Caroline Fourest est journaliste. Son objectif est « d’expliquer la laïcité ». Les deux tiers de l’ouvrage (200 pages sur 300) proposent une comparaison entre le modèle anglo-saxon, plus particulièrement américain, et le modèle français. La réflexion sur cette « guerre des modèles » est bienvenue. D’une part parce que l’auteure a un indéniable talent d’écriture. D’autre part parce le sujet est important.
Les USA comme la France ont mis sur pied une séparation des Eglises et de l’Etat. Il faudrait d’ailleurs écrire « des séparations » tant les deux révolutions fondatrices, les paysages religieux, les cultures au sens le plus général, sont différentes. Deux panoramas se succèdent ainsi. S’il eut été possible de présenter autrement certains faits, l’ensemble a le mérite de poser la comparaison de façon claire, tout en penchant, bien évidement et à juste titre, pour le modèle français.

L’interventionnisme étasunien est également traité. Il est fondé sur une conception de la « liberté religieuse », fort différente de la « liberté de conscience » affirmée par notre loi de 1905. De façon générale, la liberté religieuse ne concerne que les croyants et est susceptible de s’affirmer contre les lois communes.
La liberté de conscience concerne tout le monde, athées et agnostiques compris, et s’inscrit dans le cadre des lois de la République. Depuis 1998 l’International Religious Freedom Act (IRFA) oblige le département d’Etat (équivalent de notre Ministère des Affaires étrangères) à s’investir sur la question. Non seulement en produisant un rapport annuel, mais en établissant une liste de sanctions éventuelles certes peu utilisées pour l’instant.
C’est la condamnation publique des Etats étrangers qui est à l’ordre du jour. La France étant pointée pour la loi de 2001 sur les dérives sectaires et la loi de 2004 sur le port de signes religieux à l’école. Ces actions du Département d’Etat sont soutenues par une Commission on international Religious Freedom (USCIRF) bipartisane et semi-indépendante.

Cette prétention à régenter les autres pays fait effectivement problème. Des sources documentaires sont données. En particulier l’indispensable ouvrage de Denis Lacorne « De la religion en Amérique. Essai d’histoire politique » paru chez Gallimard. On peut y ajouter les livres de Sébastien Fath « Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la Maison Blanche » (Seuil) et « Militants de la Bible aux États-Unis, Évangéliques et fondamentalistes du Sud » (Autrement). Le rôle de l’ambassade des Etats-Unis en France sur ce sujet est abordé. On reste ici un peu sur notre faim. Il y a eu d’autres révélations de Wikileaks que celle mentionnée. L’action de l’ambassadeur Robert A. Seiple est évoquée. Mais pas celle de l’ambassadeur Charles Rivkin, assisté par le diplomate Marc Taplin, qui fut au moins aussi efficace dans sa stratégie de séduction des jeunes issus de l’immigration. Une application du « soft power » étudié de manière générale par Frédéric Martel, mais que nous connaissons peu dans sa déclinaison « défense la liberté religieuse » et promotion d’un certain multiculturalisme. Mais la question de fond sur les deux modèles est bien posée.

Caroline Fourest consacre ensuite un chapitre aux « lignes de fractures » internes au mouvement laïque. Le ton change. Nous passons de l’analyse à la dénonciation tout azimut de ceux avec lesquels l’auteure est en désaccord. Nous les laisserons répondre. La Ligue de l’enseignement a ainsi droit pour sa part à deux mentions de sa « fameuse dérive » résultant d’un noyautage par Tariq Ramadan et ses proches et de l’influence délétère de Jean Baubérot.
Si Caroline Fourest avait simplement fait son métier de journaliste, elle aurait contacté la Ligue pour s’informer des faits et enregistrer ses arguments, fût-ce pour les contester. Ce travail élémentaire n’a pas été fait. Les lecteurs de « Génie de la laïcité » ne sauront rien de la Commission Islam et Laïcité qui de 1997 à 2001 a réuni une centaine de personnes, dont Tariq Ramadan au même titre que les autres, pour un effort de réflexion critique sur son sujet. Ils ne sauront rien sur l’important travail de publications, de rencontres, de colloques incluant des chercheurs en sciences humaines, mené par la Ligue depuis trente ans. Ils ne sauront rien non plus des guides sur les séjours de vacances, la restauration collective… élaborés collectivement sur plusieurs années à partir du vécu concret quotidien de militantes et militants. Celles-ci et ceux-ci, bénévoles et salariés, apprécieront à sa juste valeur l’allusion aux subventions publiques dans ce cadre polémique.

Sans contact avec la Ligue, sans collecte de faits, sans discussion ni réfutation… peut-être avec une promenade sur internet, cette dénonciation réitérative, péremptoire et non argumentée tombe à plat. Elle reste au niveau d’une rumeur. Or les travaux et les orientations de la Ligue de l’enseignement peuvent et même doivent faire l’objet de discussions et de débats. Une Commission nationale de travail s’y emploie, ouverte à tous les courants de pensée laïques. Elle compte une soixantaine de membres. Les travaux de Caroline Fourest y sont régulièrement présentés et discutés. Est-ce trop demander que de vouloir un débat dans les règles de l’art plutôt que d’être exécutés d’un trait de plume non informé ? N’est-ce pas aussi cela « expliquer la laïcité » ? La paresse argumentative ne peut tenir lieu d’explication. Elle ne sert, finalement, que les seuls adversaires de la fonction émancipatrice de la laïcité.

Dans le dernier chapitre de « Génie de la laïcité » intitulé « Pour une véritable politique laïque » Caroline Fourest mentionne quelques débats. Elle prend notamment position sur le port de signes religieux à l’Université, les cantines publiques, les dates d’examen, les sorties scolaires, les entreprises, les hôpitaux et les prisons… Positions globalement fondées sur la laïcité conçue comme assurant la liberté de conscience de tous. Et globalement semblables, sur ces sujets, à celles de la Ligue. Notre divergence, réelle, porte plutôt sur la stratégie à adopter pour faire aimer la République et ses lois. Faut-il participer au cœur politico-médiatique ou faut-il s’investir chaque jour, partout, avec tous les publics, pour convaincre ? Cette deuxième tâche, certes ingrate, certes difficile, est celle que nous avons choisie.

source :
Le Club de Mediapart
MAR. 15 NOV. 2016 ÉDITION DU MATIN
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