Avez-vous déjà tenté de discuter, sur les réseaux sociaux, avec une de ces créatures étranges qui vous abreuvent de déclarations sidérantes, étayées par des vidéos YouTube ou des citations provenant de sources anonymes s’exprimant sur des sites à l’esthétique douteuse ? Vous baguenaudez tranquillement sur la toile, généralement sur un sujet politique, ou pas… et là : pouf ! Apparaissent les théories les plus fantaisistes soutenues avec un inébranlable sérieux par un premier participant auquel s’agglomère un peu plus loin dans le fil un ou deux nouveaux venus se contentant de reprendre les mêmes éléments de langage et vous incitant à aller fouiller le web à la recherche d’éléments corroborant les délires dont ils se font les chantres. 

Et si jamais il vous prenait fantaisie d’essayer de tenir un propos rationnel et d’argumenter a contrario suite à l’un de ces posts, vous vous prendriez bientôt un

« Renseignez-vous, réfléchissez par vous-mêmes, faites vos propres recherches”, trilogie incantatoire qui forme les mamelles des complotistes de tout poil. Eh oui…  car il s’agit bien de cela : le complotisme… Ce merveilleux phénomène vieux comme le monde et comme la paranoïa qui a trouvé un nouveau souffle sur le net !  Ça marche du vaccin à la terre plate en passant par le combo gagnant gloubigoulguesque Qanon. Nous avons beaucoup ri des platistes, nous bornant à les traiter de fous ou d’imbéciles. Les antivax nous ont consternés avec leur manie de contester le rôle de la pharmacopée moderne dans la chute du taux de mortalité infantile à grands coups de vidéo de mères-concernées-chanteuses-comédiennes-auto-diplômées de médecine et surtout vendeuses de machines à jus. Quant aux disciples de QAnon (si si… le mot « disciple » est adéquat…) nous y reviendrons plus tard.

Conspi, la rage de vivre

J’ai toujours été fascinée par le besoin d’exister commun à un grand nombre de personnes qui se voient pousser des ailes dès qu’elles abordent une théorie fumeuse qui leur permet d’affirmer leur différence, autrement dit leur supériorité sur le péquin lambda qui continue de ne pas “croire” et s’osbtine à “raisonner”. Ce ne sont pas des gens idiots. Pour la plupart, ils sont dotés d’une intelligence tout à fait normale. Mais si leur intelligence est dans la moyenne, leur égo, en revanche est largement disproportionné par rapport à leurs capacités cognitives. Le complotisme n’est pas consubstantiel de la bêtise, ce serait trop simple, ni même de l’inculture. Il est corollaire de l’envie de briller, de l’égotisme forcené, de l’envie d’accéder à son petit quart d’heure de gloire comme n’importe quelle bimbo à la sauce real TV.

Notre planète (merci internet, merci saint Zucki, toi qui est plus choqué par un têton que par un site de propagande néonazi) est en train de sombrer sous les coups de boutoirs de ces oncles et tantes qu’on mettait généralement à l’écart dans les mariages tant on craignait qu’ils nous fichent la honte et qui ne trouvaient que trop rarement interlocuteurs à leur mesure. Maintenant, ils se répandent. Ils se retrouvent. Font des congrès. S’auto-congratulent. Et plongent dans leurs délires avec la délectation des hobereaux de Flaubert au moment de recevoir une médaille au dernier comice agricole.

Encore une fois, en attribuer à la bêtise ou à la folie le phénomène serait mal le cerner. Parlons un peu du dernier complot à la mode joliment nommé QAnon. L’acte de naissance de ce nirvana du petit comploteur date du 28 octobre 2017, quand un certain « Q » publie un premier message sur le forum anonyme 4chan avant de migrer vers 8chan et enfin 8kun.

Q, roi caché de l’internet

Q se présente comme un haut-fonctionnaire américain, détenteur de secrets capitaux, chargé d’alerter ses concitoyens contre un complot national, voire mondial, incriminant tout le parti démocrate ainsi qu’un grand nombre de célébrités. Fortement lié à l’extrême-droite américaine, le mouvement QAnon se compose de supporters fervents de Donald Trump, héros supposé de la résistance contre l’État Profond (Deep State), gouvernement secret manipulant les destinées de l’Amérique en sous-main et formé par une élite appartenant à une cabale de pédo-satanistes.

Les disciples de QAnon sont persuadés que Donald Trump a été élu pour sauver l’Amérique et que, bientôt, il déclenchera une opération d’envergure (que les adeptes nomment The Storm) qui verra des milliers de gauch… enfin euh, de pédo-satanico, machinchose arrêtés et envoyés à Guantanamo pour y être jugés par des tribunaux d’exception militaire. Passons sur le paradoxe qui consiste, (la plupart des adeptes étant anti-masque parce que chérissant la liberté individuelle), à se préparer béatement à la possibilité de l’arrestation massive d’opposants politiques dans une grande démocratie.

Ce qui perce avec Qanon c’est proprement la tentation sectaire, mais cette fois nébuleuse, désincarnée, insoupçonnable parce que ni territorialisée, ni identifiée. En fait, on peut faire un parallèle entre le recrutement des adeptes de ces théories et le recrutement des gamins sur le net par Daech. On a un discours paranoïaque, contre-vérifiable in situ mais cette vérification n’arrive pas à percer la barrière du déni. Ces disciples d’un nouveau genre sont totalement hermétiques à la preuve par les faits.

Prenons un exemple. Denis Robert publie un lien (juste ici) vers un article décrivant des rapports entre Trump et la mafia italienne. Sous cette publication, un certain nombre de sympathisants trumpistes ont réagi. Rapidement, apparaissent les mots-clés : « pédocriminel » (s’agissant de Biden) et pédo-satanistes (s’agissant du même et des démocrates).

Puis intervient un monsieur, que j’appellerais X pour plus de commodité, qui poste le commentaire suivant :

« Ceux qui contribuent à attaquer Trump ne font que le jeu de Biden. Au moins, celui-ci n’est pas un pédosataniste. Le choix entre le mauvais et le pire. Le reste est littérature…. »

X n’est ni sot ni inculte. Il a même fait des études sérieuses (en anatomie pathologique, si ce qu’il dit est vrai). La suite de son propos marque une escalade rapide  et revient l’obsession de la pédophilie dont il accuse Biden et d’un Nouvel Ordre Mondial qui me paraît évoquer un mélange entre le Deep State / État profond fantasmé par les QAnonistes américains et le fameux projet de domination des Illuminati-reptiliens-judéo-big pharma-etc.

Pourquoi chercher des preuves ?

Soyons clairs,  Il n’y a aucune preuve de l’existence d’un réseau “pédosatanistes” au sein de l’État américain, cher au QAnonistes. Seuls des sites de provenances douteuses y font référence en corrélant des rumeurs qu’ils adossent à des faits avérés mais en tordant leur interprétation et en fabricant des liens de cause à effet factices reposant sur des dénonciations anonymes, des reprises de vidéos YouTube, des récits ne contenant ni noms ni localités, ni rien de vérifiable. Or, il y a plein de PREUVES tangibles de collusion entre Epstein et Trump (avant le premier procès d’Epstein). Des tonnes. D’ailleurs Trump ne nie pas l’avoir fréquenté. Il minimise juste l’importance de leur relation. Et déclare qu’ils n’étaient que de vagues connaissances alors qu’on peut les voir en photo à maintes reprises, bras dessus bras dessous, entourés de jeunes et jolies femmes.  D’autre part, alors que Trump s’est abondamment répandu à la télévision sur l’admiration qu’il voue à la plastique de Ivanka et aux désirs qu’elle lui inspirerait si elle n’était pas sa fille (petit florilège là : https://forward.com/schmooze/357185/7-creepy-things-donald-trump-has-said-about-ivanka/  ), on maximise la photo de Biden embrassant son petit-fils ou tenant d’autres enfants dans ses bras dont on fait des attouchements pédophiles.

Alors qu’il n’existe aucune preuve des crimes pédophiles supposés d’un Biden petit lien vers un site de fact checking US là https://www.politifact.com/factchecks/2020/aug/12/facebook-posts/fact-checking-pedophilia-attacks-against-joe-biden/), l’existence des photographies et des propos concernant les comportement pour le moins inapropriés de Trump est éliminée. Purement et simplement. Pire, les disciples de Trump (ses fils en tête, d’ailleurs) perpétuent la rumeur allant jusqu’à fabriquer des montages photos par centaines.

Le fantasme, la rumeur, le délire, sont préférés au réel. C’est d’ailleurs un point commun que partagent la plupart des complotistes, qu’ils soient platistes ou QAnonistes. On trouve chez tous la même incapacité à accepter le réel tant qu’il ne correspond pas à leur “opinion”. Le réel doit céder, plier, devant la volonté de celui qui a décidé que sa “croyance”, aussi infondée soit-elle, était supérieure au réel.

Le sieur X (cf plus haut) finit d’ailleurs par me répondre : “Je dois avouer que je n’arrive pas à suivre ce raisonnement, mais nous ne participons ni de la même réalité ni du même logiciel pour l’analyser.” Ce que je lis au premier degré : nous n’appartenons pas au même réel. Il y a donc deux réel. Le mien et le sien où je suis un pion du Nouvel Ordre Mondial et “mon” réel n’est que l’expression de sa propagande.

La politique au temps de la post-vérité

À ce titre, il est intéressant de noter que c’est en 2017, alors que Trump s’installe au pouvoir, luttant contre des plaintes et des suspicions d’ingérences des russes dans la campagne américaine, que le terme de « Fake news » est brandit par Trump pour se dédouaner. Trump lui-même montre la voie : le réel peut être nié. Nous entrons de plain-pied dans l’Ère post-vérité, néologisme né aux États-Unis au début des années 2000 pour décrire une nouvelle réalité politique où les hommes d’État ne cherchent plus à parler du réel mais à communiquer sur l’émotion et pire, n’hésitent pas à fabriquer ou déformer des faits pour générer l’émotion souhaitée chez leurs électeurs.

Parce qu’il faut croire pour vivre ?

Il y a quelque chose de terrifiant dans la capacité de nos contemporains à adhérer à cette évacuation du réel. Que signifie cette incapacité à considérer la preuve et par là-même à constater que le réel est le même pour tous ? Au niveau individuel, je n’ose parler de psychose. Au niveau collectif, nous entrons, il me semble, dans une ère cultuelle où tout est objet de foi y compris ce qui ne relève ni du métaphysique, ni même de l’invisible. Les complotistes se comportent comme les membres enthousiastes et zélés d’une secte dont l’Église est un pan du web ahurissant qui fonctionne bel et bien comme un deuxième monde, coupé du notre. Une secte virtuelle, immatérielle, mais tout aussi pernicieuse que les sectes d’antan.

Avec, peut-être un pouvoir de nuisance décuplé. Autrefois, les sectes étaient chiantes. Elles s’échinaient à pomper vos sous et à vous forcer à déambuler dans les rues, toge orange sur le dos et sandales aux pieds, en tapant sur un gong alakon. Depuis la scientologie (certes, ils ont piqué l’astuce à d’autres mais l’ont appliquée avec un sens consommé du marketing), elles ont compris un truc génial : tu profites plus longtemps de la vache si, au lieu de la saigner d’un coup, tu pratiques de petites ponctions régulières. Et en plus, la sciento, comme Daesh et quelque part QAnon de façon totalement informelle, certes, cette fois, recrutent en donnant l’impression aux gens d’être exceptionnels, d’avoir un destin hors norme, d’être les happy few qui se distinguent de la masse des moutons (en l’occurrence nous). C’est ainsi que Q a su impliquer ses « adeptes » en semant sur le net des phrases sibyllines et pseudo-prophétiques qui les plongent dans des abîmes de perplexité.

Quand on affame, mortifie, terrorise les adeptes, ça finit par en dissuader plus d’un. Quand on leur promet de grandes Révélations à eux seuls réservées auxquelles le pecus vulgum n’accèdera jamais, on flatte le côté le plus sombre de notre époque : l’individualisme triomphant qui a cassé tous les codes du vivre ensemble pour mieux vendre de la merde. Et voilà le résultat. On a des médecins frappadingues qui parlent du masque comme d’un rituel pédosatanique (si si), des platistes, des antivax… Et tous sont de vibrants exemples du syndrôme de Dunning-Kruger avec un petit délire paranoïaque en prime.

Le monde va bien. Le monde va très très bien. Et la pandémie n’aide en rien. Pris entre ordre et contrordre, entre porte-paroles qui se dédient d’un mois à l’autre et pseudo-experts convoqués sur les plateaux qui ne diront jamais qu’au fond, pour paraphraser Etienne Klein, ils n’en savent rien, nous voici précipités dans une folie collective dont on ignore encore quelles traces elle laissera sur nos démocraties.

source :https://www.lemondemoderne.media/q-contre-les-pedosatanistes-fable-des-temps-modernes/