Marie-Laure Hardy « Je me suis installée à Bugarach pour ouvrir un gîte d’étape destiné aux randonneurs. Aujourd’hui c’est devenu un espace de méditation ! » Sept ans après son arrivée dans cette bourgade rurale de l’Aude, Sigrid Bernard n’en revient toujours pas.

Sa Maison de la nature, l’une des rares structures d’hébergement de la région, accueille désormais près de 70 % de passionnés d’ésotérisme. Cela fait plusieurs décennies qu’ils sont convaincus que des extraterrestres ont élu domicile dans les entrailles de l’imposante montagne qui domine le village.

Plongée malgré elle dans l’univers de l’étrange, Sigrid a dû s’habituer aux questions les plus loufoques. « On me demande régulièrement si j’ai vu des soucoupes volantes ou si je connais l’existence de passages secrets sous la montagne et je réponds inlassablement que je n’ai jamais rien vu et que je ne suis au courant de rien ! » s’amuse cette cartésienne convaincue. La jeune femme prend les choses avec philosophie, mais l’arrivée de plus en plus massive de ces randonneurs d’un nouveau genre pourrait rapidement devenir problématique. Surtout depuis qu’une folle rumeur circule : le pic de Bugarach, point culminant du massif des Corbières avec ses 1.231 mètres d’altitude, aurait été désigné comme une « montagne sacrée » qui permettrait de survivre à la fin du monde, prévue le 21 décembre 2012.

Une économie parallèle
Ce jour fatidique correspond à la fin du calendrier maya… que certains désignent comme la date de la fin des temps. Largement relayée sur Internet, cette interprétation pour le moins farfelue des textes millénaires a connu une large ampleur médiatique. A tel point que l’agence spatiale américaine (Nasa) s’est sentie contrainte de la démentir l’an dernier. Un buzz dont Bugarach se serait volontiers passé. Habitués à mener une vie paisible au rythme des exploitations agricoles, les 200 habitants du village ne supportent plus les attroupements de pèlerins vêtus de robes de bure. Ils les croisent pourtant régulièrement au détour des routes de campagne en pleine contemplation mystique.

Depuis l’invasion des « ésotériques », comme on les appelle dans la région, Bugarach a pris des allures de capitale européenne : flambée de l’immobilier, pénurie de terrains constructibles et crise du logement. Une situation explosive qui s’aggrave au fur et à mesure que l’apocalypse approche. Un an jour pour jour avant que la terre cesse de tourner, les élus locaux ne cachent pas leur inquiétude. « Internet est capable de toutes les folies et nous, à 200, on ne va pas pouvoir résister », s’alarme Jean-Pierre Delord, le maire du village. Cet ancien éleveur de 67 ans redoute la venue de centaines, voire de milliers de personnes. Il regrette aussi que cet intérêt soudain pour sa commune renforce un business déjà florissant. Car à Bugarach les vendeurs d’amulettes et les gourous en tout genre ont pignon sur rue. Pour quelques centaines d’euros, on propose notamment aux ésotériques d’entrer en connexion avec la montagne dotée de pouvoirs magiques. Une véritable économie parallèle qui donne « une mauvaise image de marque » au village, déplore le maire.

Des légendes tenaces
Si l’afflux de touristes en quête de sensations fortes s’est accéléré ces dernières années, la réputation du pic de Bugarach ne date pas d’hier. De nombreuses personnalités célèbres s’y seraient rendues : Victor Hugo, Jules Verne, Claude Debussy et plus récemment François Mitterrand. On affirme aussi que le réalisateur américain Steven Spielberg se serait inspiré d’un séjour sur place pour l’écriture de son film de science-fiction Rencontres du troisième type. Et on ne compte plus les récits de phénomènes paranormaux : apparition d’ovnis, lumières mystérieuses, dérèglement brutal des avions qui s’aventurent au-dessus de la montagne et autres disparitions inexpliquées. Intrigués par cette réputation sulfureuse, des chercheurs du CNRS auraient entrepris des fouilles à proximité de Bugarach avant de s’enfuir précipitamment sans prendre le temps d’emporter leurs affaires personnelles…

Ces témoignages contemporains s’entremêlent avec les légendes ancestrales particulièrement vivaces dans la région, qui abrite les châteaux cathares. Certains visiteurs s’attendent à y dénicher le Saint-Graal ou le trésor des Templiers. « La culture orale était très développée au Moyen Age dans la région de Languedoc-Roussillon. C’était une zone relativement isolée où la vie était rude, et la nature hostile. On se racontait de belles histoires sous le manteau pour égayer le quotidien. Quand les gens sont en difficulté, ils ont envie de croire au merveilleux. Une croyance rapporte même que Jésus aurait séjourné non loin de l’Aude après avoir épousé Marie-Madeleine », relate Alain Lequien, historien et auteur de nombreux ouvrages sur les mystères et les légendes. Des siècles plus tard, les rumeurs n’ont pas pris une ride : convaincus que Jésus n’est pas mort sur la croix, quelques ésotériques seraient persuadés que la tombe du Christ se situe…sous le pic de Bugarach. Lesté d’autant de fantasmes, le village ne risque pas de retomber dans l’anonymat. En tout cas, certainement pas avant que la fin du monde soit passée. Pour préparer au mieux cette échéance cruciale, les disciples de l’apocalypse se sont donné rendez-vous dans leur futur refuge en avril prochain.
http://www.francesoir.fr/societe/bugarach-les-visiteurs-se-croient-proteges-de-l-apocalypse.75165
FRANCE SOIR 21/12/10 à 07h17