{{Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au religieux et à la spiritualité ?}}

Luc Ferry : Enfant, j’ai été croyant, puis j’ai perdu la foi. Pendant mes études, à partir de 1968, le climat était foncièrement antireligieux. Je n’y ai pas échappé, même si je suis resté en marge de la domination des sciences humaines et du marxisme. Peu à peu, j’ai compris l’insuffisance de l’attitude antireligieuse qui s’en tient à la sphère de la morale. Cela ne suffit pas à répondre aux principales questions existentielles. On ne peut pas évacuer les spiritualités, fussent-elles sans Dieu, laïques et {{non religieuses.

La morale ne suffit-elle pas ?}}

Non, elle ne suffit pas. Pour nous, modernes, la morale se résume au respect d’autrui, aux droits de l’homme, dont il faut se réjouir qu’ils soient globalement respectés dans nos sociétés. Les questions de la mort, du deuil de l’être aimé, de l’amour, de l’ennui ou de la banalité de la vie quotidienne ne sont pas des questions morales. Vous pouvez être respectueux et bon avec autrui, cela ne vous empêchera pas de mourir, de vieillir ou de souffrir. Là, les grandes spiritualités, religieuses ou laïques, prennent le relais de la morale.

{{Pourquoi ne pas vous être converti ?}}

Simplement parce que je n’ai pas la foi ! La spiritualité n’est pas réductible à la religion. La philosophie stoïcienne, le bouddhisme ou le spinozisme sont des tentatives de répondre à la question du salut, de la vie bonne pour les mortels, mais sans passer par un dieu ni par la foi. La question « Qu’est-ce qu’une vie bonne pour les mortels ? » dépasse la seule sphère de la morale, sans être pour autant réservée à la religion.

Dans votre dernier livre, vous vous intéressez à la religion chrétienne…
J’ai écrit ce livre avec un croyant, le cardinal Ravasi, le ministre de la Culture du pape. J’ai tenté de faire une traduction laïque des enseignements de la religion chrétienne, de formuler l’essentiel de ce qu’un non-croyant pouvait retenir de la spiritualité chrétienne, indépendamment de la foi. Sous la forme d’un abécédaire, j’examine les grandes catégories de la pensée chrétienne, la mort, l’amour, le salut, le mariage, le mal, le diable, etc. Je tâche d’en expliquer la signification religieuse, mais aussi celle qu’elles peuvent avoir pour des non-croyants.

Du protestantisme vous évoquez son rapport à l’argent, vous parlez de « capitalisme protestant ».
Sous ma plume, « capitalisme » n’est pas un gros mot. Mon cœur serait d’ailleurs plutôt protestant, et, sans son antisémitisme délirant, j’admirerais Luther, par exemple quand il dit, contre la pratique des indulgences : « Seriez-vous bonnes œuvres des pieds jusqu’à la tête que vous ne seriez pas sauvé pour autant ! » Le protestantisme a eu le mérite de reconnaître, comme les juifs et les Grecs, que le scandale est la misère, pas la richesse. Comme le disait déjà Aristote, pour être généreux autrement qu’en paroles, mieux vaut être riche…

La spiritualité laïque que vous prônez, inspirée par le christianisme et centrée sur l’amour, a-t-elle des conséquences politiques ?
Plus que jamais ! Contrairement à ce que croient les marxistes et les libéraux, la politique n’est pas d’abord un jeu d’intérêts. Ce ne sont pas les intérêts qui engendrent les grands moments de l’histoire, sinon à la marge, mais les passions. Les causes principales des grands massacres qui ont lieu aujourd’hui comme hier sont les passions nationales, idéologiques ou religieuses. La colère, la jalousie, la peur, l’indignation sont plus fortes que la seule quête de ses intérêts bien compris. Mais il y a aussi des passions positives, la fraternité et l’amour, que nos politiques sous-estiment aujourd’hui.

{{Que serait une politique de l’amour ?}}

Notre vieille Europe a connu ce que j’appelle la « révolution de l’amour », c’est-à-dire le passage du mariage arrangé, du mariage de raison au mariage choisi par amour. Cette révolution possède des conséquences quasiment infinies dans nos existences. Nous vivons le moment où l’histoire de la vie privée vient bouleverser de fond en comble celle de la vie publique et politique. La famille n’est pas une affaire seulement privée. C’est au contraire ce que nous avons tous en commun.

Anthony Feneuil, // « Vie protestante Genève »

· Un livre: Luc Ferry et Gianfranco Ravasi, « Le cardinal et le philosophe », Ed. Plon. Luc Ferry et le cardinal Ravasi expriment dans ce livre leur conception des rapports entre la foi et l’incroyance, puis confrontent directement leurs points de vue dans un dialogue.

source : 5 mars 2014

http://www.bonnenouvelle.ch/bn2/index.php/k2/categories-4/item/203-la-spiritualite-n-est-pas-reductible-a-la-religion

Reuters / Charles Platiau