La Cour suprême renverse un jugement de la Cour d’appel du Québec

Brian Myles
Édition du vendredi 3 mars 2006

Mots clés : Canada (Pays), Justice, kirpan, gurbaj singh multani, cour suprême du canada

Ottawa — L’orthodoxie sikhe a triomphé hier en Cour suprême, qui a sanctionné le port du kirpan dans les écoles au grand soulagement du jeune Gurbaj Singh Multani.

La décision, qui renverse un jugement de la Cour d’appel du Québec, marque un nouveau triomphe du multiculturalisme tout en ouvrant la porte encore plus grande à l’expression des différences religieuses dans les écoles.

Le tribunal a reconnu le kirpan comme un objet religieux, rejetant les prétentions de la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys (CSMB) selon lesquelles il s’agissait à la base «d’un symbole de violence», un poignard conçu pour tuer, blesser ou intimider.

«La tolérance religieuse constitue une valeur très importante au sein de la société canadienne. Si des élèves considèrent injuste que Gurbaj Singh puisse porter son kirpan à l’école alors qu’on leur interdit d’avoir des couteaux en leur possession, il incombe aux écoles de remplir leur obligation d’inculquer à leurs élèves cette valeur qui est à la base même de notre démocratie», affirme la juge Louise Charron au nom de quatre de ses collègues.

«La prohibition totale de porter le kirpan à l’école dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d’autres», renchérit-elle.

Les trois autres juges en arrivent à la même conclusion, mais par des raisonnements différents.

La fin de l’ignorance

Gurbaj Singh Multani avait 12 ans lorsque la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys lui a interdit de porter à l’école son kirpan, une dague cérémonielle de 20 cm. Le voilà âgé de 17 ans, pas amer du tout et satisfait que la Cour suprême ait mis fin à cette longue bataille qui, selon lui, prend racine dans «l’ignorance» des autres à l’égard de sa religion empreinte de pacifisme. «Les gens se sont intéressés à ma religion avec cette cause. L’ignorance qui était à l’origine de cette affaire est en voie de disparaître», a-t-il dit hier en conférence de presse.

Le kirpan est un symbole de justice rappelant les sikhs orthodoxes à leur devoir de protéger les plus vulnérables, a expliqué Singh Multani. «Ce n’est pas fait pour être utilisé. C’est symbolique», a-t-il ajouté. La Cour suprême a d’ailleurs souligné à grands traits que le jeune Singh Multani n’avait jamais été impliqué dans un épisode de violence lors de son séjour à l’école secondaire Sainte-Catherine-Labouré, dans l’arrondissement de LaSalle. «Le risque que cet élève utilise son kirpan à des fins violentes me paraît très improbable», affirme la juge Charron. Le kirpan est déjà permis dans les écoles de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et de l’Alberta. Aucun incident n’y a été signalé.

La Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys a exprimé par voie de communiqué sa déception, tout en s’inclinant devant le jugement. C’est «avec respect» qu’elle définira prochainement les modalités du port du kirpan avec les parents d’élèves sikhs.

La CSMB ne niait pas la nécessité de favoriser la diversité culturelle en milieu scolaire en tenant tête à la famille Singh Multani. La moitié de ses 45 000 élèves ont une mère née hors Québec, dans pas moins de 190 pays. La diversité est ici la norme, pas l’exception. «La CSMB a cru de son devoir de porter sur la place publique sa préoccupation à intégrer la dimension sécuritaire dans l’élaboration harmonieuse de mesures d’accommodement raisonnables», explique le communiqué.

La volonté de la CSMB d’assurer la sécurité des élèves et leur épanouissement dans un environnement sans violence est certes un objectif «urgent et réel», estime la Cour suprême. Mais la Commission ne cherche pas à assurer une sécurité absolue. Si tel était le cas, il y aurait des détecteurs de métal aux portes des écoles, tout objet potentiellement dangereux serait interdit (y compris les ciseaux, compas et bâtons de baseball) et les élèves violents seraient expulsés du système de façon permanente. Le plus haut tribunal du pays considère que la Commission scolaire vise plutôt à établir un niveau «raisonnable» de sécurité.

Dans ce contexte, la prohibition totale du kirpan constitue une limite excessive sur le droit à la liberté de religion garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.

La cour réaffirme par le fait même toute sa déférence à l’égard des sentiments religieux, quels qu’ils soient. Tant que ceux-ci n’entrent pas en conflit avec d’autres droits (égalité, liberté, etc.), les tribunaux doivent permettre leur plus large expression. «Il doit y avoir des risques justifiés avant de dérober à quelqu’un son droit à la liberté de religion. Nous devons nous assurer, peu importe les peurs que nous avons, de certaines bases rationnelles pour limiter ce droit», a commenté Palbinder Shergill, l’avocate de la section canadienne de l’Organisation mondiale des sikhs.

Les établissements publics doivent donc trouver des accommodements, «jusqu’au point où le respect de cette obligation entraîne des contraintes excessives» pour eux, précise la Cour suprême. L’école avait joué le jeu de l’accommodement avec le jeune Singh Multani à l’époque, en acceptant qu’il porte son kirpan à l’intérieur de ses vêtements, dans un fourreau de bois, enveloppé et cousu dans une étoffe solide. L’accord avait par la suite été renié par le conseil d’établissement et la Commission scolaire. «On avait fait tout ce qui était possible pour calmer les inquiétudes, qui n’étaient basés sur aucun fait. C’étaient des peurs, a dit Jean-Philippe Desmarais, l’un des avocats de la famille Singh Multani. Se baser sur des craintes ou des peurs pour refuser des droits fondamentaux garantis par la Charte, ça doit être fait de façon parcimonieuse.»

Il y a bien des limites au droit à la liberté de religion, reconnaît la Cour suprême, mais elles seront tracées au cas par cas. Les tribunaux ont déjà restreint ce droit par le passé, notamment en forçant une enfant leucémique à subir une transfusion sanguine malgré l’opposition de ses parents témoins de Jéhovah. La décision d’hier n’est pas étrangère aux précédentes : la cour accorde une grande lattitude à l’expression de la différence religieuse.

La victoire des sikhs orthodoxes appartient aussi aux croyants de toute confession revendiquant le port de signes ostentatoires en milieu scolaire. Selon l’avocate Palbinder Shergill, rien n’empêche désormais les musulmans d’invoquer les principes du jugement pour réclamer le port du tchador (un voile recouvrant toute la tête, sauf les yeux) dans les classes.

Un sondage divulgué hier par la firme Repère communication recherche indique que six Québécois sur dix sont contre le port des signes religieux dans les écoles publiques. Au yeux des tribunaux, par contre, les sentiments défavorables ou la peur ne suffisent pas pour restreindre le droit à la liberté de religion. C’est peut-être la plus grande leçon, qu’elle plaise ou non, donnée hier par la Cour suprême.