La loi About-Picard a introduit en droit français l’infraction d’abus de faiblesse fondée sur la sujétion psychologique. Cette infraction a depuis gagné en maturité, notamment grâce à l’éclairage de la jurisprudence qui en a précisé les contours. Elle constitue aujourd’hui l’infraction clé dans la lutte contre les dérives sectaires et les abus d’emprise.
I. LES ELEMENTS CONSTITUTIFS DE L’INFRACTION
L’abus de faiblesse occupe une place centrale dans le dispositif de lutte contre les dérives sectaires, car il est le seule à prendre explicitement en compte la notion de sujétion psychologique. Pour en comprendre la portée, il convient d’abord d’examiner le texte légal (a), puis d’identifier les interprétations erronées qui en découlent (b).
a. Ce que dit la loi
L’infraction d’abus de faiblesse, telle que modifiée par la loi About-Picard du 12 juin 2001, est prévue à l’article 223-15-2 du Code pénal. Ce texte punit de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse d’une personne, y compris lorsqu’elle est en état de sujétion psychologique ou physique résultant de pressions graves ou réitérées, ou de techniques propres à altérer son jugement.
Dans la pratique, cette disposition est parfois mal comprise ou mal appliquée, tant par les services d’enquête que par les juridictions. L’emprise mentale est pourtant visée clairement dans la formulation : ce sont les techniques d’influence altérant le libre arbitre de la victime qui fondent l’infraction.
Le deuxième alinéa introduit la notion de groupement, qui soulève de nombreuses difficultés. Il ne saurait s’interpréter de la même manière que dans d’autres domaines, comme le trafic de stupéfiants. Dans le cadre sectaire, le consentement biaisé des membres remet fondamentalement en cause une lecture classique du volontariat.
b. Ce que ne dit pas la loi
La vulnérabilité préalable
Certaines juridictions exigent, à tort, la preuve d’un état de vulnérabilité préalable, distinct de la sujétion psychologique. Autrement dit, elles considèrent que la « situation de faiblesse » doit précéder l’emprise, ce qui est contraire à l’esprit du texte.
Or, dans les situations de dérive sectaire, c’est précisément la sujétion psychologique elle-même, c’est-à-dire l’adhésion à un système de croyance imposé par le groupe, qui constitue cette situation de faiblesse. Dès qu’une personne est engagée dans un processus d’emprise, son libre arbitre est altéré. Elle agit selon un référentiel imposé, souvent délirant, qui devient son unique cadre décisionnel. L’état de faiblesse découle de l’aliénation du consentement, et non d’une pathologie ou fragilité antérieure.
L’apparence de consentement.
Cette erreur d’analyse se double souvent d’une mauvaise compréhension du consentement apparent. Lorsqu’une victime est interrogée (par la justice, les services sociaux, ou un enquêteur), elle affirme souvent être entrée dans le groupe volontairement et sans contrainte. Les experts psychiatres ne relèvent généralement aucune pathologie empêchant l’expression du consentement. Pourtant, cette adhésion « libre » repose sur un conditionnement insidieux, orchestré par des recruteurs expérimentés.
L’exemple du jeune radicalisé, du père de famille quittant tout pour fuir la 5G, ou de l’adepte s’enfermant dans une lecture mystique du monde illustre bien ce paradoxe : tout semble rationnel, sauf l’axiome de départ, accepté sans remise en question. L’état de faiblesse réside dans l’abandon du libre arbitre au profit d’un système de croyance structuré par le groupe.
Exiger une vulnérabilité préalable revient donc à ignorer que les sectes, les discours complotistes ou les courants radicalisés ciblent souvent des personnes en pleine santé physique et mentale. C’est l’habileté du processus d’endoctrinement qui crée la sujétion, et non une fragilité initiale.
II. LES PROGRES JURISPRUDENTIELS
a. La jurisprudence a déjà pu trancher
La jurisprudence s’est d’abord saisie de cet article pour condamner des pratiques commerciales prédatrices sur des personnes âgées ; elle l’a aussi utilisé dans le cadre de dérives sectaires. Pour caractériser le délit, il faut prouver d’une part l’emprise et d’autre part l’existence d’un préjudice grave, généralement de nature sexuelle ou financière. Ainsi ont été condamnés : une association islamiste soutirant de l’argent à une jeune femme récemment convertie à un islam radical salafiste (Cour de cassation – Chambre criminelle 10 janvier 2018 / n° 17-83.932) ; une prêtresse vaudou, qui lors de de séances de transe collective, récoltait des offrandes (Cass. crim., 5 nov. 2019, n° 18- 84.554) ; un conseiller spirituel évangéliste, qui mêlant violence verbale et emprise mentale, soudoyait de l’argent à ses victimes (Cour de cassation, Chambre criminelle, 27 octobre 2015 – n° 14-82.032) ; un pseudo-thérapeute, guide spirituel, qui par une thérapie perpétuelle récoltait faveurs sexuelles et honoraires (Cour de cassation, Chambre criminelle, 26 octobre 2016 – n° 15- 85.956) ; ou encore, une conseillère de la Poste, qui procurant un confort émotionnel étouffant et exclusif à une veuve, obtint d’être incluse dans son testament (Cour d’appel, Nîmes, Chambre correctionnelle, 4 octobre 2013 – n° 13/00724). Dans ces différents arrêts, la Cour prend toujours soin de bien caractériser un système d’emprise : ce n’est pas la simple croyance qui compte mais les stratagèmes intéressés du mis en cause. Le juge est toujours très méticuleux dans sa caractérisation d’un système d’emprise mentale ; il identifie la répétition construite de comportements aliénants au détriment de la victime.
Conclusion :
La procédure pénale, bien que relevant du droit commun, doit être comprise dans les affaires de dérive sectaire comme un espace à double dimension : juridique et symbolique. L’audience ne se résume pas à l’exercice d’une sanction, elle peut aussi jouer un rôle de reconnaissance et de réparation psychique. Ce moment permet à la victime de reformuler son récit dans un cadre légitime, face à la société et au groupe sectaire, souvent représenté dans la salle.
L’avocat de la victime joue ici un rôle déterminant : il porte la parole blessée, structure un récit audible, et encadre l’émotion pour en faire un levier de compréhension plutôt que de souffrance brute.
La justice restaurative, bien qu’inadaptée aux confrontations avec les gourous ou leaders sectaires, peut toutefois être un outil puissant dans le cadre de victimes encore ambivalentes, co-auteurs ou sous influence. Elle permet alors de réintroduire de l’altérité, réactiver un lien affectif sain, ou initier une prise de conscience.
Toute tentative de dialogue ou de réparation ne peut avoir lieu qu’à condition de respecter strictement le consentement, la sécurité psychique, et l’absence de toute instrumentalisation. Dans cet équilibre délicat entre droit, soin et symbolique, la justice retrouve alors son sens le plus profond : restaurer les êtres, pas seulement punir les actes.