La passion du merveilleux est une des formes qu’affectionne l’excentricité d’esprit. Elle se fait jour dès le plus jeune âge et est affaire de tempérament et de prédisposition héréditaire.
Les mystiques recherchent avidement le bizarre, le mystérieux, l’incompréhensible. Ils sont à l’étroit dans le domaine des réalités ; il leur faut le monde des chimères, du fantastique, de l’inconnaissable. Selon les hasards de leur éducation, de leurs fréquentations, de la mode, ils se lanceront à corps perdu dans la religion, le spiritisme, le magnétisme, la magie, les sciences occultes. Ils fonderont des sectes, découvriront des mystères nouveaux, inventeront des miracles, et créeront même de toutes pièces des religions jusqu’alors inconnues.
Le mysticisme religieux est le plus fréquent. Il résiste, chez certains esprits, à la culture la plus variée et la plus complète. On le rencontre à tous les degrés de l’échelle intellectuelle, et s’il est fréquent chez les dégénérés et les imbéciles, il n’est pas rare chez les déséquilibrés supérieurs et même chez des personnes d’une intelligence élevée et normale sous tous les rapports. Il se transmet assez souvent par hérédité similaire, et beaucoup de mystiques sombrent définitivement dans la folie confirmée.
Par quelques-uns de ses aspects, le mysticisme touche à une disposition mentale que nous étudierons plus loin : la tendance de l’esprit à être le jouet d’idées fixes et d’obsessions. Il en est ainsi chez certains faibles d’esprit dont le mysticisme grossier se caractérise surtout par la minutie et l’excès des pratiques religieuses. Telle, par exemple, la personne dont Trélat parle en ces termes :
Pendant toute sa vie, elle n’avait pris qu’une chose avec chaleur, presque avec passion, — les pratiques religieuses, — non la religion, entendons-nous bien, mais la dévotion dans ses plus étroites habitudes et la fréquentation des églises à toute heure, aux dépens des devoirs journaliers de la famille et de ses plus indispensables réunions. Tous les jours, toutes les veilles et tous les lendemains de fête, à chaque période de cérémonie du culte et notamment pendant toute la durée du carême, il n’y avait plus d’ordres donnés pour le ménage, pour les acquisitions ; il n’y avait plus de règle, il n’y avait plus d’heure ni plus de repas ; aussi le mari ne put-il y tenir, et prit-il l’habitude de faire, à chacune de ces époques, un voyage plus ou moins long. C’est ce qu’il appelait faire son Avent, faire son mois de Marie, faire son carême ou faire ses Pâques. Il put ainsi répéter souvent de grands voyages, passer la mer, et visiter plusieurs fois Londres, Edimbourg, Berlin, Vienne, Milan, Florence, Rome, Naples, Venise et Constantinople [1].
L’auteur qui a écrit ces lignes termine par ces réflexions mélancoliques :
« Un pareil emploi du temps ne peut être blâmé. Il procure des jouissances intellectuelles, mais ce ne sont pas là les joies de famille, et celui qui épouse une imbécile n’a pas de famille. »
Puisque l’occasion se présente, signalons en passant un fait que nous aurons à faire ressortir de nouveau plus loin, c’est qu’en psychologie morbide chaque idée fixe dans un sens a presque toujours pour contre-partie une idée fixe dans un sens diamétralement opposé. Ainsi, à côté de cette passion maladive pour les choses religieuses, on constate chez certains autres héréditaires une aversion profonde, parfois innée pour tout ce qui a trait à la religion. « Je ne sais, dit une malade de Morel, dont la famille n’était composée que d’excentriques et de demi-fous, si c’est à mes parents que je dois la haine que j’ai toujours eue pour les choses de la religion et pour les prêtres. Je n’ai pas eu de croyance et je voudrais bien que mes enfants ne soient pas comme moi » [2]. Une demoiselle citée par Brierre de Boismont, élevée par une famille très pieuse et devenue mélancolique, avait conçu une telle répulsion pour la religion qu’elle l’avait prise en horreur. Elle avait des tremblements convulsifs quand on lui pariait de l’Église et des devoirs religieux. Tout à coup, elle poussait des cris terribles, maudissait ses anciennes croyances, injuriait les prêtres, les dogmes, la divinité et s’écriait quelle le faisait exprès, pour qu’on connût toute sa haine pour la religion [3].
Plus peut-être que tous les déséquilibrés qui nous occupent dans ce travail, les mystiques ont joué de grands rôles dans le monde ; l’histoire est faite en partie des bouleversements qu’ils ont causés, de leurs entreprises, de leurs vertus et de leurs crimes. Mystiques ou fanatiques ont perdu ou sauvé des nations, détruit ou fondé des empires, bouleversé les moeurs, créé des sectes et des religions. Nous renonçons à traiter la question dans un sens aussi vaste, et à entrer dans des développements qui dépasseraient de beaucoup les limites que nous nous sommes tracées. D’autre part, voulant faire oeuvre essentiellement médicale, notre domaine n’est pas l’histoire, mais la clinique.
Ce ne sera certes pas sortir de notre sujet que d’étudier en quelques mots l’existence de Louis Riel, l’agitateur canadien, pendu à Régina le 16 novembre 1885. Incontestablement il appartient bien à la psychologie morbide.
Le père de Louis Riel semble avoir mené une vie assez aventureuse. II est successivement cardeur, engagé dans la compagnie de la baie d’Hudson, novice dans une communauté d’Oblats, associé aux Indiens pour la chasse du bison, cultivateur et enfin meunier. Il finit par devenir un homme considérable et dirigea en 1849 un mouvement insurrectionnel.
La vie de Louis Riel ne fut pas moins agitée que celle de son père. Il manifesta pendant son enfance les plus heureuses dispositions intellectuelles et fit ses études à Montréal. En 1868, il commence son rôle d’agitateur politique en faveur des métis canadiens : Il dirige plusieurs insurrections, qui aboutissent à une catastrophe.
C’est en 1874 qu’il commença à s’attribuer un pouvoir surnaturel et à se croire investi d’une mission spéciale. L’Esprit qui s’était montré à Moïse, au milieu des nuées enflammées lui apparut de la même manière, et lui dit : « Levez-vous, Louis David Riel, vous avez une mission à remplir. » Comme beaucoup d’autres mystiques de son espèce, il avait à lui des opinions religieuses qui ne s’accordaient pas avec l’orthodoxie catholique. Il voulait un pape spécialement américain. Selon lui, le dimanche ne devait plus être célébré. Il fallait le remplacer par le sabbat des Juifs. Son système religieux relève de toutes les religions connues et est à la fois protestant, juif et mahométan. Il était en communication journalière avec les anges et ne prenait aucune décision sans les consulter. Plusieurs fois, il s’opposa aux opérations militaires les plus rationnelles, sous prétexte que ses voix l’avaient ainsi ordonné. Il ne s’entourait que de gens de son espèce, exaltés ou fous, et son secrétaire Jackson fut acquitté par la cour de Régina parce qu’il était atteint d’aliénation mentale. Riel est persuadé que si on le pend, Dieu le ressuscitera. « Ce serait plus simple, dit-il, d’épargner à Dieu le trouble de faire un miracle. » Il lui arriva de vouloir prêcher à l’église et de monter à l’autel ; et il demanda à célébrer la messe sous prétexte qu’il avait été ordonné prêtre par les Esprits [4].
Louis Riel fut enfermé deux fois comme aliéné. Lors de son procès, quatre médecins du pays furent consultes sur son état mental ; deux se prononcèrent pour la folie et deux contre. On sait le reste.
Le mysticisme s’accommode fort bien d’une absence complète de sens moral. On en trouve une preuve des plus éclatantes dans ce crime mystérieux de Villemomble qui a eu il y a quelque temps un si grand retentissement.
Euphrasie Mercier, femme que son activité, sa vie laborieuse et ses aptitudes commerciales n’avaient pu conduire à la fortune, tente d’y parvenir par un crime. Elle se place comme gouvernante chez Mlle Ménétret, qui habite toute seule une maison isolée de Villemomble. Bientôt elle empoisonne sa maîtresse, brûle le cadavre, enterre les os à demi calcinés dans le jardin et commet une série de faux très compliqués dans le but de s’emparer de la fortune de sa patronne.
Obéissant à une sorte d’impulsion instinctive, elle réunit autour d’elle la plupart des membres de sa famille, ses soeurs, Honorine et Sidonie, son frère Camille, sa nièce Adèle et son neveu Alphonse. Deux ans après, ce dernier devine le crime et le dénonce. Au cours du procès on s’aperçoit qu’on se trouve en présence d’une famille d’hallucinés et de mystiques, d’héréditaires. Les excentricités d’Euphrasie, celles d’Honorine et de Sidonie, impliquées comme elle dans l’accusation, motivèrent une expertise dirigée par MM. Ball, Blanche et Motet [5], à la suite de laquelle Honorine et Sidonie reconnues comme irresponsables furent acquittées, et Euphrasie, considérée comme partiellement responsable, condamnée à vingt ans de travaux forcés.
C’est d’après les savants rapports des experts que nous avons résumé l’observation suivante qui comprend les principaux membres de cette singulière famille.
La famille Mercier, à laquelle appartiennent Euphrasie, Sophie, Honorine, Sidonie, Hortense et Camille Mercier, est une famille de visionnaires et d’aliénés. Le père était un homme aux sentiments religieux très exaltés, qui voyait le doigt de la Providence dans les moindres incidents de sa vie. Il dépensa six mille francs pour faire élever une chapelle, ou il allait recevoir les inspirations de Dieu. Selon ses filles, il avait le pouvoir de guérir les maladies. Il mourut en 1846, à la suite d’une troisième attaque d’apoplexie.
Ruinés par la Révolution de 1848, la principale préoccupation des enfants Mercier fut de rétablir leur fortune. Leur caractère mystique leur a fait voir la main de la Providence dans leurs succès, la main du mauvais esprit dans leurs revers.
Sophie-Honorine a 52 ans ; de manières aisées, d’une physionomie agréable, elle s’exprime avec facilité et animation. Elle raconte qu’en 1849, elle vint fonder à Paris un magasin de modes avec Sidonie. Mais leurs affaires ne prospèrent pas. Elles deviennent inquiètes, et s’imaginent qu’on se moque d’elles et qu’on leur conseille de se prostituer pour gagner de l’argent. Honorine a des inspirations et dit à Sidonie : « Il y a un monsieur puissant et riche qui nous persécute et veut nous faire tomber dans le mal, mais une voix intérieure me le défend. » Elles prennent le parti de fuir et s’en vont à Vienne en Autriche. Elles y restent neuf mois ; mais en proie aux mêmes obsessions, elles reviennent à Paris. Au bout de trois années de lutte, nouveau voyage en Autriche ; mais la police leur refuse un permis de séjour, d’où elles concluent qu’il y a connivence entre la police viennoise et la police française, et qu’elles sont victimes d’une machination dirigée par un personnage influent. Nouveau retour à Paris. Mais il faut fuir encore, et elles se décident à partir pour l’Amérique. Honorine se rend alors chez un agent d’émigration, M. de Chateauneuf, qui parait touché de son infortune. — « On veut me vendre, sauvez-moi, lui ai-je dit. Je ne me doutais pas que j’allais être sa proie. Je revins chez lui, et à la troisième visite, il fit sur moi son crime devant Dieu. Je lui ai pardonné ; c’était la passion. » Neuf mois après elle accouchait d’un fils. Dès ce moment le délire des persécutions s’accentue chez Honorine, et elle finit par être enfermée à la Salpêtrière. Plus tard elle eut un second enfant d’un autre amant, et subit une seconde séquestration.
On relève, dans ses confidences, les preuves du plus extravagant mysticisme chez tous les membres de cette famille. « Nous avons toujours eu une grande piété, et Dieu s’est révélé à nous dans bien des circonstances… L’intervention de la Sainte-Vierge s’est manifestée à nous bien des fois… Mon frère de Lille, qui est un savant, un inventeur nous écrit : Défiez-vous ; j’ai des rêves prophétiques, il va vous arriver quelque chose de pénible. Moi, je suis plus avec le ciel qu’avec la terre. On appelle cela folie, mysticité ; moi je dis que c’est très beau, que c’est une grande consolation… Ma soeur Euphrasie, étant toute jeune, avait des visions… mon père faisait des miracles… Dès mon enfance j’ai eu des révélations et des visions ; à onze ans, après avoir lu les visions de saint Paul, je fus ravie en extase… Des personnes ont dit que mes révélations étaient du spiritisme, moi je suis contre le spiritisme ; c’est une hallucination diabolique. Tout autre chose est la révélation par Dieu. Il y a des magiciens, je lai senti, je l’ai vu dans mes visions. Les magnétiseurs sont des magiciens pour moi. Us ont une puissance de volonté très forte, qui caractérise la fascination… » etc.
Les convictions délirantes d’Honorine répondent à un système qui n’a pas varié depuis son enfance. Prenant d’elle-même et de sa mission une haute opinion, elle l’impose à ses soeurs et à son frère, et joue incontestablement le rôle le plus actif. C’est chez elle que le délire a les reliefs les plus accusés.
Sidonie-Hortense est tout autre. Plus âgée que sa soeur, elle n’a jamais eu autant d’activité d’esprit qu’elle. Elle obéit, elle suit, elle accepte presque aveuglément, et ses convictions lui arrivent toutes faites par sa soeur. Autant Honorine est prolixe, autant Sidonie est réservée, non par système, mais par une sorte de lassitude. Aussitôt qu’on la laisse à elle-même, elle retombe dans une sorte de rêvasserie. Elle est plutôt passive qu’active, et se résigne, subissant ce qu’elle appelle la fatalité.
Camille Mercier a 55 ans. Sa physionomie est peu intelligente. Sans malformation crânienne, il a la tête petite. Ii parle volontiers. Il fait l’éloge de sa soeur Honorine. — « Elle est très intelligente, Honorine, elle a des révélations, c’est immense. — J’en ai, moi aussi, mais je ne suis pas à comparer à elle. Comme mon père, je fais des choses extraordinaires ; par mes prières, j’ai fait venir au monde un enfant. Sur la demande de mon propriétaire, j’ai fait pleuvoir. Il me fallait pour cela faire le chemin de la croix, me confesser et communier. — Dernièrement, Dieu m’a fait baiser le parquet. — Il y a des moments où le sang me travaille ; je me mets de l’eau sur la tête, pour me calmer. » Comme sa soeur Honorine, il concilie l’exaltation religieuse la plus extravagante avec une conduite immorale et des instincts dépravés. Il entre à ce sujet, sans se faire prier, dans les détails les plus cyniques que nous nous abstenons de rapporter.
Euphrasie Mercier est l’aînée de cette famille où l’amour du merveilleux est poussé jusqu’à la folie. Elle n’y échappe pas pour son propre compte ; mais ce qui la caractérise, c’est un esprit pratique extrêmement développé et une intelligence remarquable au point de vue commercial. Au point de vue physique, c’est une femme d’une haute taille, d’une constitution vigoureuse, et qui paraît bien conservée malgré ses 65 ans.
Bien différente de sa soeur Honorine qui passe les nuits à prier dans un état d’agitation extrême, elle repose tranquillement ; le délire n’a pas, chez elle, marqué son passage par une empreinte aussi profonde.
Après la débâcle de la fortune paternelle, Euphrasie se plaça comme caissière. Elle a travaillé ensuite comme ouvrière en chaussures, a fondé un magasin, en 1854 et dès lors a toujours vécu dans les affaires. Elle est arrivée plusieurs fois à réaliser une fortune assez considérable, mais à diverses reprises elle a tout perdu. Dans le cours de cette existence agitée et pénible, elle a toujours fait preuve de grandes capacités et d’une indomptable énergie.
Toutefois, le vice héréditaire de la famille ne l’a pas épargnée. Euphrasie est une mystique, une visionnaire. De fort bonne heure elle a eu des visions. Elle a vu l’ombre de sa grand-mère, a conversé longuement avec celle de son père. Elle a eu d’incessantes hallucinations de l’ouïe qui l’ont constamment maintenue en communication avec le monde invisible. Elle a vu N. S. Jésus-Christ apparaître en plein dans ses fenêtres ; dans une autre occasion elle a vu le bon Dieu. Elle rapporte une prophétie qui lui a été dictée le 6 janvier 1880 au sujet de son neveu Alphonse de Chateauneuf, le fils aîné d’Honorine : « On m’a dit du ciel d’écrire ceci : Alphonse de Chateauneuf II, surnommé le cruel à cause de sa manière d’agir à ton égard, il en sera puni, vous l’apprendrez. » Le sens de cette prophétie avait échappé â Euphrasie jusqu’aux événements de 1885, c’est alors qu’elle a tout compris.
Euphrasie a d’abord subi l’influence d’Honorine ; mais comme en ajoutant foi à ses inspirations, elle perdit des sommes considérables, elle cessa d’avoir confiance dans son oracle habituel.
Elle s’est fait un système religieux d’après les révélations d’Honorine, mais comme il n’est pas d’accord avec l’orthodoxie catholique, elle n’est pas en bons termes avec les prêtres. Elle admet qu’il existe deux puissances contraires, que les volontés de Dieu peuvent changer ; que dans trois règnes successifs, Dieu le Père, Dieu le Fils, et Dieu le Saint-Esprit ont successivement gouverné le monde. Avec Honorine et une comtesse polonaise, elle faillit fonder un triumvirat pour le gouvernement du monde. Elle a écrit de nombreuses prophéties sous la dictée de la Trinité.
En résumé le caractère d’Euphrasie apparaît sous deux aspects différents : D’une part le mysticisme ; d’autre part l’esprit de suite, le bon sens et les aptitudes commerciales. On pourrait dire qu’elle a fait deux parts de son existence, l’une consacré aux rêves, l’autre aux réalités.
Une des aberrations mystiques les plus fréquentes de l’époque actuelle est le spiritisme.
Le Dr Gairdner, professeur de médecine à l’Université de Glascow, a fait de cette folie de notre temps une étude intéressante [6]. Pour lui, l’état mental des personnes adonnées au spiritisme est une condition maladive de la faculté du merveilleux. Cette faculté, que tout homme possède, le porte à aimer l’inconnu, à chercher l’explication de ce qu’il ne peut comprendre. Appliquée par un esprit sain à la recherche des connexions entre le monde spirituel et matériel, elle peut s’exercer dans des limites déterminées, sans s’écarter des lois naturelles. C’est ainsi que l’interprétation des phénomènes qui régissent les rapports de l’âme avec les organes est l’emploi le plus noble que l’homme puisse faire de la faculté du merveilleux. Mais les spirites ne s’en tiennent pas à ces sages limites. Leur folie les pousse à admettre des lois nouvelles et à affirmer des rapports anormaux entre la matière et l’esprit.
Pour justifier l’incontestable bonne foi de bon nombre d’adeptes, il faut nécessairement admettre chez eux un véritable trouble mental. À l’appui de cette opinion, le Dr Gairdner rapporte l’histoire fort triste d’un de ses anciens élèves dont les débuts dans les recherches de physiologie étaient pleins de promesses. Son avenir fut brisé par l’influence néfaste des pratiques de l’électro-biologie, comme on appelait, en 1851, la prétendue science nouvelle. Il commença par converser avec les sages de la Grèce et finit par entrer dans un asile d’aliénés, malgré les efforts d’un maître qui l’aimait d’une affection toute particulière [7].
Comme on le voit, le spiritisme conduit tout droit à la folie les esprits mal équilibrés qui se laissent prendre à ses mystères pleins d’horreur. Ces naufrages de l’intelligence n sont malheureusement pas rares et les journaux en publient fréquemment de tristes exemples.
Madame N…, sa mère, et trois de ses filles, s’abandonnaient au spiritisme, lisaient les ouvrages sur la matière, et croyaient aux tables tournantes et aux esprits frappeurs.
Ces pratiques avaient produit chez ces pauvres femmes une certaine exaltation qui se traduisait, dans leur conversation, par des théories religieuses et politiques assez extravagantes. Peu à peu, un changement assez notable se manifeste dans leurs allures. Un frère, qui habite Paris et qui est également spirite, était venu les voir et avait apporté de nouveaux livres s’occupant de ces matières. Elles s’absorbaient tellement dans cette étude, qu’elles négligeaient leur travail, et qu’elles n’exerçaient presque plus aucune direction sur leurs ouvrières. Elles leur recommandaient seulement de prier pour elles, parce qu’un grand événement allait se produire.
Un soir, cette famille d’hallucinés s’abandonna toute entière à ses extravagances. Le chat, qui goûtait peu l’abstinence à laquelle on le condamnait, se mit à miauler pour réclamer sa nourriture. Le frère le prit pour un possédé du diable, et le tua pour fouiller ses entrailles, afin de voir s’il avait une âme, et prétendit avoir vu sortir l’âme de Loyola.
Toute la nuit se passa en évocations des esprits. Quand le jour se leva, l’une des deux soeurs se mit à la fenêtre, criant sans discontinuer et avec une régularité mécanique : « Dieu est bon ! Dieu est bon ! Dieu pardonne ! Dieu pardonne ! » pendant que son frère lui imposait les mains. La foule ne tarda pas à envahir la rue et l’intervention de la police devint nécessaire. Il fallut tenir les deux pauvres filles. Le frère tâchait de les calmer, disant qu’elles s’exaltaient outre mesure ; que Dieu voulait qu’on pardonnât aux esprits méchants. Lui-même, cependant, prétendait avoir lutté contre une des puissances infernales durant plus d’une heure, s’être servi pour la dominer d’une chaise, et n’être parvenu à la vaincre qu’en lui faisant prononcer le nom de Dieu. En proie à des convulsions violentes, les cheveux épars, les yeux hagards, elles lançaient des imprécations à tous ceux qui les touchaient, criant que c’était Satan qui les saisissait.
On parvint non sans peine à les dominer ; la mère, tombée dans un état de prostration complète, fut laissée dans la maison ; sa raison n’a nullement été atteinte.
Ce qui est plus étrange, c’est que la troisième soeur, en ce moment à Moulins, a été prise presque en même temps, assure-t-on, de la même folie : un télégramme annonçait qu’on la tenait à la disposition de sa famille [8].
Voir en ligne : Chapitre VI : Mystiques — §. II : Fanatiques
P.-S.
Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre VI, §. I : « Les mystiques proprement dits », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 191-203.
Notes
[1] Trélat, La folie lucide.
[2] Morel, Traité des maladies mentales.
[3] Annales médico-psychol., 1873.
[4] H. Gilson, Étude sur l’état mental de Louis Riel (Encéphale, journal des maladies mentales et nerveuses. Paris, 1886, J.-B. Baillière.)
[5] Rapport sur l’état mental (L’Encéphale, journal des maladies mentales et nerveuses. Paris 1886, p. 387).
[6] Gairdner, Mental science, 1879.
[7] Annales, 1882.
[8] Annales médico-psychologiques, 1875.
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