Christianisme: Pierre-Patrick Kaltenbach, un regard protestant perspicace sur les réalités françaises
(Documents Expériences)
date: 2006-03-09 | rapporteur d’info: nicolas   
Chrétiens en politique Relations avec les médias Actualités des églises

Pierre-Patrick Kaltenbach est une figure bien connue du protestantisme, personnalité de premier plan intervenant dans de nom breuses instances du pays comme dans les médias. Enarque, Conseiller-Maître honoraire à la Cour des Comptes, an cien président de l’Institut National des Etudes démographiques et de Fonds d’action sociale, actuel président des Associations Fami liales Protestantes, et membre du Conseil National consultatif des Droits de l’Homme, sa longue expérience, la diversité de ses res ponsabilités et sphères d’intervention, ses connaissances multiples, font de lui un observateur et un analyste de la société française au regard particulièrement perspicace et autorisé. C’est avec les plus grandes disponibilité et gentillesse qu’il nous a accueillis à son domicile parisien pour de longs échanges et un riche entretien, dont nous publions ci-dessous l’essentiel.

Comment analyseriez-vous, à grands traits, l’évolution générale de la société française au cours des dernières décennies ?

Comme Shakespeare le fait dire à Hamlet, « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume… » depuis le début des années 80, mais sans en accuser un bord politique plus qu’un autre. C’est une génération entière qui est en cause : celle qui, arrivée aux affaires à cette époque-là, s’est paradoxalement baptisée «Génération Morale».
Il faut prendre en compte ce qui la distingue des autres : celle qui a subi l’invasion allemande de 1940, celle de la «Grande boucherie» de 14-18, celle de l’Affaire Dreyfus et des lois de 1901 et 1905…

De la guerre elle n’a rien connu, même pas celle d’Algérie. De la re­construction, elle a connu le confort mais pas l’effort. Surtout, ses clas ses d’âge de 800 000 enfants ont remplacé sans transition celles de 600 000 et son poids relatif s’en est trouvé accru d’autant, notamment dans le champ médiatique.

Trente ans après son avène ment, ce qui la caractérise, c’est une exigence cumulée et contra dictoire de libertés et de sécuri tés, de garanties et d’autonomie, d’individualisation des choix et de collectivisation de leurs con­séquences. Cette contradiction ne compte pas pour peu dans le relativisme moral, social et poli tique actuel qui justifie le refus de juger – car « tout se vaut » – , le refus de nommer, de définir -car « définir, c’est stigmatiser, cul pabiliser, exclure » – le refus de chiffrer et compter -car « comp ter, c’est mettre en examen une légitimité et le bien-fondé d’une action, son efficacité au regard de son coût, comme la représentati vité de ceux qui la demandent, en décident et en profitent. » Sur tout, le fait de chiffrer permet de demander des comptes c’est-à-dire de rendre responsable. Ce double discours «moral» de libé rations et d’égalité produit les deux nouveautés de la période : «Le Droit à» et l’irresponsabi lité…

Tout cela ne pouvait que me ner vers l’incivisme, l’effondre ment de la démocratie, notam ment financière, le déficit et la dette.

Le dévoiement des Institu tions mettant fin à la séparation des pouvoirs et des intérêts a permis au «Mal français» de s’ag graver en deux décennies. Au point que le rapport Camdessus évoque le risque de décrochage irrattrapable.

Il y a longtemps que notre pays n’avait connu une situation aussi grave. C’es de fracture morale et politique qu’il faut parler et non de déclin. Des historiens pourraient en parler mieux que moi, mais je pense que la crise des années 30, ou celle qui a précédé la fin de l’Ancien Régime, comme le temps des Valois étaient un peu similaires dans l’effondrement de la morale politique, et l’affaissement des «élites». Un mois avant la révolution de 1848, Tocqueville écrivait : « Le plus sûr moyen pour des hommes de perdre le pouvoir, c’est de se montrer indignes de l’exercer.

Que pensez-vous de la laïcité à la française ?

Je considère que notre pays, outre sa culture, a contribué à l’univer sel en deux domaines : l’idée de nation, et l’idée de laïcité, même s’il ne les a pas appliquées de façon satisfaisante, surtout en matière de laïcité.

S’agissant de l’idée de nation, après la défaite de 1870 Renan écrit : « La nation est un plébiscite de tous les instants »…

La France est un pays où non seulement, comme l’a écrit Emmanuel Lévinas : « L’attachement aux formes culturelles semble équivaloir l’atta­chement à la terre », mais un pays dont les plus hautes valeurs éthiques ou spirituelles sont proposées à l’adhésion consciente de ses membres au lieu d’être enracinées dans leur inconscient collectif. Je crois que c’est même le mérite de la France que d’avoir proposé au monde une théorie élective de la nation, et non une théorie ethnique ou organique.

Et je crois que les fanatiques de l’identité culturelle ne procèdent pas autrement que des racistes, même si le déterminisme dans lequel ils en­ferment les individus n’est plus génétique, mais plutôt historique et traditionnel.

Etre français, c’est donc vouloir l’être, c’est l’alliance contre l’apparte nance. C’est l’un des problèmes des populations jeunes issues de l’immi gration.

La laïcité ? Aux origines, et deux siècles durant, est ce flot de haines religieuses, de feu, de fer et de sang, né de la St Barthélemy en 1572 poursuivi après la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685 et des Cévennes en Vendée, en 1790 avec la Constitution civile du clergé.

Les meilleurs des Français, et d’abord des catholiques sincères ont réalisé qu’on ne pouvait pas imposer l’amour et la liberté à coups de sabre au nom du Christ. Et il a fallu deux siècles pour que l’idée perce l’épaisse carapace culturelle d’un peuple qui avait affirmé : « Un roi, une Foi, une Langue… »

« Plus jamais cela ! Coupons le lien entre la religion catholique et l’Etat » C’est le sens de la loi de 1905. C’est le modèle américain de 1791 mais avec la hargne en prime. Surtout, il aurait fallu aller plus loin. Ne pas faire de ce progrès une arme de division, ne pas le cantonner à la seule question religieuse, mais au con traire imposer ce principe de sé paration à tous les pouvoirs comme à quiconque se prévaut d’une quelconque transcendance pour en tirer des avantages sans contrôle. Tel est le modèle de laï cité politique des pays protes tants. Nous en sommes restés à la laïcité religieuse et nos laïcards sont souvent plus cléricaux et sectaires que nos curés.

Le problème n’est-il pas, en France, que beaucoup ont de cette laïcité une conception «laïciste» ?

Sans doute, et en tout cas hargneuse, sectaire, quasi cléri cale ! Et cela vient d’une vision hexagonale sommaire, inculte. Comment le reprocher aux Fran çais quand on considère en ce domaine le niveau de réflexion de ce que l’on nomme un peu vite leurs élites, et ce qu’on leur en seigne à l’école ou qu’on leur dit à la télévision sur la religion !

Voyez ce que l’on entend jus que dans nos églises, par exem ple, sur le thème de la «fraternité d’Abraham», sur l’air de «Nous sommes tous du Peuple du Livre»…

C’est une falsification dont les musulmans eux-mêmes ne veu lent pas entendre parler : pour eux, le Coran n’est pas la Bible. Jacques Ellul l’a dit et redit.

Mais ceci étant, le discours réclamant que la foi soit canton née à la «sphère privée» est inepte. Qui pourrait empêcher la Bible de sortir des maisons, d’aller dans les rues, les marchés et les prisons ?

En revanche, nous devons repousser la tentation diabolique d’orga niser le quartier ou la société, de contrôler la vie d’autrui, ou d’accepter que des religieux se mêlent de pouvoir, y compris en église. »

Les évangéliques (souvent appelés «évangélistes»…!) ont été récemment très attaqués, et le sont encore. Que pensez-vous de cette «campagne», notamment menée dans les médias? Où mène-t-elle, sur quoi peut-elle déboucher ?

Je viens de consacrer à cette campagne surréaliste un pamphlet inti tulé : « La secte Bush à l’assaut de la seconde religion de France ». Les deux préjugés qu’évoque ce titre sont aussi ineptes l’un que l’autre, mais ils sont véhiculés par tous les médias !
Je partage sur ce point l’avis de Régis Debray : nous avons en France un énorme problème de médias, une «emprise», une concentration en tre quelques mains et un conformisme extraordinaire, surtout à la TV… Dans les médias français, la parole libre et la controverse se font ra res. La plus grande réforme en France, la plus urgente aussi serait d’in venter un contre-pouvoir aux médias. De ce point de vue le WEB est mieux qu’une promesse.

Face aux attaques médiatiques, les évangéliques ne doivent surtout pas tenter de répliquer sur un mode médiatique classique. C’est voué à l’échec. Il leur faut poursuivre leur route, forts de leur foi et de leur li berté, sans essayer de faire en sorte que les médias disent du bien d’eux. Puisse au contraire la Providence les vacciner contre l’obsession de visi bilité, cette maladie de sépulcres blanchis, institutions vides.

Qu’ils communiquent eux-mêmes… Et surtout que leurs actions par lent. L’église n’a pas d’autre chemin pour retrouver une visibilité déva luée par trop de concessions aux techniques de «com».

Sans sous-estimer les médiocres petitesses de certains sous-chefs de bureaux laïcards en matière d’agréments ou de subventions, il n’y a pas aujourd’hui de persécution. Ne prenons point la pose victimaire chère à ceux qui courent subvention, télévision et élection. Ou alors, deman dons que la Saint-Barthélemy soit reconnue crime contre l’humanité !

En revanche, le phénomène «évangélique» comme celui de l’islam, en tant qu’événement nouveau dans l’histoire de notre pays, modifie son paysage religieux et suscite une incompréhension qu’il faut lever, par un débat public, ferme et fort, informé, raisonnable, cultivé, statistiquement fondé, avec une claire connaissance des effectifs humains et des gran deurs financières concernés.

L’on ne peut continuer à trai ter des sujets aussi importants dans le désordre intellectuel qui prévaut depuis vingt ans. Médire des «évangéliques» est devenu une mode médiatique ; on se jette dessus pour se faire plaisir, avec tous les amalgames possi bles : La «secte Bush», l’impéria lisme américain, le sionisme, l’ultralibéralisme. Imbécillité de la part de ceux qui se prêtent à ce jeu ! Conformisme faussement passionné ! Rabâchage sans sour ces ni preuves véritables…»

Quel regard portez-nous sur le monde évangélique ?

Dans un «Monde désen chanté» (selon Marcel Gauchet), dans une France déchristianisée en mal de religion civile (selon Régis Debray et Jacques Julliard), ils risquent fort de créer la sur prise. En toute hypothèse, ils sont d’ores et déjà le réveil et l’avenir d’un mouvement associa tif et familial dans les milieux is sus de la Réforme. Au-delà du monde de la Réforme, ils vont sans doute peser lourd localement en termes de militantisme citoyen et social. Les élus locaux seront les premiers à s’en rendre compte si ce n’est déjà le cas. Et que personne ne parle de com plot! Ils sont ingouvernables… Comme disait Burke à propos des dissidents partis fonder l’Améri que en 1620, ils sont les protes tants du protestantisme.

Même s’il est difficile à appréhender de l’extérieur en raison de sa diversité, et de son développement récent et foisonnant (ils disent eux-mêmes que le décrire revient à manger son potage avec une fourchette), je pense qu’il est – à 20% près de ses effectifs – le pur héritier de la Réforme dont il incarne aujourd’hui le réveil, tout comme en 1920 et 1830. Ceci se produit à chaque effondrement des églises officielles.

Je connaissais mal les évangéliques il y a seulement un an. La pre mière Association Familiale Protestante évangélique date de 1997. Le véritable développement restera daté de 2004-2005. Et je reconnais qu’il est malaisé de comprendre qui est qui dans la diversité de leurs sensibi lités et de leurs églises !

Entre les évangéliques déjà anciens en France, l’explosion des nou veaux depuis les années 70, les nouvelles églises ethniques (antillaises, asiatiques, etc.), la tradition du protestantisme européen et français, les pentecôtistes, les darbystes, les baptistes, les mennonites, les adventistes, la mission tzigane… le Français moyen, qui a perdu la foi mais qui est resté d’esprit catholique, s’y perd complètement.

Ce Français ne conçoit pas qu’il puisse exister quelque chose de bon en dehors du monopole : l’enseignant ne voit que par l’école unique ; le transport public ? monopole ; E.D.R ? monopole. C’est la traduction, dans l’organisation de la société d’une conviction française qu’il n’y a point de salut hors de Rome, hors de l’unité. C’est structurel et culturel. Son ré flexe est de rejeter tout ce qui n’est pas monopolistique, surtout quand il a perdu toute culture, toute référence historique, toute connaissance des autres pays.

Il est donc difficile d’expliquer en France que la tradition du protes tantisme est la diversité, que foisonnement et désordre sont dans l’es sence et la logique de la Réforme qui vit de « réveils » successifs dans un climat d’internationalisme !

Ceci dit, il faut expliquer, mettre en place les dialogues, organiser les procédures qui permettront de savoir «qui est qui» et «qui fait quoi». Plus encore, il faut «pratiquer» localement, car on ne juge jamais l’arbre qu’à ses fruits.

Dans deux domaines tabous qui font actuellement problème, la Famille et l’Association, les «évangéliques» semblent porteurs de va leurs et de forces qui répondent à de graves souffrances et contradic tions de la société. Enfance, adolescence, éducation, décompositions familiales, solitudes, dépendance, effondrement de l’Etat Providence, corruption de l’idéal associatif, conformisme médiatique, etc.

Si cette prévision se révèle juste, les évangéliques, parce qu’ils répon dront à une demande forte, vont rencontrer la société de demain, celle des nouvelles générations…

S. Fath ne croyait pas si bien dire en annonçant que les évangéliques vont peser sur les débats de société (le Monde du 23 décembre 2005).

Quelle évolution vous semble souhaitable dans la men talité du peuple français et de ses gouvernants ? Et quelle prise de conscience serait nécessaire dans les médias, au sein du peuple, parmi les gouvernants ?

Je doute qu’une prise de conscience soit possible dans les médias : les Etats Généraux de 1789 ne pouvaient sortir de Versailles ni la Réforme du Vatican !…

C’est du Peuple militant, animé par des personnes qui veuillent bien «sortir de la tranchée», que peut venir le changement. Il faut que des chrétiens se saisissent de sujets déterminants parce que symboliques tels que l’homoparentalité ou la corruption associative, l’école ou les médias, autant de tabous, pour forcer la controverse, agir dans la vie de la cité, déranger les professionnels des institutions bloquées.

Surtout ne pas créer de partis politiques ni faire de la «politique» dans les églises. Il faut ville par ville, paroisse par paroisse, inventer des actes qui soient autant de grains de sable porteurs de signe au service de la gouvernance, de la transparence, de la participation, de la certification. Il ne faut pas faire «pour» les gens, à leur place… il faut les aider à «faire eux-mêmes». Soigner c’est bien ! Libérer c’est mieux !

La Réforme nous a donné une promesse de liberté et d’engagement – celle de la foi et de la grâce – qui nous rendent forts et heureux même face à cette situation sans issue apparente, qui va de séismes sociaux en séismes électoraux via l’incendie des banlieues.

Une modification de la législation vous paraît-elle nécessaire ?

Certainement pas. La meilleure façon de tuer une église, c’est de la payer à l’aveugle. Regardez le concordat «à fa française» en Alsace Moselle. De surcroît, j’estime impossible de financer le seul islam ; dans ce pays frénétiquement égalitaire, ce sera l’explosion. Résoudre les difficultés fiscales ? Oui ! Mettre le feu aux poudres ? Non ! C’est pourquoi je dis et répète que si l’on veut financer la construction de mosquées, il faut aussi financer celle de temples… Alors que je suis opposé à l’une comme à l’autre ! Mais cela ne m’a pas empêché de conclure un accord avec le député-maire de Montreuil, J.P. Brard. Aux termes de cet accord, cet élu irascible, grand pourfendeur de sectes, a décidé d’étendre au protestan tisme les aides municipales jusqu’alors réservées aux juifs et aux musulmans.

Comme quoi les voies du Seigneur sont vraiment impénétrables.

(Documents Expériences – Disclaimer) ajoutée le 2006-03-09