de manière à ce qu’il réussisse à se défaire de chacune de ces petites parcelles qui précisément composent un individu ; et comme en vingt-deux ans je n’ai rien appris d’autre que cette façon de vivre, elle était pour moi parfaitement naturelle. Il me faut maintenant réapprendre ce qu’est vraiment un individu libre, capable d’assumer ses choix et de décider de sa vie en prenant des décisions qui lui soient propres et non dictées par des écrits et des ordonnances.
Chaque jour un "programme spirituel" est attribué aux adeptes. Comme tout témoin de Jéhovah, les enfants sont astreints aux trois réunions (pour ma part, c’était deux heures le mardi, une heure le jeudi et deux heures le dimanche) et à la prédication, quand bien même ils ne sont ni baptisés ni proclamateurs. À ce programme extérieur à l’environnement familial relativement dense vient s’ajouter pour l’enfant un programme personnel : il doit préparer chacune des réunions de son propre chef en reprenant les publications fournies par la secte, vérifier l’exactitude des versets dans la Bible, soit en général une heure à une heure trente de travail de préparation la veille de chaque réunion.
Sans oublier les activités à l’intérieur du cercle familial : "le texte du jour", c’est-à-dire un petit livret dont on lit, chaque jour, un petit texte suivi des explications qu’en donne la secte, la lecture de la Bible en famille, qui dure environ trois quarts d’heure, et la lecture personnelle que l’enfant doit faire chaque soir, durant trois quarts d’heure également. J’ai calculé qu’un enfant de primaire devait ainsi consacrer à la secte quasiment vingt-trois heures par semaine…
Les relations avec les autres sont évidemment des éléments auxquels les adeptes sont très sensibles, surtout lorsqu’il s’agit de concrétiser ces liens au moment de fêtes qui sont autant de moments de cohésion sociale.
Pour donner une bonne image du mouvement, on ne permet aux enfants de côtoyer les autres que d’une manière encadrée et très limitée.
Parmi les messages les plus répétés : "Vous avez des amis dans la congrégation, n’allez pas vous en faire ailleurs", "Une mauvaise compagnie peut ruiner les habitudes utiles"… Autrement dit, aller voir d’autres amis risque de saper votre foi, de faire pénétrer en vous des idées qui ne correspondent pas à votre culte et de vous inciter à quitter votre religion.
Les gens de l’extérieur sont en permanence diabolisés. Par un abus de langage, on dit qu’une personne "est dans la vérité" pour dire qu’elle est Témoin de Jéhovah. Et à force de l’entendre depuis que l’on est tout enfant, on finit par ne plus dissocier "Témoin de Jéhovah" de "vérité".
Dans le même temps, les gens de l’extérieur sont appelés "le monde", dont toute la littérature des Témoins de Jéhovah dit qu’il est méchant, sous la coupe du diable et appelé à disparaître. Les autres, c’est le diable.
La diabolisation vaut pour les petits camarades d’école, dont on apprend à se méfier ; mais on apprend également comment on pourra les évangéliser tout en respectant le cadre de la loi sur la laïcité à l’école. On est donc préparé à les considérer comme des ennemis, et en même temps comme des adeptes potentiels…
Ainsi, l’enfant à l’école côtoie ses camarades avec tout à la fois un objectif, qui est de les rendre potentiellement adeptes, et une méfiance : ne pas trop se lier d’amitié, mais suffisamment pour montrer que les Témoins de Jéhovah ne sont pas une secte, puisqu’ils sont capables de nouer des relations amicales.
Les fêtes sont un sujet particulièrement douloureux pour tous les enfants Témoins de Jéhovah, même si on leur apprend que ce n’est pas le cas : voir se succéder tous les réveillons de Noël, du jour de l’An, les anniversaires, sans qu’il ne se passe rien d’autre qu’un jour normal, entendre le lendemain tous les copains parler des cadeaux qu’ils ont reçus et se sentir obligé, en réaction à cette douleur, d’expliquer que le père Noël n’existe pas, que l’on connaît la vérité sur ces choses-là, que c’est un mensonge…
On vous apprend à déblatérer toute une série de slogans pour vous justifier et surtout vous surprotéger vous-même de la douleur que ressent un enfant séparé des autres par de telles circonstances : être invité à un anniversaire et ne pas pouvoir y aller, ne pas pouvoir fêter le sien…
Je ne sais même pas quel âge ont mes parents : on n’a jamais fêté leur anniversaire.
Pour tout le monde, cette fête annuelle permet d’avoir une idée du temps qui passe pour les autres. Moi, je n’ai pas cette notion-là, y compris pour des amis proches. Cela peut paraître banal, mais lorsqu’on y réfléchit après coup, on s’aperçoit que ces situations totalement décalées, ajoutées les unes aux autres, en viennent à former un bagage terriblement lourd à porter…
Et si l’on en sort, on se rend compte de l’emprise que l’on a subi et à quel point on est inadapté au monde dans lequel on débarque… Il faut réapprendre à vivre dans la vraie vie.
L’espérance, telle qu’elle ressort des prédications des Témoins de Jéhovah, c’est celle du Paradis.
Mais durant leurs réunions, bien qu’ils ne s’en fassent pas trop l’écho dans leur évangélisation pour éviter le côté "secte apocalyptique" un peu effrayant et très négatif, le Paradis est systématiquement lié à la venue de l’Apocalypse.
En fait, leur espérance de vie éternelle future est liée à la destruction de tous leurs contemporains… On fait très clairement le lien entre les deux, et l’espérance pour un Témoin de Jéhovah se mue finalement en désir pervers de voir ses contemporains mourir, puisque cela signifiera l’avènement du Paradis attendu.
D’où découle en même temps une responsabilité induite dans l’évangélisation, transmise très tôt aux enfants : vous portez la responsabilité de la vie de vos camarades.
Imaginez que vous sachiez qu’il va se produire un tremblement de terre : si vous ne prévenez personne, vous êtes homicide. Là, c’est la même chose : vous savez que le monde va disparaître ; si vous ne les prévenez pas qu’ils doivent devenir Témoins de Jéhovah pour survivre à ce monde condamné, vous portez la responsabilité de leur mort. Cette responsabilité, on la fait porter aux adeptes.
Dès que l’adepte sera en âge de comprendre ce qui se dit dans le mouvement, c’est-à-dire vers cinq ou six ans, l’enfant vivra avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête et on le persuadera d’essayer de sauver les camarades pour lesquels il commence à éprouver de l’amitié : "tu n’as pas envie qu’ils meurent, et tu n’as pas non plus envie de mourir parce que tu ne les auras pas prévenus…" Et toutes ces ambiguïtés se mélangent dans cette promesse de l’Apocalypse.
Mon système d’apprentissage de la lecture n’était pas le traditionnel "Luc et Béatrice" du CP, mais les ouvrages de la secte. J’avais donc commencé à intégrer ses idées sur l’éducation, la philosophie, l’histoire, la science. En entrant à l’école, l’enfant est déjà préparé à ce qui lui sera enseigné à l’aune de l’enseignement de la secte : ce qui correspond à ce qu’on lui a déjà enseigné est acceptable, ce qui ne correspond pas n’est qu’objet de mépris. On se considère très clairement comme supérieur au reste de l’humanité, parce que l’on connaît la vérité. Même l’enfant est certain d’être supérieur à ses petits camarades : il ne croit pas au Père Noël, il ne fête pas les anniversaires parce qu’il sait que c’est une fête païenne, il ne croit pas à la théorie de l’évolution enseignée à l’école car on lui a appris que dans l’histoire biblique l’homme n’a que six mille ans et que l’évolution n’est qu’une farce…
Toutes ces pensées induites par la secte sont suffisamment étayées en interne (sans preuve concrète, bien évidemment) pour que l’enfant soit lui aussi persuadé en arrivant à l’école qu’il va entendre des discours incompatibles avec ceux qu’on lui a enseignés, et qu’il doit s’en prévenir.
Il est d’emblée averti qu’il entendra parler de philosophie, d’évolution, de raisonnements contraires à sa foi, qu’il devra faire très attention et réagir dès que possible devant ses autres camarades afin d’essayer de leur transmettre sa foi. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises, lorsqu’il s’est agi d’évolution, de religion, etc. : j’ai saisi l’occasion pour exposer mes convictions devant mes professeurs et mes camarades, en espérant que certains y manifesteraient de l’intérêt et que je pourrai faire œuvre de prosélytisme une fois sorti de l’école.
L’écriture est un procédé très efficace pour faire le lien entre des choses que je croyais anodines et naturelles. C’est en le mettant sur le papier que j’ai commencé à comprendre le système des Témoins de Jéhovah et comment il fonctionnait, la façon dont les différents éléments interagissaient pour créer un mécanisme réellement efficace d’incarcération mentale.
J’ai toujours vécu en dissimulant une double personnalité, étant donné que je suis homosexuel et que l’homosexualité est réprimée dans la secte.
Ayant eu depuis l’âge de huit ans conscience que j’aimais les garçons et entendu répéter au pupitre que ce que j’étais est profondément détesté par Dieu et voué à la destruction, il m’a fallu, pour me protéger, vivre sur deux tableaux durant toute mon enfance, mon adolescence puis ma vie d’adulte.
Ce décalage, cette appréhension permanente de ce que j’étais, de ce qui m’était refusé, avec la perception que ce qui m’était imposé ne me correspondait pas, ont fait que, depuis toujours, j’avais finalement conscience de ce qui se passait et je l’étudiais en quelque sorte sans m’en apercevoir.
Lorsque j’en suis sorti, tout s’est écroulé et j’ai pu voir avec plus de netteté ce que j’avais pressenti pendant des années. En tout cas, j’ai vécu en schizophrène jusqu’à mes vingt-deux ans avec une double personnalité, à vivre ma sexualité d’une part et ma religion de l’autre, très mal, évidemment : le suicide a été maintes fois envisagé pour mettre fin à ma souffrance, tant il est insupportable de voir s’affronter à l’intérieur de soi deux conceptions de la vie profondément antagonistes.
J’étais évidemment suicidaire, mais le mouvement sectaire ne permettant pas non plus le suicide qui m’aurait interdit l’accès à la vie éternelle, j’en ai été dissuadé, heureusement, d’ailleurs… C’est peut-être la seule fois que j’aurai à les en remercier !
Parmi les éléments qui dissuadent de sortir de la secte, il y a le fait que celle-ci interdit à ses adeptes tout contact avec ceux qui la quittent ou en sont exclus.
Et dans la mesure où l’adepte n’a de contact qu’avec les gens de la secte, la quitter revient à se séparer de tout son environnement affectif et à se retrouver dans un monde où l’on n’a aucun lien.
C’est en fait un chantage à l’affectif, et une grande force dont usent les Témoins de Jéhovah pour conserver leurs adeptes et même faire revenir certains démissionnaires qui se retrouvent rapidement en détresse affective dans un monde où ils ne connaissent personne. Du coup, ils reviendront par défaut dans la secte pour y retrouver ce lien affectif.
Depuis que j’ai quitté la secte, je n’ai plus aucun contact avec mes parents. Ils sont allés en s’amenuisant jusqu’à ne se réduire qu’à de brefs appels au téléphone : "Tu as quand même conscience des conséquences de tes choix ?" Ils m’ont abandonné, je ne suis plus leur fils.
J’avais un grand frère et deux petites sœurs, eux aussi dans la secte ; qui plus est, mes deux sœurs vivent dans la ville de mes parents, autrement dit totalement sous leur coupe : c’est une ville de province, un milieu clos où les possibilités de liaisons amicales sont très restreintes.
La situation est beaucoup plus difficile qu’à Paris, où il y a beaucoup de congrégations et de flux d’adeptes de l’une à l’autre au gré des déménagements.
Je n’ai plus de famille. Voila, aussi, les effets directs de l’embrigadement sectaire.
de Nicolas J. Ancien adepte