Nouvelles Clés : Pourquoi cette résistance française au pluralisme religieux ?
Jean Baubérot : Tout d’abord, on doit faire une analyse sociologique du religieux, qui est essentielle pour essayer de comprendre ce qui se passe en France et qui est très particulier. À partir de la typologie de Max Weber, toujours pertinente pour analyser les mouvements religieux, on voit qu’il y a deux modes de gestion du symbole et du charisme. Le mode de gestion de type “Église” : on naît dans une Église. Cette Église visant à toucher toute la société, elle a une tendance au compromis, et doit pouvoir se faire comprendre de la société globale. Il y a donc des ajustements réciproques qui s’opèrent entre le social et le religieux : c’est ce qu’on pourrait appeler un charisme routinisé. L’autre mode de gestion sociale du religieux, c’est le type “secte”. Le fonctionnement n’y est pas hiérarchique, mais à la fois convivial et de surveillance mutuelle ; s’y ajoute généralement une contestation de la société et du monde. On se trouve là grâce à une adhésion personnelle. Il y a une démarche impliquant un choix et chaque personne faisant ce choix est appelé à être un virtuose. On se trouve dans un charisme effervescent. Bien sûr, il n’existe pas d’Église en soi ni de secte en soi, mais des groupes de type “secte” ou de type “Église”. Les groupements gauchistes des années 70/80 pouvaient s’apparenter à l’une ou l’autre catégorie. Mais aussi les partis politiques. Rappelez-vous le titre d’un livre fameux de Ph. Robrieux sur le parti communiste : La Secte. Depuis le PCF a beaucoup évolué vers le type ”Église”.

N. C. : Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Pourquoi la société globale colle-t-elle par exemple, avec le discours militant et moralisateur des associations anti-sectes ?
J. B. : Il y a plusieurs raisons, je pense, et l’évolution de la société française est assez frappante à ce sujet. Aujourd’hui, ce sont les médias qui sont les médiateurs culturels, ce sont eux qui jouent le rôle important dans le lien social. Le présentateur et le public doivent communier au même instant dans la même indignation. Ce phénomène crée une sorte d’extrême centre sectaire du conformisme, qui crée en permanence un risque de fondamentalisme moral où apparaissent des indignations éthiques standardisées, massifiées, instantanées. On ne laisse plus le temps ni la possibilité de la réflexion personnelle. L’autre raison, c’est que nous sommes dans une société qui veut imposer l’obligation de multi-appartenances, ce qui oblige à une sorte de relativisme de croyance, à une adhésion relative à tout. Aujourd’hui, il est socialement souhaitable d’avoir une croyance clignotante. On se doit d’être dans le dubitatif, dans le relatif, et en cela on retrouve une affinité élective entre le discours social et le discours publicitaire. La conséquence, c’est qu’on est passé d’une prégnance du rituel à une prégnance de la dérision. La dérision politique est quasi obligatoire. Dans cette société de dérision, les nouveaux mouvements religieux à tendance globalisante vont répondre au besoin de sécurité ontologique. C’est si vrai que depuis le milieu des années 80, je constate chez mes étudiants un engouement pour les sujets de thèse portant sur le religieux.

N. C. : À quoi attribuez-vous cette tendance ?
J. B. : À une recherche du sens. Dans une civilisation médiatique et consommatrice, et qui plus est de dérision, où trouver du sens ? Le succès relatif des sectes s’explique par le contexte socio-culturel. Il y a un flottement des valeurs, une situation de flottement symbolique et moral. La tendance est très forte aux États-Unis, peut-être moins en France où l’on a vraiment un problème avec le religieux. Quand je vais en Espagne, on me demande : “Pourquoi êtes-vous si obsédé par les sectes en France” .

N. C. : Oui, pourquoi ?
J. B. : Aujourd’hui, la société française en particulier a tendance à sous-estimer les risques ordinaires et à surestimer les risques qui viennent de ses marges. Le problème qui se pose est un peu le même que ce qui se passe avec la loi qui a été votée sur la parité entre hommes et femmes dans la vie publique. Il y a un écart entre des principes, qu’on veut les plus beaux du monde – on devrait d’ailleurs analyser ce désir français d’avoir les plus beaux principes du monde -, et la pratique. Prenez l’exemple du suffrage universel ; pendant un siècle, dans ce pays, on a exclu les femmes du vote. On parlait de suffrage universel alors qu’il s’agissait du suffrage masculin. Il y a un grand écart entre les lois qui protègent les libertés et l’arbitraire administratif. C’est vrai que la situation n’est pas très bonne en France actuellement du point de vue du droit. Voyez la fameuse liste des sectes du rapport parlementaire, qui n’a aucune valeur ni scientifique, ni juridique, mais qui fait force de règle administrative puisqu’elle sert à accuser des groupes. Ce grand écart, typiquement français est une dissonance que j’appelle l’impensé français.

N. C. : Mais cette persécution des NMR, les nouveaux mouvements religieux, si facilement suspectés d’être des sectes….
J. B. : Certaines attitudes peuvent clairement amener le risque d’une violation de la démocratie et de la liberté. Surtout que la concurrence en matière de religions favorise la liberté. Plus il y a de religions, plus il y a de liberté religieuse, disait Voltaire. On joue avec les émotions primaires de l’être humain. On est dans l’irrationnel. La société dans les années 70 était moins conformiste. Elle se remettait sans cesse en question. Aujourd’hui ,la société a tendance à ne pas se poser de questions sur elle-même. Elle les reporte sur ses marges. Ce battage sur les sectes témoigne de la mauvaise santé de la société globale, et il est bien connu que chaque pays est aveugle sur ses propres maux. Oui, on peut dire qu’il y a une crise morale et intellectuelle dans la société globale française. Le non conformisme des années 70 est devenu impossible. Il semble qu’on soit entré dans une socio-rigidité, souvent déguisé en douceur totalitaire cool.

N. C. : Dans votre dernier livre, vous analysez la dynamique des haines qui pulsent dans toutes les sociétés. Vous parlez de la haine contre les protestants, mais aussi de la haine contre les femmes, contre les juifs, contre l’islam… Pourquoi cette haine sociale, qui s’applique dans le champ du religieux, vise t-elle tout particulièrement les NMR ?
J. B. : La haine est souvent le revers du désespoir, de l’impression profonde d’une société qui meurt, et qui meurt parce qu’on la tue. La haine s’appuie sur une pensée figée, un refus du changement et de l’altérité, c’est-à-dire une incompréhension de la réalité qui est multiple et en constante évolution. En quelque sorte, elle est une non-intelligence du réel. Il faut noter aussi la spécificité de la France en ce domaine : c’est un pays depuis longtemps unifié et de tradition centraliste. Il y a dans ce pays une difficulté récurrente à accepter le non-conformisme culturel et la différence religieuse. Les français doivent comprendre qu’entre l’uniformité et le communitarisme, il existe une troisième voie, le pluralisme.

N. C. : Est-il possible de remonter ce courant du conformisme ambiant, de ce que vous appelez un fondamentalisme moral ?
J. B. : Le courage intellectuel consiste à savoir garder raison, à conserver sa liberté de penser en toutes circonstances, à refuser le dogmatisme antidogmatique. Certes, c’est courir le risque de l’incompréhension. Plus la société est frileuse, et c’est le cas aujourd’hui, plus elle est à court d’arguments rigoureux, moins elle tolère le refus de diaboliser celui qui diabolise. Ce sont pourtant de tels refus qui la sauvent du conformisme. Sans le droit de trier dans tout discours, même tenu par une personne détestable, il n’est pas de véritable liberté de penser.

N. C. : Comment combattre les haines sociales ?
J. B. : Identifier une haine comme telle est parfois très difficile, à cause du consensus, de cette extrême centre conformiste qui sévit. Ainsi les porteurs de haine peuvent-ils se penser très tolérants, car ils s’estiment en situation de légitime défense. La légitime défense fait du meurtre un non crime…Tout se justifie au nom d’un péril… Le combat contre les idéologies aboutit souvent à une même diabolisation idéologique. Que la cause soit bonne au départ, ne l’empêchera nullement d’être prise dans un engrenage où l’on se retrouve “le double” de celui contre qui on prétend lutter. Il y a un sectarisme diabolique dans les mouvements antisectes, qui les apparente à de contre-sectes. Pour sortir de ces effets-miroirs sclérosants que sont les haines et les contre-haines, et surtout pour retrouver une efficacité démocratique et une certaine éthique rationnelle, élargissons le champ de la mémoire. La mémoire est friande d’oppositions, de combats, de bruits et de fureurs. Incluons d’autres scènes, réagissons contre l’obligation sociale de réduire la réalité à ce qui va mal. Il ne faut pas céder à l’idéologisation du désenchantement. Il est des moments fugitifs où haine et contre haines sont contenues, où tumultes et injures font silence. L’autre, alors, n’a plus le visage du monstre ; il apparaît dans sa fragile humanité.

N. C. : Peut-on délivrer l’autre de sa haine, et particulièrement quand elle est dirigée
contre soi ?
J. B. : Il faut un combat où l’intelligence supplante la haine. Les combattants peuvent se retrouver unis dans un même refus, celui de se retrouver normalisés par la pensée correcte, cette non-pensée, ce conformisme social, culturel, politique, religieux que toute société, même à idéal démocratique, engendre. La pacification est partie intégrante de la victoire démocratique.

A lire : Un excellent chapitre de Jean Baubérot dans Secte et démocratie, ouvrage collectif, au Seuil. Du même auteur avec Valentine Zuber, Une Haine oubliée : l’antiprotestantisme avant le “pacte laïc”, éd. Albin Michel.

(NouvellesCles.com – Toutes nos sources) ajoutée le 2005-02-24