Le juge André Piller aime les journalistes. Au point de leur proposer, mercredi 5 octobre 1994, de se rendre par petits groupes à la ferme de la Rochette, à Cheiry, canton de Fribourg (Suisse), pour y faire "quelques images". Que la presse, qui part photographier les 23 corps sortis de la bâtisse incendiée et alignés sous des linceuls blancs dans le verger de la propriété, puisse brouiller au passage d’éventuelles traces ne l’émeut guère. Le magistrat, ce matin-là, en révélant au monde l’existence de l’Ordre du temple solaire (OTS), a d’emblée fait sienne la thèse du suicide collectif. Malgré les mains liées des victimes. Malgré les balles tirées sous d’improbables angles. Malgré les sacs plastique qui enveloppent les crânes et le dispositif de mise à feu de la maison, commandé à distance.

 Quarante-huit heures plus tard, "pour ne pas choquer les croyants ni attirer les curieux", André Piller fera détruire le sanctuaire secret de la secte, creusé sous la demeure. A quoi bon s’encombrer d’un tel décor de carton-pâte puisqu’il n’y a pas de tueur venu de l’extérieur, donc pas d’empreintes à chercher ?

En laissant ainsi des pans entiers de l’affaire inexplorés, André Piller permettra à bien des fantasmes de prospérer. Certes, à 120 kilomètres plus au sud, ce même jour, Jean-Pascal Jacquemet, juge d’instruction du canton du Valais, optera pour un profil moins médiatique. Appelé aux Granges-sur-Salvan, où vingt-cinq autres cadavres ont été trouvés dans deux chalets brûlés, l’homme n’exploitera pourtant pas tous les éléments, comme le montreront plus tard des reporters en récupérant des pièces abandonnées sur place par les enquêteurs.

Ajoutées au manque de curiosité de la police canadienne après l’identification, toujours à la même date, de cinq autres corps de membres de l’OTS à Morin Heights, au nord de Montréal, ces carences ne seront jamais comblées. Quand Luc Fontaine, juge d’instruction à Grenoble (Isère), lance ses investigations après la découverte, le vendredi 22 décembre 1995, des dépouilles calcinées de seize autres adeptes dans la clairière du Trou de l’enfer, dans le Vercors, il le fait cette fois encore avec des moyens limités, sans être déchargé de ses autres dossiers, au grand dam des parties civiles.

Au final, avec le dernier "départ" de cinq membres de l’Ordre à Saint-Casimir (Québec), le samedi 22 mars 1997, 74 hommes, femmes, enfants ont trouvé la mort à l’occasion de ces "transits vers Sirius", du nom de l’étoile lointaine où leurs âmes étaient supposées commencer un nouveau cycle de vie. Les cadavres sont, la plupart du temps, revêtus d’une cape rituelle blanche, noire ou dorée, selon le degré d’initiation atteint. Auparavant, certains ont été tués à l’aide de calibres 22 long rifle, d’autres endormis après avoir pris des médicaments ou avoir subi une injection, prélude parfois à l’incendie de leurs cadavres. On ne saura jamais vraiment qui parmi eux était volontaire pour mettre fin à ses jours terrestres, quitte à se faire "assister", et qui a été assassiné. Sur des corps examinés dans le Vercors, les gendarmes ont relevé des traces de coups et de fractures. La preuve, pour leurs familles, d’ultimes tentatives de révolte.

Il faudra des mois pour démêler l’écheveau. A défaut de le comprendre. Car les deux gourous du groupe, Jo Di Mambro, 60 ans, ancien bijoutier dans le Gard reconverti dans le prêche apocalyptique, et Luc Jouret, 47 ans, le médecin homéopathe belge qui lui servait de recruteur, ont emporté leurs secrets dans la tombe, à Salvan, en 1994. Les enquêteurs devront se débrouiller avec le fatras laissé derrière eux. Côté ésotérique d’abord, avec un OTS bâti sur la légende des Templiers et de leurs avatars, mais dont la vocation première semble avoir été de faire de l’argent au profit de ses dirigeants. Cérémonies truquées suggérant aux adeptes l’apparition de leur grand maître, naissance d’un "enfant cosmique" supposé avoir été "conçu par théogamie" – autrement dit, sans rapport sexuel -, alors qu’il s’agissait de la fille de Jo Di Mambro et de sa maîtresse, rien n’a été épargné aux disciples crédules. Le mobile de la tuerie de Morin Heights se résumait d’ailleurs à éliminer un autre bébé que ses parents, en quittant la secte, avaient baptisé du même prénom, Emmanuel, que l’"enfant divin".

L’autre face de l’OTS, maintes fois évoquée, jamais mise en évidence par la justice, est faite de rumeurs : sommes d’argent considérables envoyées en Australie, liens avec l’ex-Service d’action civique, les services spéciaux, la Loge P2 italienne ou la mafia varoise, bien des pistes seront avancées. L’appartenance à l’OTS de deux policiers français, dont l’un, Jean-Pierre Lardanchet, a joué un rôle actif dans les tueries, posera aussi la question d’une infiltration ou d’une manipulation de l’Ordre. D’autant que Di Mambro, avant sa mort, a fait poster une lettre à Charles Pasqua, à l’époque ministre de l’intérieur, débutant par " Très cher Charlie". Chargé d’envoyer ce courrier, avec d’autres, après les drames de Cheiry et Salvan, en 1994, Patrick Vuarnet, qui appartenait à l’OTS, n’en a rien dit à son père, Jean, ancien champion olympique de ski. Il ne s’est confié qu’à sa mère, Edith, disciple comme lui de la secte, avec laquelle il mourra l’année suivante dans le Vercors. Quatre ans plus tard, l’enquête du juge Fontaine ne parviendra à cibler qu’un seul prévenu : Michel Tabachnik, 62 ans, dont l’ex-épouse a péri à Cheiry. Ce chef d’orchestre réputé, ami de Boulez et de Xenakis, est accusé d’être l’auteur des "Archées", textes initiatiques de l’OTS, d’avoir appartenu à sa hiérarchie et, surtout, d’avoir donné, samedi 24 septembre 1994 à Avignon, une conférence annonçant la fin programmée de l’Ordre, dix jours avant les "transits" en Suisse.

En avril 2001, il est finalement renvoyé devant le tribunal correctionnel de Grenoble pour "participation à une association de malfaiteurs". Mais les magistrats, incapables d’établir que ses écrits hermétiques s’inscrivaient dans une volonté homicide, prononcent sa relaxe.

Le parquet ayant contesté leur décision, Michel Tabachnik comparaîtra à nouveau, le 2 octobre 2006, devant la cour d’appel de Grenoble. Il est à craindre, plus de dix ans après les faits, que ce second procès n’apporte rien d’inédit.

Jean-Pierre Tenoux

Le Monde 16 août 2006