Un casque, une télécommande, un écran : cet équipement sommaire suffira-t-il, demain, pour se muscler le cerveau ? Le culturisme des neurones servira-t-il à améliorer les facultés de concentration, à se mettre dans le meilleur état mental avant un examen ou un entretien d’embauche, à se préparer à un long voyage en voiture, à chasser les idées noires avant de s’endormir ? Certes, un certain nombre d’années s’écouleront avant que l’on puisse songer à offrir pour Noël une panoplie de “brainbuilding”. Mais les progrès des neurosciences laissent entrevoir, pour la première fois, la possibilité d’interagir avec cet organe qui, de plus en plus, cesse d’être considéré comme une boîte noire.

Pour régler les “chaînes” de la “Brain TV”, les chercheurs de l’Inserm ont dialogué avec leurs patients épileptiques, qui sont ainsi devenus de véritables acteurs de l’expérience. La consigne donnée était de tenter d’agir sur la courbe qu’ils regardaient, afin de déduire de la modification obtenue la fonction du cerveau correspondant, et de définir ainsi une “chaîne” particulière. Pour répondre aux critiques de certaines revues scientifiques, qui ont qualifié ces travaux de “psychologie en fauteuil”, l’équipe de Lyon a utilisé une sorte de “piège” permettant de vérifier les déclarations des patients. Un bouton caché provoque un retard de 30 secondes dans l’affichage de la courbe. Les fausses impressions, reflétant une simple illusion de contrôle, sont ainsi aussitôt détectées.

Un casque, une télécommande, un écran : Jean-Philippe Lachaux, chercheur dans l’unité dynamique cérébrale et cognition de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), à Lyon, n’hésite pas à parler de télévision du cerveau, ou de “Brain TV”. Il sera bientôt possible, pense-t-il, de choisir, confortablement installé dans son fauteuil, une “chaîne” d’un type nouveau, correspondant à la visualisation en temps réel de diverses activités cérébrales. Certains patients, traités pour des formes graves d’épilepsie par le neurologue Philippe Kahane (CHU de Grenoble), se sont d’ores et déjà prêtés à l’expérience. C’est sur cette collaboration que reposent les travaux du neurobiologiste, dont les étonnants résultats viennent d’être publiés par la revue en ligne Plos One.

“Ces malades sont les seuls sur lesquels on pose des électrodes à l’intérieur même du cerveau et dans des zones très différentes”, indique-t-il. L’objectif : préparer l’intervention chirurgicale, qui vise à sectionner le réseau de neurones responsable des crises d’épilepsie sans endommager des régions cérébrales voisines importantes. Une quinzaine de tiges de 0,8 mm de diamètre, comportant chacune de 5 à 18 contacts, traversent ainsi la boîte crânienne et enregistrent, deux semaines durant, l’activité de zones très précises du cortex.

“Cette période d’hospitalisation s’accompagne de temps d’attente pendant lesquels les patients se prêtent volontiers à nos expériences”, précise M. Lachaux. La collaboration active des malades est en effet essentielle : ce sont eux qui vont directement étalonner la “Brain TV” en se lançant dans une exploration de leur propre cerveau.

Pour régler une “chaîne”, le chercheur extrait deux courbes de signaux, produits par un des contacts cérébraux. “La première courbe correspond à des hautes fréquences, l’autre à des fréquences plus basses”, explique-t-il. Reste ensuite à corréler certains événéments de la vie mentale des patients avec l’évolution de ces courbes. Mais, contrairement à d’autres méthodes d’exploration cérébrale, les fonctions étudiées ne sont pas ici présupposées. Une patiente a ainsi découvert que, lorsqu’elle concentrait son attention visuelle sur un point, une courbe montait : la première chaîne de la Brain TV était réglée. Chaque réseau d’électrodes implantées pouvant fournir autant de chaînes que de contacts (100 à 200), la Brain TV devrait ainsi, progressivement, s’enrichir.

Parallèlement à cet étalonnage, les chercheurs doivent mener une autre tâche, tout aussi essentielle. A qui donc, hormis ces malades, peut en effet servir la Brain TV si elle ne fonctionne qu’avec des électrodes implantées ? Pour augmenter son usage, il sera indispensable de mettre au point un système de casque fonctionnant avec quatre ou cinq électrodes posées à l’extérieur du crâne. C’est l’objet du programme “Open Vibe”, financé sur trois ans par l’Agence nationale de la recherche (ANR) à hauteur de 400 000 euros. En partenariat avec l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) de Rennes et France Télécom, l’unité Inserm de Lyon s’est fixé pour objectif, d’ici à fin 2008, la mise au point d’un logiciel d’analyse en temps réel de l’électroencéphalogramme (EEG).

“Avec la technique externe qu’est l’EEG, on voit l’activité du cerveau comme si on observait une ampoule à travers un abat-jour”, indique M. Lachaux. D’où, jusqu’alors, une forte imprécision sur la localisation des activités cérébrales sollicitées. Grâce aux informations obtenues avec les électrodes internes, cette incertitude est désormais réduite. Le diamètre des zones “corrélables” à une fonction précise passe ainsi de 5 cm à 1 cm. Du moins pour les activités du cortex situées à sa périphérie, tels le calcul mental, l’attention visuelle, la mémoire “de travail” (celle qui permet, par exemple, de retenir des numéros de téléphone), ou encore l’imagerie motrice (capacité à imaginer un mouvement).

Sous réserve d’une meilleure présentation que les austères courbes actuelles, le “casque EEG” pourra ainsi servir à développer un véritable dialogue avec son propre cerveau. En ce sens, cette approche se distingue radicalement des autres techniques d’exploration cérébrale, telle que l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Contrairement à ces instruments lourds et coûteux, réservés aux laboratoires ou aux hôpitaux et inadaptés au temps réel, la vocation de la Brain TV est de devenir un outil individuel à la portée du grand public.

L’auto-examen cérébral deviendra-t-il une pratique courante dans les prochaines décennies ? Chacun d’entre nous utilisant sans doute son cerveau à sa façon, les variations entre individus imposeront alors un apprentissage personnel. Il deviendra possible, par entraînement, de développer ses facultés d’attention et de concentration. L’utilisation des signaux émis par le cerveau pourra également servir au contrôle des jeux vidéo. Plus de joystick ni de souris : une simple pensée suffira pour déclencher le déplacement d’un curseur à l’écran, la conduite d’un bolide ou le tir avec une arme. Certains équipements pour handicapés pourront, de même, être dirigés par la pensée. Mais à mesure que se développeront les techniques d’exploration du fonctionnement du cerveau, il est à craindre que se multiplient également les risques de dérive.

Ne sera-t-il pas tentant, par exemple, d’utiliser une telle méthode, dite objective et validée par la science, pour mesurer certaines aptitudes dans le cerveau de chaque individu ? De remplacer par elle les tests et examens actuels afin d’évaluer directement les performances intellectuelles de chacun, et de se satisfaire de cette mesure, pourtant forcément limitée, pour juger de ses capacités ? On frémit également en songeant à l’usage que pourraient en faire certaines sectes, qui décideraient d’utiliser la Brain TV pour édicter des règles cérébrales du bonheur, incitant ensuite leurs adeptes à mettre leur cerveau en accord avec cet état idéal… Un bonheur insoutenable, assurément.

Michel Alberganti
Article paru dans l’édition du 11.11.07. Le Monde