Maude Julien a vécu cloîtrée de 4 à 18 ans. Séquestrée par ses parents, elle n’a jamais eu de relation avec le monde extérieur. Son père, qui voulait faire d’elle un « sur-être », lui a donc donné un enseignement très particulier : tenir l’alcool, supporter des décharges électriques sans réagir, etc. Quarante ans après les faits, elle a publié un livre témoignage, « Derrière la grille » (Editions Stock).
» Bien des années avant ma naissance, mon père avait mis en place un projet vertigineux dans lequel je devais tenir le rôle central.
Ma mère a été sa première victime. Elle était la dernière enfant d’une famille pauvre et n’avait que six ans quand mon père a proposé à ses parents de « prendre soin » d’elle : il lui ferait faire de belles études, elle mangerait à sa faim, ne manquerait de rien, en échange de quoi sa famille s’engageait à ne pas la revoir, ni à la reprendre. La proposition a été acceptée et ma mère est partie vivre chez mon père.
Ma mère a donc fait de belles et longues études. Le but étant que, le jour où elle mettrait au monde l’enfant de son « protecteur », cette enfant puisse éviter d’être scolarisée. La loi permettait en effet d’éduquer un enfant à domicile à condition que l’un des parents soit diplômé du supérieur. Les années ont passé, ma mère a épousé son tuteur comme prévu.
Je suis née en 1957.
{{Pour mon père, je devais « relever l’humanité »}}
Mes premiers souvenirs remontent à mon arrivée dans cette maison lugubre du nord de la France. J’avais trois ans, et tout ce que je retiens de ce moment, c’est cette sensation d’écrasement qui m’a immédiatement envahie. Je garde le souvenir de cette grille qui se ferme, de son bruit métallique, de ma main qui empoigne fermement le manteau rouge que je portais. Les sons et les images me reviennent, mais le reste est flou.
À partir de ce jour-là, il a été décidé que je suivrais un enseignement à domicile. Mon père me disait sans cesse que tout ce qu’il faisait était pour mon bien. Il voulait me former, me façonner pour que je devienne l’être exceptionnel qu’il espérait tant. Je devais être prête pour le jour où je serais appelée à « relever l’humanité ».
Ma mère se chargeait de me donner des cours à l’étage. Elle s’appuyait sur les cours de l’école Universelle, un centre d’enseignement par correspondance, mais mon emploi du temps était bien plus dense. C’était un véritable entraînement que je subissais chaque jour, sans relâche.
{{J’ai appris à jouer de dix instruments de musique}}
Levée à 6 heures du matin, je suivais un programme minutieusement chronométré. Cours de latin, de musique, enseignements ésotériques, etc., je n’avais aucune respiration. J’ai compris plus tard que pour mon père, c’était le meilleur moyen de m’empêcher de réfléchir, de conserver l’emprise qu’il avait sur moi. Même pour aller aux toilettes, je n’avais le droit qu’à quelques secondes. Dans ma tête, c’était un tic-tac incessant.
Cet enseignement était un véritable méli-mélo et contrairement à ce que l’on pourrait croire, j’ai eu la sensation d’être très bête – trop de connaissances sans cohérence – quand je suis sortie de cette maison à 18 ans.
Mon père accordait une importance toute particulière à la musique. Selon lui, la maîtrise de cet art était la meilleure technique pour que je puisse survivre dans les pires circonstances. Il était en effet persuadé que nous n’en avions pas fini avec les nazis, que les camps de concentration allaient revenir. En étant capable de jouer de plusieurs instruments de musique, je pourrais endormir la vigilance des gardiens et sauver ma peau. J’ai appris au total à jouer de dix instruments différents.
Il n’y avait ni beauté ni émotion dans ce j’apprenais. Juste cette obsession de faire de moi une virtuose surhumaine.
Je n’ai jamais remis en cause l’enseignement que je recevais pour la bonne raison que mes parents prenaient toujours soin d’affirmer les choses. Nous ne discutions jamais ensemble. Avec le recul, j’ai le sentiment d’avoir été gavée d’informations toute mon enfance. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé toutes les erreurs et approximations dont ma tête était farcie. Je n’avais par exemple aucun sens de la chronologie. J’étais capable de mettre Cléopâtre à la même époque que Voltaire.
{{La peur de ne pas être à la hauteur}}
En tant qu’enfant, je me sentais étrange, différente. Comme je ne rencontrais personne, je ne pouvais pas me comparer aux autres, ni relativiser mes échecs. Je ne cessais de me dire que j’étais nulle, incapable, que je n’étais pas à la hauteur des espérances de mon père.
« Est-ce que j’ai bien fait ? Est-ce que j’ai réalisé correctement la mission donnée par mon père ? », voilà le genre de questions que je me posais continuellement. Je ne voulais pas décevoir mes parents, trahir leurs efforts et leurs espérances. C’était devenu une obsession.
Cela ne fait aucun doute à mes yeux aujourd’hui : j’étais dans une secte, même si elle n’était composée que de trois personnes.
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Tenir l’alcool, découper des animaux…}}
Les repas de famille étaient eux aussi chronométrés. Nous avions quinze minutes, pas une seconde de plus. Après avoir mangé, je rangeais mes couverts et mon assiette dans un set de table au motif écossais, sans les laver. Faire la vaisselle était considéré comme une perte de temps.
Mon père m’interdisait de manger des aliments mous. Pour lui, il n’y avait que les faibles qui mangeaient ça. Pour me rendre plus forte, je devais ingurgiter des tranches de pain rassis.
À huit ans, mon père a commencé un entraînement pour m’apprendre à tenir l’alcool. Je devais boire du pastis, du cognac. Et ensuite être capable de marcher droit sur une ligne blanche.
Parmi les mauvais souvenirs, je garde par exemple une aversion pour certaines odeurs. Nous ne sortions pas faire de courses. Nous n’allions pas chez le boulanger, nous faisions notre pain nous mêmes. Nous n’allions pas chez le boucher, mon père faisait livrer des animaux vivants. Un tueur venait les abattre et ma mère et moi devions les découper en morceaux pour les congeler. L’odeur de cette viande était horrible et elle est toujours imprégnée en moi.
{{Des nuits dans la cave pour méditer sur la mort}}
Si je n’arrivais pas à surmonter les épreuves imposées par mon père, j’étais parfois condamnée au silence. C’était une punition très difficile à vivre, la pire de toutes. Cela pouvait durer des jours, voire des semaines. Par mépris, il lui arrivait également de me vouvoyer. Ou bien il enfermait le chien plus longtemps que son temps d’enfermement « prévu » pour exprimer son mécontentement à mon égard.
Toute mon enfance, j’ai vécu dans la peur de ne pas bien faire. Mon père m’imposait des exercices censés fortifier mon courage et ma volonté. Parfois, en plein milieu de la nuit, il me demandait d’aller tout seule faire un tour dans le parc plongé dans le noir. Tremblante de terreur, je devais allumer des lumières au fur et à mesure de mon trajet qu’il contrôlait de sa fenêtre.
Il y avait aussi ces nuits passées dans la cave. Seule, dans le noir complet, je devais méditer sur la mort. Pour mon père, c’était une façon de me familiariser avec les « esprits » qui, plus tard, allaient m’aider à réaliser ma grande mission. Ces heures où j’étais contrainte de rester immobile dans le noir étaient une pure épouvante, non à cause des morts qui étaient censés me « traverser » mais à cause des rats que j’entendais s’agiter autour de moi.
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Il était interdit de se toucher}}
Je ne pense pas que l’on puisse dire que j’avais des « relations » avec mes parents. Notamment, parce que mon père avait une règle d’or : interdiction totale de se toucher.
L’affection, je l’ai connue grâce aux animaux. Eux, je pouvais les caresser, enfouir ma tête dans la fourrure du chien, etc. Aujourd’hui encore, l’odeur du chien, celle d’Arthur, le petit cheval que j’ai aimé et qui m’a aimée, sont toujours en moi. Ce sont de bons souvenirs.
Nous n’avions quasiment aucun contact avec le monde extérieur. Mon père invitait parfois quelques personnes triées sur le volet. Rien que le son de voix différentes de celles de mes parents me mettait du baume au cœur.
Les sorties étaient rarissimes. Petite, mes parents m’emmenaient à Lille chez une prof de piano. Puis, quand j’ai eu six ou sept ans, nous avons progressivement cessé de sortir.
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Les livres m’ont permis de m’évader}}
Ma mère est peut-elle celle qui m’a fait le plus souffrir. Aujourd’hui, j’ai conscience qu’elle était sous l’emprise de mon père, mais sa hargne envers moi était terrible. J’avais souvent le sentiment qu’elle me haïssait. Quoi que je fasse je n’étais qu’une déception pour elle. Je pense qu’elle n’avait pas pu apprendre à m’aimer, peut-être parce que mon père l’avait totalement chosifiée par rapport à moi. Il lui disait parfois :
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« Toi, tu es l’écrin qui a porté le joyau »}}
J’ai eu de vrais moments de désespérance pendant lesquels je pensais à la mort. Ce qui m’a sauvée, ce sont les animaux et les livres. Lire Dostoïevski ou les aventures d’Edmond Dantès d’Alexandre Dumas était pour moi une forme d’évasion. Il m’arrivait aussi de m’identifier à Gregor dans « Les Métamorphoses » de Kafka.
Dans notre jardin, entre deux pierres, il y avait un chardon qui poussait régulièrement. Mon père était obsédé par cette plante et me demandait sans cesse de l’arracher. Moi, elle m’émerveillait. Je voulais être comme elle.
{{« Je suis dans ta tête »}}
Mon père ne cessait de répéter qu’il était omniscient :
« Maude, je suis dans ta tête. Ne l’oublie pas. »
A force de lire, j’ai découvert qu’il existait d’autres modes de vie, et j’ai commencé à avoir des doutes. J’ai alors fait ce que j’appelle de la désobéissance muette. J’ai tenté de tester la toute-puissance de mon père, devoir s’il y avait des brèches dans le système.
Par exemple, il m’arrivait de dormir à même le sol au lieu d’être dans mon lit, pour voir si mon père s’en rendait compte. Au lieu de faire quelque chose en une minute comme il l’exigeait, j’essayais de grappiller quelques secondes. Ça n’a l’air de rien, ces mensonges microscopiques, mais avec le temps – il m’a fallu des années – j’ai commencé à réaliser qu’il n’était pas partout, qu’il ne voyait pas tout.
{{Et un jour, un prof de musique m’a fait sortir}}
Un jour, quand j’ai eu 17 ans, un prof de musique a compris ce qui se passait chez nous. Il a réalisé que nous étions tous sous l’emprise de ce despote à la voix de stentor. Au lieu de lui dire frontalement les choses, il est rentré dans son jeu.
Prétextant que l’enseignement de musique que je recevais à la maison n’était pas assez « dur », il a réussi à lui faire croire que si j’allais chez lui, il me soumettrait à des méthodes bien plus strictes. Il lui a fallu beaucoup de temps pour le convaincre, mais mon père a fini par céder. J’ai donc obtenu l’autorisation d’aller travailler une fois par semaine dans le magasin qu’il tenait à Dunkerque. Petit à petit, il est arrivé à convaincre mon père de m’y envoyer tous les jours.
C’est là que j’ai rencontré Richard, un grand jeune homme de 25 ans, huit ans de plus que moi. Mon père a décidé que je l’épouserais, mais il m’a fait promettre de divorcer six mois plus tard et de revenir à la maison afin d’achever mon « initiation ». J’ai promis, j’ai juré. Je lui ai désobéi.
La sortie de la maison a été très difficile. Je n’avais quasiment jamais vu l’extérieur. Par exemple, je ne savais pas marcher dans la rue, je devais dessiner une partition dans ma tête pour être capable de tenir mon rythme sans me laisser emporter par celui des autres passants.
Mon père est décédé quand j’avais 22 ans. Sa mort n’a pas suffi à mettre fin à son emprise. Il m’a fallu de longues années et beaucoup de rencontres exceptionnelles pour en être complètement libérée.
J’ai compris plus tard qu’il avait emprunté sa vision très noire du monde à une obédience maçonnique ésotérique dont il avait été un haut dignitaire. Il se voyait réellement comme un « élu » chargé de « sauver » l’esprit tombé dans le cloaque de la matière. J’étais moi aussi une « élue », en fait un prolongement de lui-même, et il devait m’armer pour gagner le combat final dans cette lutte cosmique. Avec le temps, ses croyances se sont rigidifiées. L’isolement aidant, il n’y avait plus rien qui puisse arrêter le délire.
{{ Aujourd’hui, je suis thérapeute}}
Longtemps il m’est arrivé d’avoir des flashs, et de me retourner pour m’assurer que mon père ne se tenait pas debout derrière moi. Dès que j’entendais une voix qui ressemblait à la sienne, des frissons parcouraient mon corps.
J’aime marcher, me dire qu’il n’y aucune grille qui m’arrête. J’ai alors un sentiment de liberté totale. Pourtant, j’ai été et je suis peut-être encore la personne la plus phobique que vous rencontrerez.
Avec le temps, j’ai eu envie de comprendre le fonctionnement du cerveau humain et je me suis tournée vers des études de psychologie. Aujourd’hui, je suis thérapeute spécialisée dans les questions d’emprise. Je reçois régulièrement des patients qui ont été victimes de sectes mais aussi d’emprise familiale. Mon témoignage est une histoire parmi d’autres. Il y a beaucoup d’autres personnes qui se retrouvent dans des situations de même nature, même si ce n’est pas tout à fait au même degré.
Je suis retournée récemment dans la maison. Aujourd’hui, elle est devenue un lieu de détention pour adolescentes. Le contexte est différent, mais quand je mets les pieds à l’intérieur, les sons sont les mêmes. Je réentends la grille qui grince en se fermant lentement.
Propos recueillis par Louise Auvitu
source : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1427083-mon-pere-m-a-sequestree-pendant-14-ans-seule-dans-le-noir-je-devais-mediter-sur-la-mort.html
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1427083-mon-pere-m-a-sequestree-pendant-14-ans-seule-dans-le-noir-je-devais-mediter-sur-la-mort.html