Division face aux sectes

Les récents rapports de la Commission parlementaires sur les sectes et de la Miviludes ont remis sur le devant de la scène les moyens de lutter contre les dérives sectaires. Le consensus est loin d’être réuni sur cette question.

La neutralité, l’impartialité et la laïcité sont violées. Gare à la tentation totalitaire ! Ceux qui croient à la liberté de conscience, de conviction et d’expression doivent se mobiliser pour la dissolution de la Miviludes ! » Épinglés dans le rapport de la Mission inter- ministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) rendu public le 24 janvier, les responsables de l’association Tradition-famille-propriété (TFP) s’étouffent de rage dans leur dernier communiqué. Le ton n’a rien d’exceptionnel pour ce groupe d’extrême droite se revendiquant catholique, et dont la principale activité semble être de collecter des dons à partir de campagnes postales dénonçant selon les époques la menace socialo-communiste ou le mariage homosexuel, sans qu’on sache très bien à quoi est affecté l’argent récolté. La dénonciation outrée de la Miviludes est elle aussi habituelle. Chaque rapport de cet organisme ou des commissions d’enquête parlementaire sur les dérives sectaires suscite des réactions des groupements étudiés. Apparaître dans un de ces rapports est en effet une mauvaise publicité. Le mot « secte », même s’il est désormais peu utilisé officiellement, fonctionne comme une marque d’infamie dont on se débarrasse difficilement. Gageons que les dons faits à TFP risquent de baisser sensiblement l’année prochaine…

Vigilance ou stigmatisation ?
Entre la vigilance et la stigmatisation, le chemin est parfois étroit. En attirant l’attention des pouvoirs publics et de la population sur certaines pratiques dangereuses, les médias, les associations de victimes de sectes, les organismes publics ou les commissions d’enquête parlementaires sont dans leur rôle. C’est bien sur la nécessaire prise en compte des victimes qu’insiste Catherine Picard, présidente de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi) : « Les faits sont là : il y a des victimes. Nous avons transmis 120 cas précis à la dernière commission d’enquête parlementaire. » Les cas d’exploitation et de mise en sujétion d’individus affaiblis les conduisant par exemple à la ruine, voire parfois à la mort, sont attestés et évidemment insupportables. La récente mise en examen de trois personnes pour homicide involontaire à la suite du décès en juillet 2006 d’un jeune toxicomane censé être sevré grâce à la consommation d’iboga, une plante hallucinogène, nous le rappelle. L’existence même de l’ordre républicain, démocratique et laïc tel qu’on l’entend en France implique effectivement une certaine vigilance… mais aussi un minimum de prudence. C’est ainsi que la Miviludes, créée en 2002, se penche officiellement désormais sur les « dérives sectaires » et non plus sur les « sectes », comme le faisait l’organisme auquel elle a succédé, la Mils (Mission interministérielle de lutte contre les sectes). Le terme « secte », trop englobant et imprécis, s’est en effet avéré peu opérant. Par ailleurs, le contexte international particulièrement tendu en matière religieuse, le nouvel intérêt pour les questions du sens de l’existence, du bien-être physique et psychologique, la recomposition du paysage religieux, la baisse d’influence des grandes institutions comme l’Église catholique, tout cela demande à être pris en compte. Les questions traitées sont parfois complexes. Le risque d’amalgame existe.

La Commission d’enquête parlementaire sur la maltraitance des mineurs en contexte sectaire, dans son souci de donner un ordre d’idée des dimensions du problème, a ainsi dernièrement contribué à diffuser le chiffre de 60 000 à 80 000 enfants menacés. Parmi ces enfants, 45 000 vivent dans des familles Témoins de Jéhovah. Les cas de maltraitance d’enfants de Témoins de Jéhovah attestés par les tribunaux sont quasi inexistants. Par ailleurs, personne n’aurait idée, en tout cas officiellement, de chercher à lier une éventuelle maltraitance psychologique d’un enfant élevé dans une famille catholique à l’influence de l’Église romaine, ou celle d’un enfant d’une famille athée à une éducation sans Dieu. La fameuse question du refus des transfusions sanguines, souvent mise en avant lorsqu’il s’agit d’accréditer la thèse du danger objectif des croyances des Témoins de Jéhovah, ne pose ici pas vraiment de problème puis-que la loi autorise les médecins à passer outre en cas de danger. Les médias, avides de chiffres, se sont pourtant précipités pour diffuser cette « information » des 45 000 enfants Témoins de Jéhovah en danger. On peut comprendre que les croyances apocalyptiques et le fondamentalisme professés par les Témoins de Jéhovah inquiètent. Pour autant, tant que ces croyances ne se traduisent pas par des actes contraires à la loi, il n’y a peut-être pas lieu de crier au loup. Dans une interview au Monde du 26 octobre 2006, Jean-Arnold de Clermont, président de la Fédération protestante de France, s’est ainsi permis ce commentaire : « On peut être en désaccord profond avec les Témoins de Jéhovah, comme c’est mon cas, sans pour autant les diaboliser. »

Exemples datés Autre exemple, concernant cette fois la Miviludes, qui, dans son dernier rapport, étudie particulièrement certaines dérives se produisant dans le milieu des thérapies alternatives. L’Analyse transactionnelle, une technique psychothérapeutique assez répandue, quoique parfois critiquée – mais quelle technique de psychothérapie ne l’est pas ? – se voit ainsi consacrer une vingtaine de pages. On s’aperçoit vite que le problème visé ne concerne pas vraiment l’Analyse transactionnelle en tant que telle, mais plutôt, d’une part, une sous-technique, le « reparentage », qui est loin d’être pratiquée par tous les analystes transactionnels, et, d’autre part, certains aspects du système de formation des analystes. Quelques exemples extrêmes de ratages de cette thérapie sont présentés. Mais ceux-ci datent d’une trentaine d’années et ont eu lieu aux États-Unis. Aucun exemple précis et récent n’est donné en ce qui concerne la France. L’efficacité de la dénonciation d’éventuelles dérives s’en trouve singulièrement amoindrie. On ne retiendra probablement de cette étude que la vague idée d’un risque sectaire lié à l’Analyse transactionnelle en général. Bref : on reste sur sa faim.

Mais a-t-on vraiment toujours besoin de preuves et de faits lorsqu’on s’intéresse aux dérives sectaires ? La question ne concerne évidemment pas l’action des organismes officiels soumis par définition aux limites que fixe le droit à leur action, mais bien plutôt aux médias et à l’opinion publique en général. Le 17 décembre, le journal de 20h de TF1 diffusait un petit reportage sur les « sectes » en banlieue truffé d’erreurs et d’amalgames. On y apprenait – alors que cette distinction n’a pas de sens en droit français – que les religions « reconnues» avaient le droit de diffuser publiquement leur message, à la différence d’autres, « non reconnues », tels les Témoins de Jéhovah. Les protestants évangéliques (bizarrement appelés dans le reportage « évangélistes ») y étaient allègrement assimilés à des « sectes », sans autre précision. Qu’un tel reportage soit diffusé sur la chaîne la plus regardée de France en dit long sur l’incapacité de médias disposant de moyens considérables à appréhender la complexité du fait religieux. Mais aussi sur l’utilisation systématique et facile d’une grille de lecture en termes de sectes, simplificatrice à outrance. Le traitement médiatique de la visite surprise de la commission d’enquête parlementaire en novembre 2006 chez les adeptes des Douze Tribus de Tabitha’s Place, à Sus, dans les Pyrénées-Atlantiques, a aussi de quoi laisser songeur. L’exemple choisi par un des parlementaires-inspecteurs pour illustrer l’isolement culturel des enfants et repris en boucle dans les journaux en dit autant sur cette communauté fondamentaliste que sur la société qui prétend la juger : certains enfants de Tabitha’s Place ne connaissaient pas Zidane. Une faute impardonnable qui aura fait oublier d’autres détails plus ennuyeux comme le refus de la vaccination ou l’oubli de déclaration de naissances. La manière dont est conduit le combat contre les dérives sectaires fait l’objet de nombreuses critiques, d’ordres différents. Premiers à réagir : les groupements les plus visés par les organismes antisectes.

Contestations C’est essentiellement le cas de l’Église de Scientologie qui, à travers divers faux-nez associatifs, adopte une attitude procédurière, exploite la plupart des recours prévus par la loi et profite « du projecteur braqué sur certaines affaires pour se poser en victime et s’en faire un tremplin médiatique », ainsi que l’explique le dernier rapport de la Miviludes. Deuxième type de critiques : celles d’organismes officiels étrangers ou internationaux, tels le Département d’État états-unien ou l’Onu. à l’issue de sa mission en France en 2005, le rapporteur spécial de l’Onu sur la liberté de religion, Asma Jahangir, s’inquiétait ainsi de la condamnation publique de certains groupes religieux (essentiellement scientologues et Témoins de Jéhovah) ainsi que de la stigmatisation de leurs membres s’apparentant selon elle à de la discrimination. Troisième type de critiques : celles de chercheurs en sciences sociales spécialistes des religions, qui ne remettent pas en cause le principe de la lutte contre les dérives sectaires, mais les jugements de valeur, la méconnaissance de l’arrière-plan historique et des fondements doctrinaux de certains courants religieux… L’ethnologue Nathalie Luca a ainsi démissionné du conseil d’orientation de la Miviludes fin 2005, considérant que les conditions d’un travail de qualité n’étaient pas réunies. Pressenti pour lui succéder, l’historien Sébastien Fath a décliné la proposition en 2006, expliquant qu’il ne voulait pas, en étant le seul chercheur en sciences sociales de la Miviludes, que celles-ci soient considérées « au mieux comme la cinquième roue du carrosse ». D’autres chercheurs, comme Jean Baubérot ou Jean-Paul Willaime, tous deux directeurs d’étude à l’École pratique des hautes études, n’ont pas hésité à critiquer vertement le dernier rapport de la commission d’enquête parlementaire sur l’influence des sectes sur les enfants. Du côté de la Miviludes, de la commission parlementaire ou de l’Unadfi, on est conscient de ces critiques. Mais le sujet est passionnel. Les réponses aux critiques portent souvent moins sur le fond que sur les motivations plus ou moins avouables qui seraient à leur origine. La cause défendue par les organismes de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, le soutien apporté aux victimes demeurent essentiels. Mais il est tout aussi essentiel de continuer à affiner les méthodes. Dur métier.

Jérôme Anciberro

L’effet « liste noire »
Lors de son premier rapport sur les sectes en 1995, la commission d’enquête parlementaire avait établi une liste de 172 groupes suspects. Cette liste n’était pas censée avoir de valeur juridique. Le fait d’y être mentionné ne pouvait donc valoir légalement comme élément à charge contre qui que ce soit. Mais l’on a eu naturellement tendance à s’y référer, particulièrement dans les médias. Savoir que telle organisation figure sur cette liste permet en effet de la « situer » rapidement. Le fait est là : l’organisation est mentionnée dans la liste. Aujourd’hui encore, lorsqu’un journaliste rédige une dépêche ou une brève, il va rarement chercher plus loin. Le « caractère informatif » de la liste a même été reconnu par le Conseil d’État en mai 2005. Pour autant, le travail des organisations officielles de lutte contre les dérives sectaires n’est pas censé s’appuyer sur ce type de listes. Une circulaire du Premier ministre du 27 mai 2005 admet d’ailleurs que la liste de 1995 est « de moins en moins pertinente ». C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on parle désormais de « dérives sectaires », qui peuvent concerner toutes sortes d’organisations, plutôt que de « sectes ».

« On juge les faits, pas les arrière-pensées »
Mis en cause lors de son audition par la commission d’enquête parlementaire sur les sectes, Didier Leschi, chef du bureau des Cultes au ministère de l’Intérieur, s’explique sur le rôle de son service.

TC : Quel est le rôle du bureau central des Cultes dans la reconnaissance officielle des différentes religions ? Didier Leschi : Il n’y a pas de reconnaissance de quelque religion que ce soit par l’État. Mais si la République, selon la formule de la loi de 1905, ne reconnaît aucun culte, elle n’en méconnaît aucun. Avant 1905, il y avait quatre cultes « reconnus » par l’État, et, à côté, des cultes « non reconnus » qui ne bénéficiaient pas des avantages accordés aux premiers, notamment le paiement des salaires des ministres du Culte. Ce qui existe aujourd’hui, c’est ce qu’on appelle improprement la « petite reconnaissance », c’est-à-dire le fait d’accorder, à des associations dont l’objet est de célébrer un culte, le bénéfice de certains avantages fiscaux, comme l’exemption de taxe d’habitation, de taxe foncière ou de paiement des droits de mutation sur les dons et legs. Ces avantages s’inscrivent dans le cadre de la loi de 1905, laquelle précise que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte, sous certaines restrictions qui ont trait à l’ordre public. La loi de 1905 n’a par ailleurs pas pour but de renvoyer le religieux dans la sphère privée, au contraire. On ne peut accorder les exonérations fiscales pour les bâtiments cultuels (taxe foncière et taxe d’habitation) que si ces bâtiments sont ou-verts au public. C’est bien un exercice public du culte qui est exonéré fiscalement, ce n’est pas l’activité privée.

Tous les courants spirituels peuvent donc a priori accéder à cette « petite reconnaissance » ? De nombreux courants peuvent y aspirer dès lors qu’ils ne troublent pas l’ordre public. Nous n’avons pas à juger les croyances. Briand disait d’ailleurs qu’il fallait interpréter la loi de 1905 de manière « libérale ». La loi n’entre pas dans la définition de ce qu’est un culte. C’est l’activité jurisprudentielle qui amène à définir ce qu’on peut inclure dans les pratiques cultuelles. Cette activité jurisprudentielle, dans le cadre de la loi de 1905, a ainsi permis de considérer que le courant Hare Krishna était un courant cultuel, de même que toute une série de courants bouddhistes. Cela a permis à certaines associations qui leur sont liées de bénéficier des avantages fiscaux accordés aux associations cultuelles. C’est aussi le cas des Témoins de Jéhovah.

Des associations musulmanes de type 1901 ne bénéficient pas des avantages des associations cultuelles. Juridiquement, cela ne pose pas de problème. Le fait d’avoir tel ou tel type d’association n’est pas un critère pour avoir le droit de mener une activité cultuelle collective. Les lois de 1907 de Briand stipulent qu’il est possible de mener des activités cultuelles avec des associations 1901, des associations 1905, ou sans association du tout. Les responsables cultuels musulmans ont tendance à ne pas mettre en place des associations dont le but est uniquement d’assurer le culte. Ils proposent des activités éducatives, à caractère social et culturel, à côté des activités cultuelles. Il y a un certain mélange dans l’activité de leurs associations. C’est une pratique. Du coup, ils ne peuvent bénéficier des avantages fiscaux des associations cultuelles. Leur intérêt serait de mettre en place des associations distinctes qui n’ont de vocation que cultuelle, comme le font les autres cultes.

La Fédération protestante (FPF) propose justement de faire évoluer le statut des associations cultuelles. En effet, elle indique depuis longtemps que la séparation totale entre les activités de type 1901 et 1905 n’est pas satisfaisante. Les associations cultuelles ne peuvent pas reverser une partie des dons qu’elles reçoivent, et pour lesquels elles sont exonérées fiscalement, à des associations 1901 qui auraient une action caritative. L’exemple que prend souvent le pasteur de Clermont est l’impossibilité pour la FPF de financer directement la Cimade. Depuis quelques années, la pratique a montré que les cultes intervenaient de plus en plus sur ces questions caritatives. Le débat existe. Il est d’ailleurs paradoxal que ceux qui reprochent, au nom de la laïcité, à la Fédération protestante de poser cette question de l’élargissement de l’objet des associations cultuelles soient souvent les premiers à utiliser les églises ou les temples dans leurs combats. D’un côté, ils amènent à transgresser la loi de 1905 telle qu’elle existe aujourd’hui, et, de l’autre, ils répondent qu’on ne saurait répondre aux demandes d’ajustement de cette loi sans remettre en cause le cadre de la laïcité.

Vous avez critiqué, notamment lors de votre audition du 17 octobre 2006, la pratique d’une lutte contre les dérives sectaires à partir d’une analyse en termes de listes d’organisations suspectes. Ce que j’ai dit à la commission d’enquête parlementaire, et qui est la philosophie du ministère de l’Intérieur depuis de longues années, c’est que l’analyse en termes de listes réduit la focale. Beaucoup d’activités, pas nécessairement cultuelles, sont susceptibles de dérives qui peuvent mettre en cause l’intégrité physique, morale ou matérielle des personnes. La focalisation sur certains groupes s’apparente beaucoup plus à un jugement sur la croyance de ces groupes qu’à leurs activités en tant que groupes. Depuis 2000, il y a sur ce point une continuité de la pratique administrative, avec quatre ministres de l’Intérieur successifs : dès lors qu’il n’y a pas de constatation de trouble à l’ordre public, il n’y a pas de raison, dans le cadre de la loi de 1905, de ne pas accorder à tel ou tel groupe cultuel les bénéfices liés au statut d’association cultuelle. Le Conseil d’État l’a rappelé à propos des Témoins de Jéhovah. C’est d’ailleurs sur cette base d’une absence de trouble à l’ordre public que la commission consultative des Cultes a émis en 2001 un avis permettant aux ministres du Culte des Témoins de Jéhovah d’intégrer la Cavimac (1).

Pourquoi, à votre avis, cette passion française sur la question des sectes ? Pour des raisons à la fois nationales et sans doute internationales, il y a une peur du religieux dans certains secteurs de la société. Et certains courants religieux minoritaires, parfois mal connus, sont soumis plus facilement que d’autres à la stigmatisation. Il est d’ailleurs étonnant de constater que cette stigmatisation porte souvent sur ces cultes qu’avant 1905 on appelait les cultes « non reconnus », par exemple les Témoins de Jéhovah ou les Frères de Plymouth. Les analyses sur ce dernier courant protestant sont typiques de ce qui se fait de plus sommaire. Le président de la République vient d’honorer le village de Chambon-sur-Lignon dans le cadre de l’hommage rendu aux Justes de France. Or, il se trouve que les Frères de Plymouth y sont enracinés. Leur défiance très grande vis-à-vis de l’État et leur façon de vivre en marge sont fâcheux, mais ce sont peut-être aussi des éléments à prendre en compte et qui sont constitutifs d’une tradition protestante qui a permis le sauvetage de juifs pendant la dernière guerre. Les choses ne sont pas simples.

Certaines organisations religieuses qui affirment publiquement leur accord avec les principes républicains ne pourraient-elles pas le faire pour des raisons stratégiques, alors même que leurs valeurs sont fondamentalement incompatibles avec la République ? Quand on est fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, que doit-on juger ? Le subconscient et les arrière-pensées des gens ? Non, ce qu’on juge, ce sont les faits : ce que les gens font et déclarent publiquement. Si, en tant que fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, je commençais à avoir en matière de liberté publique une pratique administrative fondée sur mes interprétations de ce que pensent les gens, on ne serait plus dans un régime républicain. Prenez le cas de l’Union des organisations islamiques de France, souvent mise en cause. Toutes les déclarations de l’UOIF vont dans le sens de l’acceptation du cadre républicain, de la séparation des Églises et de l’État, acceptation d’autant plus forte qu’une des caractéristiques de l’UOIF est de considérer, comme beaucoup de courants protestants, que la garantie de l’indépendance des lieux de culte, c’est qu’ils soient construits sans argent public. Cette organisation défend son opinion sans générer de troubles à l’ordre public. L’UOIF peut, par exemple, considérer que le port du voile est une obligation religieuse, cela ne constitue pas en soi un trouble à l’ordre public. Si elle empêchait des cours dans les écoles, là, le problème serait tout autre. Autre exemple : des catholiques peuvent dire ou écrire que l’avortement contrevient à la loi de Dieu. Mais ils n’ont pas le droit de bloquer un hôpital pour empêcher des femmes d’accéder aux services d’IVG.

Cette distinction entre, d’un côté, liberté de conscience et de parole, et, de l’autre, trouble à l’ordre public est-elle toujours aussi simple à faire ? Sur certaines questions, il est parfois difficile de trancher, mais l’interprétation qui prévaut depuis plusieurs années est l’interprétation libérale. On pourrait ainsi considérer qu’au titre de la loi de 1905, l’utilisation d’édifices du culte pour contester certaines lois pourrait s’apparenter à la tenue de réunions politiques, utilisation proscrite par l’article 26 de cette loi. Ce serait le cas, par exemple, de l’occupation d’une église pour soutenir des sans-papiers. Or, dans ce cas, l’interprétation qui est faite depuis des années, c’est de considérer que ce n’est pas exactement une utilisation politique. C’est l’interprétation libérale qui prévaut.

Lors de votre audition par la commission, on vous a reproché d’être « insensible aux témoignages » des anciens membres de mouvements sectaires. Dire que le ministère de l’Intérieur est trop libéral en matière de liberté de conscience est une critique que je considère comme positive. Nous ne sommes bien évidemment pas insensibles aux témoignages et aux difficultés des gens. Ce que nous disons, c’est qu’il y a des fonctions judiciaires et des fonctions administratives distinctes. Dans ces matières, il faut bien sûr comprendre la douleur qui peut s’exprimer.Mais il faut aussi considérer que les troubles à l’ordre public sont ceux qui peuvent faire l’objet de procédures judiciaires ou de police administrative. Ils sont soumis au contrôle du juge. S’il y a de la maltraitance des enfants, si on dépouille des gens, il existe un cadre juridique qui doit être utilisé. Mais si quelqu’un se trouve désespéré à l’idée d’avoir passé vingt ans dans un mouvement dont il ne partage plus les idées ou d’y avoir cotisé de manière exagérée, cela relève du problème de croyances immodérées. Cette douleur, de nombreux adhérents du Parti communiste ont indiqué l’avoir éprouvée. On n’en devait pas pour autant interdire le PC. Par ailleurs, le problème, dans le cas de souffrances ou de maltraitances avérées, surtout à grande échelle, n’est plus de savoir si on accorde le bénéfice des avantages fiscaux à des associations cultuelles, c’est de savoir s’il ne faut pas tout simplement dissoudre ces groupes. C’était le sens de la loi About-Picard. Et ça, ce n’est plus le seul problème du bureau central des Cultes. Je constate que ceux-là même qui affirment qu’on a tort d’accorder à certains courants religieux les avantages des associations cultuelles parce qu’ils maltraiteraient des milliers d’enfants ne sautent pas le pas en réclamant la dissolution pure et simple de ces groupes. Il y a là une incohérence que je ne m’explique pas.

Recueilli par Jérôme Anciberro

1. La Caisse d’assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes.

Didier Leschi est sous-préfet. Il a été membre du cabinet de Jean-Pierre Chevènement au ministère de l’Intérieur, chargé de la politique de la ville dans le Rhône de 2002 à 2004. Depuis 2004, Il est chef du bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur.

Repères

Octobre 1994 et décembre 1995 : 73 décès d’adeptes de l’Ordre du temple solaire au Canada, en Suisse et en France.
Décembre 1995 : premier rapport parlementaire sur les sectes. Une liste de 172 mouvements suspects est dressée.
Mai 1996 : création de l’observatoire interministériel sur les sectes.
Octobre 1998 : création de la Mission inter ministérielle de lutte contre les sectes (Mils), publication de rapports annuels.
Décembre 1999 : deuxième rapport parlementaire sur l’argent des sectes.
Juin 2001 : loi About-Picart « tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales »
Novembre 2002 : création de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) qui remplace la Mils.
Mai 2005 : dans une circulaire du 27 mai, Jean-Pierre Raffarin reconnaît que la liste de 1995 est « de moins en moins pertinente ». La circulaire précise que « le recours à des listes de groupements sera évité au profit de l’utilisation de faisceaux de critères ».
Décembre 2006 : troisième rapport parlementaire centré sur la santé physique et mentale des mineurs dans les mouvements sectaires.
« La compassion nous impose d’agir »
Jean-Michel Roulet, président de la Miviludes, répond à ceux qui contestent ses méthodes.

TC : Le dernier rapport de la Miviludes est particulièrement épais cette année. Cela est-il dû à une augmentation des dérives sectaires ? Jean-Michel Roulet : Beaucoup de sujets liés aux dérives sectaires inquiètent les Français. Nous nous devons de les faire remonter auprès du Premier ministre. C’est une partie de notre mission. Si le rapport est plus gros cette année que les années précédentes, c’est peut-être que, par le passé, nous nous sommes autocensurés.

Les méthodes de travail de la Miviludes sont parfois critiquées, non seulement par les groupes épinglés dans vos rapports, mais aussi, par exemple, par des universitaires ou des organismes étrangers. Il est possible que certains universitaires regrettent de ne pas être les grands référents sur ces questions. Je comprends leur souci de l’analyse froide et détachée du phénomène sectaire, mais nous ne sommes pas un laboratoire. Nous sommes un organisme de vigilance et de lutte. Il y a des victimes. La compassion s’impose et nous impose d’agir. Nous avons pourtant proposé à certains de ces chercheurs de participer à nos travaux. Sébastien Fath a refusé, après avoir consulté ses collègues, sous le prétexte qu’il fallait au moins trois autres chercheurs en sciences sociales à la Miviludes. On ne peut pas travailler ainsi. Mais je vous rassure : nous avons des gens très compétents qui travaillent avec nous, des médecins, des psychanalystes, des responsables associatifs, des avocats…

Mais pas de chercheurs en sciences sociales…Encore une fois, nous leur avons proposé de venir. Leur choix a été de ne pas répondre positivement. Mais nous les accueillerions avec plaisir.

Que pensez-vous des critiques d’organismes étrangers, comme le département d’État états-unien, à l’égard de la manière dont est conduite en France la lutte contre les dérives sectaires ? J’ai l’impression que les Américains ont un peu de mal à comprendre ce qu’est la laïcité en France. La façon qu’ont les États-Unis de traiter la question religieuse n’est pas la même que la nôtre. Je ne suis pas sûr que l’État républicain français puisse avoir le même type de relation avec les Témoins de Jéhovah, la Scientologie ou Moon que les autorités américaines.

La Miviludes n’oublie-t-elle pas un peu les dérives sectaires en milieu catholique et islamique ? Il n’y a pas de traitement de faveur pour le catholicisme ou l’islam. Nous sommes dans une République laïque. Pour ce qui est du catholicisme, nous avons par exemple travaillé sur les dérives constatées autour de mère Myriam, dans la région lyonnaise, ou sur la communauté des Béatitudes. Pour l’islam, le contexte étant ce qu’il est, nous avons décidé, en accord avec les services de l’État compétents, de ne pas nous en occuper directement. La question du terrorisme, en particulier, est un problème très particulier qui touche les intérêts fondamentaux de l’État. C’est donc essentiellement le ministère de l’Intérieur qui s’en occupe.

Recueilli par J.A.

Témoignage Chrétien/CPDH
Précision du CCMM :  Si ce communiqué de l’agence AFP traduit des analyses divergentes, le CCMM tient à rappeler, parce qu’il est la seule association nationale se réclamant de la laïcité dans ses textes fondateurs et dans ses pratiques quotidiennes, que le principe de laïcité est approuvé par une large majorité de français et que l’action qu’il mène depuis plus de 25 ans contre les dérives des sectes attentatoires aux droits de l’Homme et aux droits de l’enfant est aujourd’hui partagée par les pouvoirs publics. Laïcité, liberté de conscience, liberté religieuse sont des valeurs complémentaires que les sectes et leurs défenseurs voudraient détourner de leur sens.