Cette tradition mystique juive est récupérée aujourd’hui par une entreprise multinationale à la tête de laquelle se trouve le Rav Philip Berg de New York, un gourou qui jouit d’une grande popularité auprès des stars du show-biz.

Par Alain Chouffan

Tout commence après la destruction du Temple de Jérusalem par les armées de Titus, l’an 70. En ces jours funestes, les Romains massacrent par milliers les juifs révoltés qui refusent le joug de l’Empire, et toute la terre d’Israël est en proie à la dévastation. Les archives sont perdues, l’administration comme l’enseignement sont désorganisés, et quelques survivants s’inquiètent de voir la mémoire juive s’altérer – et peut-être même disparaître – sous l’effet de la détresse, de la faim et du choc inimaginable qu’a représenté pour les juifs la disparition du Temple, coeur de leur nation et de leur culte, vers lequel les foules convergeaient trois fois par an lors des fêtes de Pessah, de Chavouot et de Soukkot.

En promettant aux autorités romaines de ne plus faire de politique, Yohanan ben Zakkaï et d’autres sages comme Akiva ben Yoseph obtiennent l’autorisation de quitter la ville en flammes, pour aller fonder une école à Yavné dont l’objectif sera de consigner d’urgence dans des livres tout ce que les juifs savent de leur histoire et se transmettent oralement dans le face-à-face de l’étude, entre maître et élève. Un véritable travail d’enquête est alors mené dans la mémoire des vivants comme dans les communautés et bibliothèques des pays voisins.

Que se transmettent donc d’essentiel les juifs de cette époque ? D’abord que Moïse a reçu de Dieu sur le mont Sinaï non seulement la Loi écrite (la Torah, ou Enseignement) mais aussi la Loi orale (le Talmud, ou Etude) « ainsi que les commentaires ésotériques se rapportant à cette loi ». De l’hébreu qabbala (réception, transmission, tradition), la Kabbale est donc cet ensemble de commentaires ésotériques transmis sans recours à un texte écrit, par crainte de voir se fossiliser le sens de cet enseignement. Jusqu’au IIe siècle, où un prestigieux élève de l’école de Yavné, rabbi Siméon bar Yochai, aurait consigné tous ces commentaires dans un manuscrit secret, le Sefer ha-Zohar (le Livre de la Splendeur). La légende raconte que le manuscrit aurait été caché dans une grotte près de Safed, ville qui reste aujourd’hui encore un haut lieu de la Kabbale en Israël même. D’autres livres d’inspiration kabbalistique apparaissent au long des siècles, comme le Sefer Yetsirah (Livre de la Création) ou le Sefer ha-Bahir (Livre de la Clarté) écrits au XIIe siècle, dont les auteurs sont inconnus, et qui sont des textes fondateurs de la Kabbale.

C’est finalement au XIIIe siècle que paraît le Zohar, désormais considéré comme un texte canonique au même titre que la Torah et le Talmud. Il est rédigé en araméen, certains disent par Moïse de Leòn (1240-1305), un kabbaliste espagnol de Guadalajara. S’estimant lui-même simple maillon de la chaîne des dépositaires de ce savoir ésotérique, il l’attribue à rabbi Siméon bar Yochai. Composé de 23 volumes, il est devenu l’instrument quotidien des kabbalistes (meqabelim) qui tentent de percer les secrets de la Torah et d’approfondir la compréhension des 613 mitsvot (les commandements). Ce mouvement va connaître un tournant décisif après l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492. Les kabbalistes espagnols contraints à l’exil vont se disperser autour de la Méditerranée ; un noyau de grands érudits se retrouve à Safed, en Galilée, et amorce au début du XVIe siècle un formidable renouveau doctrinal, élaboré au sein de confréries mystiques. Moïse Cordovero (1522-1570), auteur d’ouvrages fondamentaux, en est la première grande figure. Les enseignements de son disciple Isaac Louria (1534-1572), dit le Ari Z’al, le Saint Lion, sont recueillis par son élève Haïm Vital (1542-1620) et consignés dans divers ouvrages dont le Sefer Ets Hayyim (Livre de l’Arbre de vie). On leur doit l’élaboration de concepts essentiels comme le tsimstsoum (la contraction divine qui permet à la Création de se déployer), la chevirat hakelim (la brisure des vases) et le tiqqun (la réparation) incombant à l’homme qui, par sa conduite exemplaire, doit rassembler les étincelles emprisonnées dans les écorces, les klippot, pour réparer l’Unité divine.

Cette kabbale lourianique poursuit au XVIIIe siècle son odyssée en Italie, à Padoue, où Moshé Haïm Luzzato rend accessible, au fil d’une oeuvre monumentale, les textes du Ari’Zal au premier abord impénétrables. Ses textes poursuivent leur chemin vers le nord de l’Europe, et donnent naissance au XVIIIe siècle, par l’influence décisive qu’ils auront sur nombre de juifs troublés par le mouvement des Lumières juives (la Haskala), au mouvement hassidique créé par le Baal Chem Tov.

A la Renaissance, puis au siècle des Lumières, l’étude de la Kabbale connaît également un grand essor, bien au-delà des milieux juifs, notamment par le biais de kabbalistes chrétiens comme Pic de La Mirandole (qui trouve dans quelques aspects de la Kabbale une préfiguration et une explication de certains dogmes chrétiens, notamment celui de la Trinité), de Jean Reuchlin, de Guillaume Postel ou Jacques Gaffarel. On dit également que William Shakespeare et Isaac Newton l’auraient étudiée…

Réservée à l’origine à quelques érudits, et aux hommes de plus 40 ans, mariés et pères d’au moins deux enfants, la Kabbale questionne sans fin le rôle de la Volonté et de la Direction divines dans la Création du monde, comme celui de l’Homme, et l’oeuvre de « réparation » qui lui échoit. Cet enseignement explique le pourquoi de l’univers ainsi que son fonctionnement. Il consiste, on l’a vu, en une relecture au niveau le plus haut et le plus élaboré de la Torah. Le Zohar opère selon deux grands principes : « La Torah parle des choses d’en bas mais se réfère en réalité aux choses d’en haut. » Outre le sens littéral du texte (pschat), chaque mot possède un sens caché (sod), ésotérique, qu’il s’agit de dévoiler. Les kabbalistes prétendent que la Vérité ne peut être exprimée par les mots, ceux-ci dénotant simplement ce qu’éprouvent les sens humains et l’intellect. Pourtant, la Torah est écrite avec des mots. Et donc, disent les kabbalistes, ces mots doivent forcément receler la Vérité divine. Alors, comment la découvrir ? En essayant d’en dépasser le sens premier. Pour cela, ils s’appuient sur une des spécificités de l’hébreu, où chaque lettre correspond à un chiffre (aleph : 1, beth : 2, guimel : 3, daleth : 4, etc.). On peut ainsi calculer la valeur numérique d’un mot et rapprocher ainsi des mots de même valeur, ce qui ouvre des perspectives exégétiques passionnantes. L’écriture hébraïque étant consonantique, on peut donc vocaliser diversement chaque mot. Par ces techniques de permanente remise en mouvement du sens, les kabbalistes découvrent les significations cachées et infinies de la Bible. Ainsi entrent-ils en contact avec la Source, l’Infini (ain sof), l’Esprit divin qui a inspiré la Torah, qui en est la matérialisation. Pour les kabbalistes, le Dieu caché, celui qui n’est pas concevable par l’esprit humain, porte le nom d’Ain Sof (Infini). En revanche, Dieu se manifeste par des émanations : ce sont les dix sefirot.

Charles Mopsik, disparu en 2003, a consacré sa vie à l’étude de la Kabbale et tout particulièrement à la traduction en français du Zohar. Selon lui, les kabbalistes cherchent à pénétrer les mystères recelés dans ce texte biblique : « Les rabbins traditionnels, écrit-il, se posent la question du "comment", par exemple comment traduire en lois les 613 commandements bibliques. Les kabbalistes, eux, cherchent à percer les secrets des commandements. Ils veulent en connaître l’origine et la signification. Ils s’attachent au "pourquoi". Ils visent aussi la recherche des voies qui permettent d’accéder directement à un contact avec la divinité : rejoindre la Source est leur but ultime. Pour eux, la connaissance du monde divin est la clé de toute approche. »

Ainsi, la Kabbale tend à « désocculter l’occulte » et non à l’entretenir : les mystères sont faits pour être pénétrés, les voiles levés. Selon la mystique juive, il n’y a donc rien qui ne puisse être un jour mis au jour par l’homme. Est-ce possible ? « Oui, répond un rabbin qui tient à rester anonyme, car dans cette doctrine, tout est relié, du plus haut au plus bas, du plus raréfié jusqu’au plus dense. S’il y a une séparation, un court-circuit, c’est le désordre, la désorganisation, la dysharmonie. » La Kabbale est donc une doctrine d’échange dans laquelle l’homme est à la fois réceptacle et émetteur. Plus il reçoit, et plus il répond à sa raison d’être : donner. « Le courant devient continu. L’échange s’harmonise, s’étend, s’enfonce de plus en plus loin, de plus en plus haut et plus bas. L’intelligence cosmique s’incarne en lui jusqu’à s’identifier avec lui. Ce sont, très sommairement, les grandes lignes de cette mystique. »

Devant la somme de connaissances que requiert l’étude de la Kabbale – connaissance poussée de l’hébreu, du Talmud, du Midrash – on s’étonnera de la vogue incroyable qu’elle connaît actuellement aux Etats-Unis. Après le bouddhisme chic et la scientologie, la Kabbale est devenue la dernière tocade spirituelle à la mode, notamment dans les milieux du show-biz. Mais quelle Kabbale ? Celle du Rav Philip Berg ! Le coup de génie de cet ancien agent d’assurances américain reconverti dans le rabbinat en 1962 est d’avoir mis la Kabbale à la portée de tous en la dépouillant de toute sa complexité et de sa charge spirituelle pour la réduire à une batterie de maximes de sagesse correspondant aux attentes d’adeptes aussi naïfs que novices. Comme feu Ron Hubbard, ancien auteur de science-fiction devenu prophète autoproclamé de l’Eglise de scientologie, le Rav Berg ne pense qu’à développer son fonds de commerce. Pour convaincre, par exemple, les plus réticents d’acheter les 23 volumes du Zohar (350 euros) auxquels ils ne peuvent rien comprendre à moins de maîtriser parfaitement l’araméen et l’hébreu, il a inventé le scanning : « Passez vos doigts sur le texte ou regardez simplement ces lettres, cela peut vous apporter la paix », lit-on sur un prospectus de son Kabbalah Center. « Quand je ne comprenais pas, mon professeur me disait : "Tu scannes", c’est-à-dire tu photographies ce que tu lis et tu retiens. Ça s’imprime dans le cerveau », se souvient Bernadette, 48 ans, qui a quitté le centre il y a trois ans, après avoir répertorié toutes les incohérences de cet enseignement. Surfant sans scrupule sur la crédulité de ses recrues, le Rav Berg utilise aussi Internet (www.kabbalah.com). Cliquez sur store (magasin) et toute une liste de produits apparaît : livres du Rav Berg, calendriers, cartes de méditation, disques, colliers divers, bougies, encens, un bazar digne d’un sorcier de village. Ou d’un pro du marketing…

Le fameux ruban rouge, signe de ralliement des nouveaux disciples, est vendu sur le site 26 dollars ! Il est censé protéger des vibrations négatives. En vertu de quoi ? Explication d’un proche du Rav Berg, à Los Angeles : « Selon le Zohar, il est dit que Rachel protège contre le mauvais oeil. Nous nous rendons donc sur son tombeau à Bethléem pour charger ce ruban d’ondes positives. Puis on le met autour du poignet gauche, le bras gauche symbolisant pour les kabbalistes le désir. Le désir d’agir pour le mieux, de faire le bien, qui change tout… »

Mais l’atout maître de Berg, c’est Madonna. Depuis qu’elle est devenue citoyenne du Kabbalaland, la Material Girl a manifesté sa reconnaissance en donnant 6 millions de dollars au Kabbalah Centre de Londres, ouvert il y a sept ans et dirigé par Michael Berg, le fils du Rav, et 22 millions à celui de New York… La superstar, qui a troqué ses références coquines pour cette version new age de la Kabbale, n’accorde plus une seule interview sans évoquer cette doctrine qui, dit-elle, a chamboulé sa vie. Elle se fait désormais appeler Esther, observe le shabbat et écrit des contes à thèmes kabbalistiques pour enfants, dont trois recueils ont été traduits en 30 langues et vendus dans plus de 100 pays… dont la France.

Le club de Kabballywood (voir encadré), et surtout l’activisme commercial du rabbin-gourou exaspèrent les vrais kabbalistes. Quand on sait que plus de quatre millions de personnes ont déjà fréquenté les 50 centres de la Kabbale disséminés dans le monde, notamment en Israël, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud, en Australie, au Japon et à Londres, on imagine les perspectives de développement d’un empire déjà évalué à 100 millions de dollars… Mais le plus grave, c’est que cette entreprise semble bien présenter toutes les caractéristiques d’une secte : prééminence d’un gourou ou maître, culte de la personnalité (dans chaque prière, le nom du Rav et celui de son épouse sont prononcés), emprise sur les adeptes, recours à des recettes de charlatan – on se soigne avec de « l’eau kabbalistique », car la Lumière du Créateur guérit -, utilisation abusive des textes sacrés, politique de recrutement intensive, et enfin manipulation des esprits fragiles. En Israël, ces centres kabbalistiques sont considérés comme sectaires et, en France, toutes les autorités rabbiniques les condamnent. Devant une telle caricature de l’esprit originel de la Kabbale, il serait temps que les érudits juifs fassent entendre leur voix. Mais en ont-ils simplement envie ?

La symbolique
Pour la Kabbale, Dieu se manifeste à l’homme par des "émanations", les sephirot, au nombre de dix sur le fameux Arbre des sephirot, matérialisés par des cercles. Vingt-deux voies, reliant les cercles entre eux, font partie du parcours initiatique du disciple. L’origine de l’Arbre est méconnue mais ses premières illustrations datent du XIIe siècle. Autre symbole, bien plus récent, le ruban rouge censé protéger des vibrations négatives.

Repères
70
Destruction du Temple de Jérusalem.
IIe siècle
En Galilée, le rabbin Siméon bar Yochai rassemble les commentaires ésotériques dans le Sefer ha-Zohar.
XIIe siècle
En Provence, parution du Sefer Yetsirah et du Sefer ha-Bahir.
XIIIe siècle
En Castille, publication du Sefer ha-Zohar par Moïse de Leòn. Le Zohar devient un texte canonique, comme la Torah et le Talmud.

Comprendre

Commentaires ésotériques
Le domaine de la connaissance ésotérique est désigné par les kabbalistes sous le nom de pardès (le verger, le paradis). Ce mot est formé des quatre consonnes P (pshatt, sens littéral), R (remez, sens allégorique), D (derash, sens figuré) et S (sod, sens secret).

Kabballywood
Madonna (ci-contre) a entraîné à sa suite le Tout-Hollywood et autres jet setters : son mari Guy Ritchie, Britney Spears (à qui elle a offert une édition du Zohar du XIIe siècle), Demi Moore, Ashton Kutcher, Paris Hilton, Gwyneth Paltrow, Naomi Campbell, Winona Ryder, Barbra Streisand, Donna Karan, le couple Beckham, Elizabeth Taylor et Mick Jagger. L’ex-épouse de ce dernier, Jerry Hall, est la première à avoir craqué : elle a rompu avec le centre londonien, parce qu’elle en avait assez de « demander à ses amis de donner un dixième de leurs revenus annuels au Rav Berg »…