Comment se déroule l’analyse, et quels matériaux peuvent-ils être rattachés à la participation à des mouvements sociaux et alternatifs ? La psychanalyse peut être un biais pour reconstruire un autre rapport au monde, qui concilie subjectivité et politique. Souvent décriée par les marxistes non-freudiens comme discipline bourgeoise, car réduisant l’importance facteurs sociaux dans la construction de l’individu, elle pourrait permettre néanmoins de se servir de matériaux inconscients pour révolutionner son apport à la société, puis la société elle-même, notamment en utilisant mieux les pulsions de vie et en permettant de connaître et combattre des pulsions de destruction dont on connaît les effets ravageurs…
Généralement une personne entame une psychanalyse lorsque cela ne va plus, afin de comprendre ce qui se passe en son for intérieur. Toute personne, ou toute période de vie, ne se prêtent pas au suivi d’une analyse et les psychanalystes déterminent si elle peut être entamée selon plusieurs critères : souplesse minimale du fonctionnement mental, aptitude à l’introspection mentale et à l’élaboration d’un discours d’après cette auto-analyse. Si la personne traverse une période de vie trop conflictuelle (conflits internes / externes) ou dépressive, elle sera orientée vers d’autres formes de thérapies. Mais, beaucoup de psys insistent sur ce point, et refusent des consultations lorsque ce n’est pas le cas, le patient doit être sincèrement convaincu que les problèmes qu’ils rencontrent viennent (aussi) de lui et non pas de facteurs uniquement extérieurs, sur lesquels il n’aurait aucune prise. D’après la plupart des thérapeutes, ce point-là détermine le plus souvent l’échec ou la réussite (partielle) d’une analyse.
L’objectif de la psychanalyse : vivre libre en sortant de l’ornière utilitariste
Durant les premières années d’élaboration théorique, Freud avait une approche scientifique, qu’il voulait dénué de compassion : il cherchait à étudier et combattre les névroses, qu’ils définissaient comme « des maladies nerveuses qui ne font pas perdre la raison », et qui naissaient suite au conflit entre deux volontés contradictoires. Pour lui, l’étude de la névrose permettait de comprendre la structure du psychisme en général, l’analysant doit donc connaître les conflits intérieurs qui le perturbent, en se remémorant grâce à l’analyse des souvenirs douloureux, et refoulés. La psychanalyse est devenue par la suite, par déduction collective des praticiens, une démarche qui permet de vivre avec soi, de mieux se connaître.
Car l’objectif d’une psychanalyse, c’est la liberté, en s’appuyant sur l’approfondissement de la connaissance des trames psychiques conscientes et inconscientes. Alfred Adler, disciple puis dissident de Freud, la définissait comme la recherche du bonheur. Selon lui, La psychanalyse doit être liée à des attitudes égalitaires et un engagement social de la part de la personne en analyse, le va-et vient-entre l’introspection psychanalytique et un engagement politique permettant de renforcer une émancipation collective [1]. C’est sans doute pour ça que la psychanalyse est incompatible avec la recherche de profits d’une société capitaliste. Le système marchand lui préfère les thérapies comportementales (TCC – ou comportementalisme) : il s’agit d’un dispositif de dressage, de contrôle des corps et des consciences, compatible avec l’impératif d’urgence et de performance économique [2]. Si l’on prend le temps de comprendre, d’analyser, les situations dans lesquelles on vit, ce recul peut très bien permettre de reconnaître la nocivité, l’absurdité d’un système économique qui enrichit quelques millions de personnes au détriment de milliards d’autres. Ne pas perdre du temps à réfléchir, tel est l’impératif de la culture capitaliste. Il faut être, tout de suite, productif, performant.
Performance, le mot est lâché. La psychanalyse ne vise pas du tout à l’élaboration d’êtres parfaits et suprêmes, mais de personnes qui connaissent mieux les pulsions qui les habitent, et qui sortent d’un moralisme tout blanc tout noir en approchant ce qui définit l’être humain au plus près, en acceptant les contradictions et les ambivalences. La psychanalyse est dans cette optique-là l’ennemie de la religion et de tout syndrome de pureté ou de folie des grandeurs. Toutes formes d’intégrismes religieux souhaitent sa disparition ou son effacement – elle parle de sexualité, de liberté, elle déboulonne les figures toute puissance d’autorité, notamment paternelle. Pour la religion, elle est donc à abattre, et c’est pour cela aussi que nous devons la défendre [3].
Déroulement d’une analyse classique
La psychanalyse souvent fait peur, en ce qui concerne par exemple le rapport avec le thérapeute. Telle qu’elle est couramment pratiquée par la majorité des psychanalystes, elle commence pourtant doucement. Vous vous allongez sur un divan, en choisissant la position qui vous permettra de vous relaxer au mieux. Et vous commencez à raconter votre vie. Le thérapeute, qui s’assoit généralement hors de votre vue pour ne pas troubler vos propos, vous écoute avec une certaine technique, celle de l’attention flottante, qui tente de concilier la concentration avec une réceptivité nécessaire pour ne pas fixer uniquement son attention sur les quelques points les plus… saillants. Durant la ou les premières séances, la personne en analyse présente sa vie dans ses grandes lignes et le psychanalyste note tout, ce qui lui permettra d’opérer des rappels, des renvois.
Puis, lors des séances suivantes, la personne en analyse parle de ce qu’elle veut, dans l’ordre qu’elle souhaite. Le psy reste distant et intervient peu (freudisme orthodoxe) ou se permet parfois quelques commentaires pour mettre en lumière des rapports entre plusieurs événements ou pour vous aider à passer un cap d’autocensure. Même sans conseil, ou commentaire du thérapeute, vous n’allez pas tarder à rencontrer des résistances dans votre discours. Certains souvenirs refoulés, principalement ceux de votre enfance, reviennent peu à peu à la surface et vous allez tenter de vous y opposer. Pourquoi ? Car cette autocensure permet de tenir des fictions en place. Par exemple, vous avez pu être attirer par votre parent du sexe opposé tout en imaginant tuer celui du même sexe, c’est le complexe d’Oedipe… Le thérapeute va tenter de vous aider à poursuivre votre analyse en vainquant les résistances, tout simplement en vous proposant de nouvelles orientations à votre pensée, en vous suggérant, grâce à son recul, des liens avec d’autres événements, auquel vous n’aviez pas accordé trop d’importance par manque de recul. Deux choses à en déduire. La démarche de la psychanalyse est non-autoritaire, vous vous retrouvez au côté d’une aide qui appuie votre analyse, et non pas sous une personne qui vous écrase par un savoir. A l’époque de l’aliénation technique, ou les médecins et psys d’autres disciplines possèdent une connaissance et les patients, non, ce point-là est important pour comprendre en quoi la défense de la psychanalyse, science non-conformiste et non-utilitariste, est importante – que l’on en est conscience ou non, elle est liée au mouvement des idées libertaires et progressistes. L’autre point, c’est que non seulement un proche ne pourrait pas remplacer le thérapeute, mais que l’analyse est un des rares lieux où vous parlez librement et à souhait de votre vie. Dans la psychanalyse, on prend le temps d’analyser en quoi notre passé influe sur notre présent, en quoi le subconscient recèle des éléments qui peuvent apporter des solutions.
Du présent recomposé à la permanence des ressources
Une psychanalyse peut durer des mois, le plus souvent plusieurs années, avec un rythme de séances assez soutenu. Par le biais d’un transfert et par le patient travail de démolition des résistances, la personne en analyse va voir ressurgir, souvent de façon brutale voire assez traumatisante dans certains cas, les souvenirs refoulés, qui sont les pièces du puzzle manquant pour comprendre son histoire, et celle de sa famille.
Ce qui ressort entre autre d’une psychanalyse, c’est l’importance des interactions humaines passées dans votre présent. En cela, l’émergence souvent provisoire, furtive, de l’inconscient qui affleure à la surface, peut permettre de se rendre compte que ces matériaux vous apportent des ressources supplémentaires pour faire face aux situations de la vie de tous les jours. Il s’agit, en cela, d’une recomposition du présent : lors d’une analyse, on ne voit plus le présent comme le simple instant où l’on fait, que l’on vit, mais aussi comme une production complexe d’un temps recomposé, qui inclue les rêves, les réminiscences, les souvenirs. Toutes ces expériences passées, dont l’importance est niée ou décentrée, peuvent permettre de faire face à des défis présents, qu’il soit personnels ou politiques. Ces ressources supplémentaires peuvent-elles nourrir des démarches collectives ? Oui. On se sert déjà des expériences conscientes pour progresser dans sa propre quête, que celle-ci nous soit lisible ou non. Mieux connaître nos expériences refoulées, inconscientes, peut fournir des outils supplémentaires notamment pour combattre les phénomènes d’exclusion et d’autoritarisme, et afin de mieux cerner les enjeux des politiques capitalistes. Celles-ci cherchent le profit illimité au détriment de la vie, du bien être. Il s’agit, comme la démontré Fromm, d’un stade anal du développement individuel et collectif, où l’être « humain » privatise les ressources de la planète pour accumuler des richesses dont il n’aura jamais le temps de « profiter », pour peu que ces richesses matérielles aient un quelconque intérêt réel en dehors de leur représentation de puissance et d’écrasement d’autrui.
Pour autant, cela serait trop rapide, trop facile, de considérer la psychanalyse comme un outil directement adaptable pour des politiques d’émancipation. C’est un apport qui doit plutôt se conjuguer aux réflexions politiques et sociales des mouvements sociaux & libertaires (voir article sur les démarches analytiques alternatives)
psychanalyse, famille en recomposition et crise de l’autorité
L’analyse devient dès lors l’élément d’une politique (conduite) personnelle. L’un des points de l’aliénation actuelle se situe à mon avis dans la non-lisibilité d’un rapport au monde. C’est à dire que les personnes en souffrance se sentent éloignés de la collectivité, vaguement perçue comme une menace, voir des corps étrangers, qui remettent en cause la stabilité d’un réseau relationnel bien établi – famille, voisins, parcours de vie ritualisés. Il s’agit par exemple de la logique sécuritaire, de la xénophobie mais aussi du comportement d’une partie de la jeunesse des banlieues, qui peut considérer l’autre partie de la jeunesse comme son ennemie. Cette souffrance est également à mettre en cause avec des facteurs sociaux et notamment la disparition des phénomènes collectifs de rapport au monde, qu’ils soient émancipateurs ou non – de la révolution à la religion.
La dépréciation, la fluctuation et la recomposition des familles déstabilisent également l’individu, le fragilisent. Quel rapport l’enfant a-t-il avec une brochette de beau-parents qui se succèdent et disparaissent dans les ténèbres ? Dans les capillarités d’une politique d’émancipation libertaire, la mise à mal d’un dispositif familial n’est pas perçue comme un mal, famille = oppression, point barre. Peut-être, mais c’est un peu daté et cela ne part pas, en tout cas, du point de vue de l’enfant qui a besoin de référents un minimum stables (ni du vécu réel des libertaires). Une autre oppression apparaît alors : celle du laisser-faire, laisser-aller. Des familles finissent en psychothérapie, ou des enfants en psychanalyse, car les rôles qui ont été détruit ou qui sont trop flous perturbent l’enfant. Ce sont toutes les notions d’ »enfants rois », qui dictent au parent ce qu’ils doivent faire et qui sont placés au centre de leur vie, ou encore d’ »enfants-copains ». On est passé de l’enfant-animal du XIXème siècle à l’enfant tout puissant, idéalisé, consommateur averti.
Cette crise de l’autorité est centrale pour comprendre la plupart des souffrances des enfants et adolescents. Ces derniers sont des êtres ambivalents aux émotions souvent paroxystiques, qui ont besoin à la fois de sécurité mais aussi de se dresser contre des « modèles ». Comme le démontre Miguel Benasayag dans son « abécédaire de l’engagement », au chapitre « autorité », si les individus ne définissent pas eux-mêmes, collectivement, individuellement, leur propre autorité (l’autodiscipline librement choisie étant une des conditions de la liberté), le laisser-faire, laisser-aller, profitera aux politiques capitalistes. Ces problématiques-là se nouent dès l’enfance ; la psychanalyse est l’un des biais pour assumer une autorité la plus souple possible mais qui est nécessaire, à la base, pour que l’enfant devienne libre un jour. Il est clair en tout cas que des notions psychanalytiques fondamentales sont aujourd’hui profondément remises en cause : le complexe d’Oedipe a sans doute moins d’importance en 2000 que dans la société viennoise moraliste et patriarcale du début du XXème siècle. L’évolution de la psychanalyse apparaît extrémement floue ; elle est liée à celle des familles sans qu’il y ait de perception unificatrice (ce qui n’est pas un mal en soit !!)… Etudier la notion de référents sera sans doute centrale pour sa possible mutation.