© le point 02/06/05 – N°1707 – Page 78 – 

Faut-il avoir peur des gothiques ?

Héritiers du romantisme noir du XIXe siècle, ces ados déguisés qui aiment Baudelaire et les piercings se retrouveront le 14 juin à Bercy pour le concert de leur idole Marilyn Manson. Décryptage.

Christophe Ono-dit-Biot

Les gothiques sont en colère. La faute au rapport annuel de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) qui les a, il y a deux mois à peine, épinglés comme «satano-gothiques » aux yeux du monde, faisant renaître de vieilles phobies à leur encontre. Le mouvement, pourtant, a le vent en poupe, notamment chez les adolescents. « Faut pas s’étonner après si la chasse aux sorcières recommence », lance Céline, petite blonde de 17 ans aux jambes et aux bras résillés qui ne sort jamais sans son sac à dos en forme de cercueil. « Et si on se fait tabasser par les "wesh wesh" [les rappeurs, ainsi nommés à cause de certains tics de langage] qui nous traitent de "pédés satanistes" », insiste son voisin, qui, le corps enveloppé d’un long manteau de cuir noir et les cheveux couleur corbeau, avoue hésiter encore à se faire limer les dents façon vampire parce qu’il est réceptionniste dans un hôtel.

Voilà ce qu’il en est, chaque samedi, aux Halles, à Paris. A quelques encablures des fameux « wesh wesh » qui stationnent devant le McDo, ils sont une quinzaine de gothiques, âgés de 16 à 25 ans, à refaire le monde devant la fontaine des Innocents. Sanglés de cuir noir, les yeux soulignés de khôl et les pieds moulés dans d’énormes croquenots bardés de clous et de plaques de métal à faire passer une paire de Doc Martens pour des escarpins, ils y resteront jusqu’à la nuit tombée avant d’aller
en soirée. Dans une cave, comme il se doit. Rien d’engageant, à première vue. Et pourtant, à discuter avec eux, on finit par les trouver tout à fait ouverts. A condition de ne pas s’effaroucher des croix retournées qu’ils arborent en sautoir et des étoiles sataniques qui décorent leurs phalanges. « C’est juste des symboles, explique Thomas, postadolescent, alors faut pas que ça vous choque. Ce qui est choquant, c’est plutôt que ces symboles aient pris une telle importance dans la société ! »

Né sur les cendres du punk au début des années 80, popularisé dans l’Angleterre thatchérienne par la musique des Cure et remis au goût du jour par Marilyn Manson, en passe de remplir le Palais omnisports de Bercy, le mouvement gothique est aujourd’hui en pleine expansion dans la
jeunesse française. Faisant référence au romantisme noir du XIXe siècle, basé sur un intérêt pour ce qui a le don d’effrayer la société bien pensante, et par-dessus tout la mort, ces héritiers de Baudelaire et de Lautréamont professent une forme de contestation à la fois apolitique et areligieuse. Qu’ils s’habillent de noir, portent des crucifix et organisent des pique-niques entre amis dans les cimetières ne veut donc pas dire qu’ils s’intéressent à l’au-delà. Bien au contraire, ils ont tendance à être sans illusions de ce côté-là : « La vie, personne n’en est jamais sorti vivant. C’est juste que, ce qui est sombre, on trouve ça beau et poétique, explique Ludo, 18 ans. Ce qui est injuste, c’est
que les gens nous regardent comme des objets de foire alors qu’ils trouvent normal de voir une pouffe se balader en minijupe rose. » Pour beaucoup, elle serait là, l’explication de la vogue actuelle pour la culture gothique. « Dire qu’on refuse d’écouter Britney Spears, c’est aussi une façon de dire que le monde ne ressemble pas à ce qu’elle chante », argumente Alyz Tale, rédactrice en chef du magazine de référence Elegy. Mais alors, il ressemble à quoi, leur monde ?

A écouter leur musique, à fréquenter les lieux où ils se rassemblent, à parler avec eux, on découvre une sorte d’aristocratie reposant sur l’exacte inversion de ce qui est en vogue dans le monde extérieur. Face à la pop sirupeuse servie sur les ondes, ils plébiscitent des groupes à la musique rugueuse, rock et industrielle, aux paroles hantées par lecouple Eros et Thanatos et la nostalgie d’un paradis perdu, et dont le nom seul suffit à inquiéter : Cradle of Filth, « berceau de l’obscénité», Nine Inch Nails, « des ongles de 22 centimètres », ou Sopor Aeternus, « Sommeil éternel ». Face à la norme, ils revendiquent le teint de nacre, le muscle plat et le noir absolu, qu’ils trouvent « austère, mais raffiné ». Comme l’absinthe que les plus esthètes d’entre eux consomment aux Furieux ou au Kata-Bar, hauts lieux du milieu goth parisien, aussi sombre que les deux caves médiévales où, le week-end, ils dansent en se balançant d’un pied sur l’autre. Car le milieu gothique est, il faut le
savoir, extrêmement élitiste. Et si l’on trouve plusieurs sortes de gothiques (du goth romantique au goth fétichiste en passant par la « loli-goth », ou Lolita gothique), il suffit de se rendre dans l’une de
leurs boutiques spécialisées, comme Le Grouft ou Darkland, pour comprendre que le gothique est plutôt aisé. A 200 euros la paire des indispensables New Rock, on est en effet très loin du punk qui
rafistolait à l’épingle à nourrice des vêtements trouvés dans les décharges. « Sociologiquement, le gothique est issu de la classe moyenne supérieure », témoigne le patron du Kata-Bar en observant que, « chez nous, on va d’ailleurs au moins jusqu’au bac, et qu’on est plutôt doué dans les disciplines littéraires et les sciences humaines ».

« Une béquille identitaire. » Quant au goût pour l’esthétique macabre, c’est là que le bât blesse. Car si la plupart des goths évoquent le besoin de montrer leur différence en incarnant au maximum le tabou de la mort, d’autres semblent développer une étrange philosophie. Seb, 18 ans, porte autour du cou un « Baphomet ». Appelée aussi « pentagramme inversé», cette étoile à cinq branches est souvent associée au satanisme théorisé par le « Pape noir » Anton La Vey, créateur de l’Eglise de
Satan le 30 avril 1966, qui promet de saper toute idée d’égalité entreles hommes. Seb en a-t il entendu parler ? « Bien sûr, répond-il, presque vexé, mais je ne suis pas un de ces connards de satanistes ! Profaner les tombes, quelle idée ! Satan, pour moi, c’est davantage l’idée de vivre en étant son propre maître. Parce que ça veut dire "l’adversaire de Dieu", et que je ne crois pas en Dieu. » Même interprétation chez Guillaume, 21 ans, qui vient à l’interview accompagné d’un rat et porte tatoués sur l’avant-bras de mystérieux signes kabbalistiques. « C’est de l’Enochian, explique-t-il, une langue secrète qu’on trouve dans la « Bible satanique » de La Vey, et qui date d’avant l’araméen. Ça veut dire "cueille la vie". » Exhibant ses nombreux piercings, il ajoute alors : « Rien à voir avec les messes noires ! L’idée, c’est surtout de montrer que je suis différent, que j’ai ma propre religion qui consiste à n’obéir qu’à moi-même, et pas à un Dieu. Ça fait de moi un mystère ambulant et ça plaît vraiment aux filles ! » On est content pour lui, mais l’on se demande quand même : ce carpe diem occulte, ce jeu avec les symboles et cet athéisme convaincu ne marquent-ils pas le passage d’une frontière entre gothisme et satanisme ?

Chercheur en sciences politiques à l’université de Lyon-II, auteur de « Satanisme et vampirisme, le livre noir » (Golias), Paul Ariès se montre presque rassurant. « Les jeunes gothiques sont les enfants de notre société. Ils sont en souffrance identitaire parce qu’il n’y a plus, comme dans les années 70, des idéologies prêtes à l’emploi pour réenchanter le monde. S’approprier ces symboles leur permet de se créerune béquille identitaire, comme d’autres développent un rapport addictif aux marques. Tant qu’il ne flirte pas avec un discours antisocial et des rituels occultes, tant que cette volonté de vivre selon ses désirs ne revient pas à célébrer la loi du plus fort, le gothique est à l’abri de
l’endoctrinement sectaire. Le gothisme "bien pensé" peut même être une protection, car cela permet à l’adolescent de canaliser ses pulsions.
Celui qui est en danger, c’est celui qui y cherche une idéologie. »

Moralité : on peut donc être un gothique, à condition d’être un gothique flamboyant

La panoplie du goth
Teint de nacre : signe de noblesse. Oblige les gothiques à se mettre à l’ombre dès qu’il y a un peu de soleil. Et à refuser les activités plage, forcément.

Cheveux teints, nuance noir bleuté : signe de noirceur d’âme et responsables du surnom de « corbeaux ». Portés longs et raides, par dandysme et désir d’androgynie, ou pour rappeler « Entretien avec un vampire », l’un de leurs films cultes.

Piercings : définitifs ou amovibles, souvent localisés sur les sourcils ou sur les lèvres, ou encore, plus intimes, sur les tétons. Participent d’une volonté d’embellir le corps. Le must, c’est le bijou en Teflon.

Bagues et pendentifs argentés d’inspiration chrétienne ou païenne. Peut être une croix, une « ankh » égyptienne, ou le fameux pentagramme, étoile à cinq branches souvent associée au satanisme.

Pantalon serré en cuir, latex ou PVC, et orné de boucles de métal. Passerelle vers le milieu fétichiste, vers lequel s’orientent les gothiques qui passent l’adolescence. Demande une grande résistance à la chaleur estivale, surtout quand il est porté sous un maxi en cuir, ou une soutane.

Bottes cloutées New rock, parfois renforcées de plaques de fer. Responsables des mouvements très lents du gothique lorsqu’il danse en soirée, mais indispensables pour séduire une goth.