En analysant les mécanismes de la crédulité, Fabrice Clément éclaire la manière dont l’esprit humain construit sa réalité.
«Les phénomènes de croyance me tarabustent depuis longtemps», confesse Fabrice Clément, chercheur à l’Université de Lausanne, qui en a fait son principal objet d’étude. Peut-être parce qu’il a grandi dans le village de Champéry – «Plusieurs mondes et époques se côtoyaient, et ce qui émerveillait les citadins ne correspondait pas vraiment à la réalité.» Le jeune Valaisan ne cessera dès lors de s’interroger sur les croyances, tout au long d’un parcours académique original – sa quête le mènera sur le chemin de la sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie et des sciences cognitives. Il puise ainsi dans diverses disciplines quand il étudie le phénomène de la crédulité. Que considère-t-on comme vrai? Quel est le mécanisme qui conduit à accorder sa confiance? D’où vient le succès de la publicité? Comment peut-on croire aux extraterrestres ou au message des sectes? Dans «Les Mécanismes de la crédulité»[1], il développe un cadre conceptuel pour chercher à comprendre ce qui pousse les êtres humains à croire l’incroyable. Entretien.
On découvre, à la lecture de votre livre, que nous sommes tous crédules…
Fabrice Clément: Une grande partie de ce que nous savons sur le monde nous est communiqué par autrui. Il est essentiel de croire, on n’a pas les moyens d’acquérir par soi-même toutes les informations indispensables à notre survie. Mais la crédulité, c’est la tendance à donner son assentiment alors qu’on aurait de bonnes raisons de ne pas le faire. Comment l’expliquer? Par l’existence de mécanismes psychologiques qui permettent à l’être humain de prendre des décisions plus ou moins automatiquement, sans réfléchir. Une partie de ces mécanismes constitue un filtre cognitif, qui scanne à toute vitesse les infos reçues et décide si elles sont crédibles ou non – si elles sont en contradiction avec d’autres croyances, par exemple. Le filtre émotionnel, lui, évalue l’effet de ces informations sur le bien-être de l’organisme. En gros, le filtre cognitif traite la crédibilité des informations, l’émotionnel ses conséquences. Les deux fonctionnent en parallèle, et la conscience a toujours un temps de retard sur ces processus. Si les conséquences d’une information sont jugées positives, le cerveau va encourager le traitement de tout ce qui la corrobore. Il sera alors facile pour un manipulateur de proposer un leurre cognitif pour convaincre le sujet de la véracité de l’information.
Est-ce ce qu’on appelle prendre ses désirs pour des réalités?
– Oui. Certaines situations favorisent cette crédulité: les conditions socio-historiques, le consensus, la fatigue, les situations de désespoir… On est alors si mal, le futur si sombre, que la moindre possibilité de sortie présente une attirance très forte. L’une des tactiques de la pub est justement d’utiliser ce mécanisme: elle met en scène une situation négative qui crée un malaise – une tache sur votre cravate avant un rendez-vous important, par exemple –, puis elle propose tout de suite une solution. Inconsciemment, on aura une attitude positive pour le produit qui nous a sorti de ce mauvais pas imaginaire.
Adhérer à une secte fait-il appel à ce mécanisme émotionnel?
– Les sectes jouent sur une même combinaison de mécanismes: les adeptes sont très manipulés, ils sont dans une grande dépendance affective, il y a consensus social puisque l’entourage immédiat partage les mêmes croyances, et la secte fait miroiter la promesse d’un secret qui sera libérateur – espoir qui répond à une recherche de sens de longue date chez l’adepte. Des paliers de croyances s’enchaînent, comme l’engrenage d’une roue dentée qui rend le retour en arrière de plus en plus difficile. Cela signifierait admettre sa crédulité, et tout ce qu’on a perdu – famille, amis, argent – pour rien.
Au-delà de ces croyances particulières, peut-on dire que toute culture n’est elle-même qu’un ensemble de croyances?
– Oui. La culture est notamment faite de «Grands Récits» qui mettent en forme – presque de façon littéraire – un futur. Si on arrive à greffer son propre récit dans ce Récit, se produit alors une attraction très forte. On peut relier toutes ses expériences passées confuses dans un grand tout cohérent. C’est ainsi que les sectes réorientent le chaos et ouvrent un futur aux adeptes. C’est cette même attraction, irrésistible, qui crée les conversions – religieuses, idéologiques, politiques.
L’idée de récit est au centre des mécanismes psychologiques de construction de soi. Paul Ricoeur a développé le concept d’identité narrative: l’être humain lie les événements épars de son passé pour leur donner un sens, il est un récit, semé d’intrigues. La psychothérapie et la psychanalyse fonctionnent sur ce principe: elles laissent le temps à la personne de se constituer un nouveau récit.
Si tout est récit, adopter une idéologie ou une religion reviendrait à choisir la «meilleure histoire». Sur quels critères?
– La notion de valeur permet de faire la différence: la valeur est une croyance sur ce qui devrait être et sur les moyens d’y arriver. Dans un système ouvert, il y a discussion sur les valeurs: est-ce cela que l’on désire? Les croyances portent alors sur les moyens dont on dispose pour arriver à ce monde désiré: sont-ils les meilleurs pour l’atteindre? Un système fermé ou totalitaire – politique ou religieux – bloque cette discussion.
Quand on parle aujourd’hui des fermetures d’entreprises, par exemple, on voit qu’il existe un désaccord crucial basé sur une pure croyance dans le marché. Les libéraux ne disent pas «on croit à cela», mais «c’est comme ça». Ce n’est plus une discussion sur le meilleur système, mais une conviction que le marché est dans l’ordre naturel des choses. Alors que tout système culturel est une construction humaine, qu’on doit pouvoir remettre en cause.
Quelle est la différence entre secte et religions? Entre crédulité et foi?
– Les croyants vous diront qu’il y a une différence, les autres les mettront sur le même plan. Mais la différence repose sur ces valeurs dont je parlais: les grands systèmes religieux organisés ne sont pas fermés. Le système chrétien laisse de la place au doute, à la discussion. La religion a toujours été obligée de s’adapter aux nouvelles conditions sociales et aux besoins psychologiques de l’époque – aujourd’hui, l’Eglise a d’ailleurs du mal à le faire. C’est aussi une question de tradition. La preuve sociale joue un rôle dans la crédibilité d’une religion: tant de gens ont cru avant vous, comment auraient-ils pu se tromper, pendant si longtemps?
Que faites-vous de la «réalité»?
– Les croyances ont des effets réels, physiques, sur notre environnement, sur nos corps. Quelque chose d’imaginaire peut ainsi avoir des conséquences réelles. C’est un paradoxe philosophique. Inversement, le défaut d’une partie des sciences sociales est l’oubli de notre enracinement dans la réalité biologique. Cela crée une barrière radicale entre nous et notre environnement. Mais une certaine réalité existe, même si on ne peut l’aborder qu’avec nos instruments. L’être humain en fait partie, il est lui aussi physique, fait d’atomes et de neurones. Je me base sur une sorte de «réalisme naïf» pour défendre une approche naturaliste: essayons de réfléchir sur la construction des objets sociaux en nous inspirant des autres sciences.
Ne serait-il pas utile d’enseigner ces mécanismes?
– C’est mon projet à long terme. Cela permettrait de ne pas être totalitaire envers l’opinion d’autrui, de voir que le monde de l’autre a aussi ses zones de validité. Mais il faut faire attention: le besoin de croire permet aussi de ne pas remettre toujours tout en question. La clairvoyance sociale peut être très déstabilisante. Les gens dépressifs ont par exemple souvent une vision d’eux-mêmes beaucoup plus «réaliste» que ceux qui vont bien.
Fabrice Clément, «Les Mécanismes