J’ai vécu une jeunesse merveilleuse. Puis j’ai découvert que ma mère et mon frère appartenaient au Temple solaire. Impossible de dialoguer, ils sont endoctrinés. Le 16 décembre 1995, c’est le drame. Avec 14 autres membres de leur groupe, ils perdent l’un et l’autre la vie. Depuis, la mienne est devenue un combat.

Mon enfance fut heureuse, entourée de mes deux frères et de mes parents, Jean et Edith Vuarnet, célèbres champions de ski. Des parents dévoués, des voyages et des vacances inoubliables, la rencontre à 16 ans avec la femme de ma vie. Le bonheur pendant plus de trente ans.

Et soudain, le choc. En octobre 1994 éclate le drame de l’Ordre du Temple solaire, un groupe ésotérique, mais en vérité une secte dangereuse, active en France, en Suisse et au Canada. Un drame dans lequel une amie de mon petit frère Patrick, 27 ans, a péri en Suisse… La nouvelle nous consterne, puis la vie reprend très vite son cours. Jusqu’à ce week-end, quelques semaines plus tard…

Nous revenons avec mes parents d’une cueillette aux champignons, et nous nous dirigeons vers notre chalet. Deux inconnus s’introduisent dans le jardin. Mon père leur ordonne de partir. Or il s’agit de deux journalistes qui souhaitent parler à Patrick du drame survenu en Suisse. Ils nous expliquent que mon propre frère a un lien avec ce qui s’est passé ! Abasourdi, je lui téléphone à Genève, pour le sommer de monter immédiatement au chalet. Il tente de se dérober quelques secondes, puis accepte. Nous l’attendons. La tension est palpable. Nous sommes bouleversés, mais nous ne savons pas encore pourquoi. Maman tourne en rond dans le jardin, l’air soucieux. Transie de peur, elle parle si doucement qu’on ne distingue pas le contenu de ses paroles. Patrick arrive, le sang aux joues.

Assis dans le salon, les journalistes le questionnent de façon chirurgicale. Echange ahurissant. Ils sont très bien renseignés. Je découvre hélas que Patrick l’est aussi. Il répond avec une incroyable précision, et se livre à la description minutieuse de la secte à laquelle… il appartient ! Il parle, avec la régularité d’un métronome, de leurs réunions, des cérémonies chevaleresques, des rites d’intronisation, de son rôle de messager entre certains membres. Je reste bouche bée. Il expose les fondamentaux de leur prétendue croyance, comme une leçon bien apprise.

Le sol se dérobe sous mes pieds. J’échange des regards consternés avec mon père, silencieux. Je prends des coups à chaque parole prononcée par mon frère et j’en ressors K.o. Ce n’est pas tout. Au fur et à mesure que Patrick avance dans ses divulgations, je vois maman cligner des yeux, incliner la tête. Elle finit par nous faire comprendre que, oui, elle aussi fait partie de la secte ! Cette double révélation est une blessure cruelle. Patrick et maman nous dévoilent soudain tout un pan de leur vie qu’ils nous ont dissimulé pendant cinq ans, alors que nous sommes de la même famille. Comment avons-nous pu ne rien remarquer ? L’exercice leur est tout aussi pénible ; ils baissent les yeux. Incapable de la moindre réaction, je deviens la proie d’une incrédulité qui confine au vertige. Plus l’entretien aborde les détails du fonctionnement de la secte, plus je m’enfonce dans un tunnel sans fin. Certes, adolescente, ma mère était très pratiquante, mais de là à trouver un quelconque réconfort dans cette pseudo-religion…

Quant à Patrick, lui si heureux, comment a-t-il pu se laisser séduire ? Une bête sauvage prend possession de mon corps et de mon esprit. Je pourrais succomber à la colère, mais c’est un sentiment de protection qui l’emporte. L’amour familial doit être le plus fort. Puisque leurs gourous sont morts, je me dis que la secte va disparaître, et qu’ils réussiront, avec notre soutien, à s’en sortir.

Les mois passent, nous reprenons espoir. Un sursis de courte durée. Lors d’une explication musclée avec mon petit frère, je découvre qu’il est toujours endoctriné. Méconnaissable dans son discours totalement incompréhensible, il m’assure que je ne connais rien aux maux de la planète, que je vis dans l’illusion. Décembre 1995. Un nouveau massacre de l’Ordre du Temple solaire a lieu dans le Vercors et je suis sans nouvelles de maman et Patrick depuis trois jours. Je vacille dans un gouffre. J’appelle la police pour lui dire mes craintes. Je prends des cachets pour dormir.

Le 24 décembre au matin, Michèle, ma belle-mère, viendra me réveiller pour m’apprendre que mon frère et ma mère font partie des 16 victimes. En montant les escaliers pour annoncer à mon père ce séisme, je ne pense qu’à lui qui vient de perdre sa femme de 61 ans et son plus jeune fils de 27 ans. Le spectacle de sa douleur m’est insupportable. Je me jure que plus personne ne lui fera du mal. Je deviens un guerrier, me découvre une force que je ne connaissais pas. Dès lors, ma vie, habitée par un combat permanent contre l’injustice, ne laisse plus de place ni à l’erreur ni au pardon. Pour éviter de basculer au-delà du chagrin, je vais cesser de vivre en paix.

Paris Matche le 25:10/2007 Alain Vuarnet