Qu’est-ce qui explique l’explosion des sectes dans la société camerounaise ?
(…) La société camerounaise est caractérisée par l’incurie des gouvernants et des hommes politiques en général, la corruption morale dans toutes les couches de la société, la dépravation des mœurs, la pauvreté, l’espoir d’une ascension sociale facile et rapide, une crédulité déconcertante de toutes les catégories de la population. Ceci crée un sentiment de fatalité, d’abandon et de défaitisme, mais surtout une angoisse existentielle profonde qui, envahissant une grande partie de la population, ne la laisse entrevoir comme seules voies de recours que le secours divin et l’accès aux pratiques magico-religieuses.
Par ailleurs, la déliquescence des instances religieuses traditionnelles, à travers des dissensions et querelles internes et ouvertes qui s’y font jour, a créé une défiance chez les adhérents. Elles ne suffisent plus à combler le déficit à l’angoisse existentielle constatée. C’est cette voie royale qui s’ouvre aujourd’hui aux sectes. Jouant sur la détresse de la population, la béance créée par le manque spirituel, les sectes trouvent au Cameroun un champ fertile pour leur prosélytisme.

Quel impact ces nouvelles croyances ont-elles sur l’individu et sur la société camerounaise ?

Sur l’individu, les sectes peuvent avoir des effets qui détruisent profondément sa personnalité : à travers l’anéantissement de l’esprit critique et du libre arbitre (…); la destruction de l’identité par un “ lavage systématique de cerveau ” (…), la mise à l’écart de la famille et des amis, l’injonction faite à l’adepte d’oublier son passé ; la déshumanisation de l’individu par la dépersonnalisation et l’aliénation (il devient étranger à lui-même, indécis dans l’action et ayant des sentiments d’anéantissement) ; la régression intellectuelle et mentale de l’individu qui croit qu’une prière hérétique peut remplacer un effort physique ou mental dans la réussite aux examens, la guérison des maladies, l’obtention d’un emploi, etc.
Au niveau de l’organisation sociale : la destruction du tissu et du lien social qui conduit vers une forme d’anomie sociale et une dilution des relations de confiance entre les individus ; l’asthénie collective caractérisée par une absence de réactions face aux faits et événements, auxquels on donne des explications fatalistes. Les conséquences en sont une excessive dépolitisation, une désintellectualisation, une déculturation excessives des citoyens.

Y a-t-il de bonnes sectes ? Si oui à quoi reconnaît-on les mauvaises ?
Une distinction doit d’abord être faite entre secte et société secrète. L’entrée dans une secte est très facile mais à cause de l’embrigadement, la sortie y est très difficile. Les sociétés initiatiques ou secrètes sont très sélectives dans le choix de leurs adeptes, et d’un accès très difficile. Mais l’on en sort très librement (…) A leurs débuts, le christianisme et la plupart des religions étaient considérées comme des sectes. Mais progressivement, elles ont apporté des réponses aux angoisses existentielles, morales et transcendantales.
(…) La notion de “mauvaise secte” est relative en soi et ne se conçoit que dans une société qui juge dangereuse pour sa cohésion les activités d’un groupe religieux (…). Les activités de certains groupes sont susceptibles de déstabiliser effectivement la cohésion de la société camerounaise, et pourraient donc être qualifiées, à juste titre, de “ mauvaises ” sectes. On peut les reconnaître à travers les indicateurs suivants : à leur tête se trouve un leader charismatique tout puissant, d’une absolue légitimité et qui se dit doué d’une mission “révélée” (…) ; la structure pyramidale est très hiérarchisée, les informations ascendantes et aussi réduites que possibles.
(…) Une obligation de transparence est demandée et obtenue des adeptes par des procédures inquisitoriales de confessions, d’autocritiques. On observe un rétrécissement de l’environnement intellectuel, culturel et relationnel de l’adepte, se caractérisant par une animosité totale envers le système global de la société présentée comme un lieu de déperdition, une coupure des relations affectives, d’ordre familial et amical (…) On impose des conditions de vie déséquilibrantes, constituées par un travail obligatoire et intensif, une privation de sommeil, une nourriture insuffisante ou carencée, une sexualité réglementée, la promiscuité, et l’impossibilité d’isolement ou de retrait. On note aussi le rôle important de l’argent, avec une forte suggestion à trouver par tous les moyens (…), des sommes toujours plus importantes à verser dans la structure, ce qui aboutit à une escroquerie financière.

Comment peut-on éviter de tomber dans le piège des sectes ?
(…) Eviter de tomber dans le piège des sectes demande un grand travail qui commence par l’engagement au niveau politique et de l’Etat. Il s’agit d’assurer une réelle protection des individus et des libertés collectives. Ceci devrait conduire à la création, au Cameroun, d’un “ Observatoire des sectes ”, une sorte de comité éthique, composé de personnalités scientifiques, religieuses, politiques et de la société civile, au-dessus de tout soupçon. Ils se chargeraient d’identifier des associations diverses, de scruter leurs activités, de se rendre compte de la liberté effective de leurs membres et de se constituer en voie de recours en cas de plaintes des adeptes ou des familles. Ainsi, tout groupe identifié comme secte serait immédiatement interdit, ses activités et dirigeants condamnés.
Mais le travail le plus important doit être fait sur soi-même, aussi bien par soi-même que par les instances habilitées. Il faut aiguiser le sens de l’esprit critique et de l’éveil ; ce rôle est dévolu à l’école et aux mass médias. La nécessité d’un engagement politique et citoyen dans la construction collective d’un avenir socio-économique meilleur dans la justice, la paix et la liberté ; ce rôle est dévolu aux partis politiques, syndicats et autres associations de défense des droits et du bien-être des individus. Promouvoir une culture de la tolérance, de la fraternité entre les hommes et de l’espérance dans l’au-delà ; ce rôle est dévolu aux congrégations religieuses.

Comment envisagez-vous l’avenir des sectes au Cameroun ?

(…) Dans un Cameroun où la corruption, l’idéologie de l’individualisme, la frénésie de l’accès à la richesse ont gagné toute la population, où l’on constate une démission de l’Etat, les sectes ont malheureusement un champ de pénétration encore plus grand. La question en tout cas semble ne pas beaucoup préoccuper les instances publiques. Et dans la mesure où les sectes maintiennent les populations dans l’inertie et la léthargie collective, ces “opiums du peuple” peuvent servir les intérêts même du régime qui espère que l’investissement intense que les citoyens vouent aux activités sectaires les rendrait impassibles, indifférents au politique.
Dans les cas extrêmes, on risque même d’assister à la création de plusieurs micro-Etats, fonctionnant en autonomie relative, avec la légitimité que leur confère un dépôt de dossier dans les services préfectoraux. Le mépris que les sectes ont des lois et de l’Etat et le fonctionnement totalitaire qui les caractérise, peuvent les amener à fédérer pour un contrôle des instances politico-administratives de prise de décision, ou alors pour une réelle prise du pouvoir politique. Je doute fort que le régime en place, trop affairiste, corrompu et peu soucieux du danger, soit doté d’un courage politique réel qui lui permette de prendre les décisions à la mesure de la gravité du problème.

Entretien avec… Same Kolle, psychologue et philosophe