A Quimper et alentour, la fin d’un cauchemar coïncide avec un coup de théâtre. La série de profanations et de dégradations de calvaires opérées entre le 8 et le 20 mai, et qui avait culminé à la mi-juin avec l’incendie criminel d’une chapelle, semble close. Mais les trois hommes arrêtés le 21 juin par la gendarmerie, mis en examen et écroués, n’ont pas le profil attendu. Agés de 21 et 22 ans, les trois suspects, dont l’identité n’a pas été révélée – on sait juste qu’ils sont originaires du Finistère sud, sans emploi pour deux d’entre eux, le troisième travaillant dans une collectivité locale – ne sont pas les "satanistes" que de nombreux indices laissaient imaginer.
Selon Anne Kayanakis, procureur de Quimper, les suspects, en reconnaissant les faits, se sont présentés comme des défenseurs des "cultes païens anciens", sans faire la moindre référence à Satan. En s’attaquant à des monuments religieux – souvent édifiés sur d’anciens sites celtiques -, ils voulaient dénoncer "la toute-puissance de la religion chrétienne qui a fait disparaître les traces des cultes païens". Ils jugent "anormal" d’entretenir avec des fonds publics des chapelles et des calvaires alors que les mégalithes druidiques et certains sites mythiques ne font pas l’objet des mêmes soins.

La singularité de leur motivation s’inscrit dans un contexte culturel particulier. Très attachée à ses racines et travaillée par un imaginaire peuplé de fées, d’elfes et autres figures légendaires, la Bretagne constitue un terreau favorable pour l’ésotérisme et l’occultisme. Cela n’enlève rien à la gravité des faits passibles de vingt ans de réclusion. Suivre à la trace la chevauchée, si peu héroïque, de ces "cavaliers de l’apocalypse" relève du chemin de croix. Ce sont en effet ces monuments, balisant presque chaque carrefour de la Bretagne, qui ont été leurs cibles, dans un périmètre de quelques dizaines de kilomètres du Finistère sud.

La première profanation a été commise à Gouesnac’h, dans la nuit du 7 au 8 mai à la chapelle de Saint-Cadou. Dans la nuit du 11 au 12, c’est à Langolen qu’un calvaire du XIVe siècle a été mis à bas. Cinq nuits plus tard, la même rage destructrice frappait les calvaires de la chapelle du Drennec, à Clohars-Fouesnant, de la chapelle Saint-Thomas, à Pleuven, et de la chapelle du Perguet, à Bénodet.

Dans la nuit du 17 au 18, les profanateurs ont franchi l’Odet, qui marque la "frontière" du pays bigouden et du pays fouesnantais, pour barbouiller la fontaine de la chapelle Notre-Dame de la Clarté, à Combrit, puis la fontaine de la chapelle Sainte-Côme, à Plomeur. Enfin, le 20 mai, c’est à Ergué-Gabéric, près de Quimper, que la chapelle Ker Devot a été l’objet de dégradations.

Chaque fois, l’inscription "TABM" était tracée à la peinture noire, souvent accompagnée d’une croix renversée, signature attribuée aux adorateurs de Satan. Et le mode opératoire, celui d’un commando. Des cordes, tirées par un véhicule, ont dû être utilisées. Pierre Floc’h, sculpteur sur pierre, qui restaure régulièrement des calvaires après des dégradations, est formel : "Sur les cinq lieux où l’on m’a demandé de faire des expertises, une tension a été exercée à partir du haut pour faire basculer les fûts qui parfois ont été cassés en dizaines de morceaux. Mises à part les croix de mission du XIXe siècle, la plupart des monuments datent du XVIe siècle. On a recensé plus de 3 000 calvaires et 350 chapelles, rien que dans le Finistère."

Jean Loaec, maire de Pleuven, précise : "Les calvaires, toujours tournés vers l’Occident, commémorent la crucifixion et comportent au moins trois personnages tandis que les croix ne représentent que le Christ crucifié. Elles marquent parfois les anciennes limites d’une communauté monastique."

Après le 20 mai, les raids nocturnes ont cessé. A la veille de la saison estivale, toute la région respirait mieux. Scandalisés par ces atteintes à un patrimoine historique autant que religieux, certains esprits s’étaient échauffés. Ici ou là, des tours de garde étaient envisagés. "Au-delà du coût pour les contribuables, nous sommes choqués de voir que ces actes odieux ne provoquent aucune réaction médiatique comme quand des lieux de culte ou des cimetières juifs ou musulmans sont vandalisés", s’indigne un commerçant de Bénodet, en dénonçant "une tolérance à l’égard de la christianophobie".

Dans la nuit du 15 au 16 juin, les hostilités ont repris, un cran au-dessus : la chapelle de Loqueffret, au coeur des monts d’Arrée, soit à plus de 60 km des premiers lieux vandalisés, a été incendiée, toujours avec la même signature, tracée sur un pilier du porche, "TABM".

A l’écart du bourg de Loqueffret, il faut parcourir plus d’un kilomètre à travers bois pour découvrir la chapelle de la Croix aux dimensions d’une église et la douce harmonie des édifices du XVIe siècle. Cernée de chênes et de châtaigniers, la chapelle est peu fréquentée mais les villageois s’y rendent en foule, en septembre, pour le pardon. De ce monument historique, datant de 1522, il ne reste que des murs noircis, des moignons de poutres calcinées et des amas d’ardoises brisées. "La charpente et des statues polychromes du XVe siècle ont été détruites. Alors qu’un chantier de rénovation de 300 000 euros devait commencer deux jours plus tard, tout est à refaire, se lamente le maire, Jean-Claude Albert, soulagé que les incendiaires soient "hors d’état de nuire".

Le mercredi 20 mai, une lettre de revendication adressée à la rédaction du quotidien Le Télégramme aurait pu lever une partie du mystère. "True Armorik Black Metal" s’y présentait comme un groupuscule extrémiste anti-ecclésiastique qui prétendait "laver la terre d’Armorique des intrus qui y ont pris place sans le moindre respect pour nos racines celtiques". Jusque-là, les enquêteurs qui s’étaient orientés vers les milieux sataniques attribuaient le sigle "TABM" à True Aryan Black Metal, une frange extrémiste de la mouvance musicale Black Metal qui revendique une filiation avec le diable. Figure emblématique de cette tendance dure, le chanteur américain Marilyn Manson, dont les fans se comptent par millions, devrait donner un concert, cet été, dans les Côtes-d’Armor…

En annonçant qu’ils feraient "tomber les icônes symbolisant la faiblesse d’esprit", les signataires menaçaient : "Nous allons frapper encore et encore." Amateurs de Black Metal, ils ne se référaient pourtant pas plus aux Aryens qu’au maître des ténèbres.

Robert Belleret
Article paru dans l’édition du 27.06.07 Le Monde