{{Votre livre s’ouvre par ce constat sombre : “Nos efforts pour combattre l’islamisme radical l’attisent”.}}

L’Etat islamique, d’un point de vue matériel, est très faible. Sur le plan spirituel, il est bien plus fort. Militairement c’est assez facile de l’écraser, mais on ne le fait pas par manque de coordination sur le terrain, bien qu’une coalition de nations parvienne à présent à le contenir. Si on le bat, cela réduira son pouvoir d’attraction, car c’est le Califat en tant qu’idée réelle qui attire ces volontaires. Mais du point de vue des idées, il y a une incompréhension totale.

{{Laquelle?}}

On ne prend pas au sérieux sa vision du monde, sa mission morale. On réduit l’Etat islamique à des épithètes comme “criminel”, “terroriste”… Il réussirait parce que ses volontaires seraient des marginaux, sans pensée. Ou des victimes d’un lavage de cerveau, une notion venue de la guerre de Corée et inventée par les Américains, une pure fiction… sauf du point de vue des parents qui ne comprennent pas ce qui s’est passé avec leurs enfants.

{{“Eriger des programmes sur cette notion vague n’a jamais abouti à rien”
Notre approche de la radicalisation est erronée?}}

Totalement. On imagine qu’avec des centres de “déradicalisation”, on pourrait laver ces cerveaux dans l’autre sens. C’est risible! L’autre approche, c’est de voir dans la radicalisation un processus individuel. Qu’il y aurait une faille dans la psyché de ces personnes, ou des causes sociologiques. On avance une dizaine de “facteurs d’influence” généraux, comme la marginalisation, la criminalisation, la quête d’identité. Le problème? Eriger des programmes sur cette notion vague n’a jamais abouti à rien.

{{Pourquoi?}}

On jette un filet trop large : 99,9% des gens n’auront rien à voir avec l’islam radical ou avec la violence. Moins de 3.000 personnes sont répertoriées en France pour leur lien plus ou moins direct avec le djihadisme. Créer un programme sur quatre millions de musulmans, c’est un gaspillage de temps et de ressources.

{{«En France, les points chauds sont les prisons, au Royaume-Uni ce sont les universités»
Y a-t-il une spécificité française dans le recrutement? }}

En France, les points chauds sont les prisons, au Royaume-Uni ce sont les universités. La petite criminalité joue un rôle important dans les réseaux de recrutement. Pas pour les raisons qu’on croit. C’est une conséquence inattendue du fait que les autorités ont réussi à tarir le flux financier d’Al-Qaida après le 11-Septembre. Les organisations djihadistes ont cherché des moyens de financer leur activité. Or où trouver l’argent, les armes, le savoir-faire?

{{Dans le monde criminel…
Et qui trouve-t-on dans cette petite criminalité? }}

En France, beaucoup de jeunes musulmans mâles. Les économistes expliquent cette criminalité par une “cause d’opportunité” : ils n’ont pas les moyens de s’immiscer dans la vie professionnelle de la majorité de la société, sont repoussés et entrent dans ce monde marginal avec de petits vols, sans grand risque. Or la plupart, au fond, ne veulent pas être des criminels! Ils voudraient être aisés ou créatifs mais se sentent bloqués. L’EI leur dit : “Vous pouvez utiliser ce savoir-faire. Vous avez souffert à cause de cette société oppressante. Retournez-vous contre elle pour vous libérer, vous, votre communauté et le reste de l’humanité.” Pour eux, c’est une sorte de rédemption et de gloire inespérées. Il voient la violence comme un rite de passage purificateur.

“80% de ceux qui rallient l’EI utilisent des relations de pair à pair”
Pourtant on voit des Français bien insérés rejoindre l’EI?
En France, une conjecture de conditions et de populations fait que ces communautés marginales et le monde criminel sont plus aptes à se joindre. Le tort c’est de penser que c’est la seule cause. On attrape un rhume parce qu’on est fatigué, vieux, qu’on a déjà été malade… Comme un agent contagieux, les idées se répandent de cerveau à cerveau, puis réunissent les gens pour les motiver à agir. 80% de ceux qui rallient l’EI utilisent des relations de pair à pair.

{{L’EI aurait 70.000 comptes Twitter et Facebook et enverrait 90.000 posts par jour, écrivez-vous. Comment contrer cette propagande?}}

Oubliez les contre-messages : c’est illusoire. Il faut un contre-engagement. La radicalisation est une voie. Elle s’étend sur des années ou des semaines. Une fois la personne fusionnée avec le groupe et les valeurs sacrées, le seul moyen de la dévier vers une autre voie est de démanteler physiquement ce groupe. Ce qu’on a fait avec les nazis. Puis proposer une alternative. Ce que l’Amérique a fait avec le plan Marshall. Il faut l’adapter à chaque groupe ou quartier. A un certain stade, cela peut être trouver un emploi, un petit ami, une activité, une possibilité d’engagement réel. A Clichy, Epinay ou Créteil, on entend des gens, exprimant une certaine approbation envers l’EI, exprimer aussi une sensibilité à l’environnement! Ils veulent s’engager.

«La question à poser à Salah Abdeslam, c’est pourquoi son frère Mohammed ne s’est pas associé à lui?»

{{Selon vous, la soif de sens et de reconnaissance les attire, plus que la foi.}}

Oui, pour sortir du statu quo minable dans lequel ils vivent, cette alternative aventureuse, violente, idéaliste, cette rupture totale est alléchante pour certains. Surtout ceux qui sont déjà dans un groupe tourné vers l’action : équipe de foot, gang, groupe de discussion… La question à poser à Salah Abdeslam, c’est pourquoi son frère Mohammed ne s’est pas associé à lui? Idem pour Najim Laachraoui et son frère Mourad. On aura une clé pour décrypter la radicalisation. Mourad pratique le taekwondo, c’est un sportif d’une certaine stature, il a trouvé un sens à sa vie et presque la gloire. Pas Najim. Tsarnaev, à Boston, avait échoué à devenir boxeur.

{{Vous dites que fournir des emplois ne résoudra rien…}}

Un rapport de la Banque mondiale, jamais publié, prouve que les programmes de production d’emploi n’ont aucune incidence sur la réduction des violences. Pourquoi n’est-il pas publié? Ils m’ont répondu : nos clients (les gouvernements) s’y opposent car ils ont trop investi dans cette idée…

{{“La force matérielle a peu d’importance par rapport à la force spirituelle”
Vous avez étudié la “volonté de se battre” de membres de l’EI, d’Al-Qaida, des peshmergas et des kurdes du PKK. Peut-on la prévoir scientifiquement?}}

Oui, on a des prédicteurs. Le premier test présente deux cercles représentant “moi” et “le groupe”. On dessine cinq stades d’imbrication croissante, de celui où les deux cercles ne se touchent pas à celui où “moi” se confond dans “le groupe”. Or ceux qui sont dans ce dernier cas, la fusion d’identité, répondent tous pareil. Aucun de ceux des autres stades ne répond comme eux! Autre prédicteur : l’engagement envers les valeurs sacrées. Plus il est fort, soutenu par des rites, plus vous êtes prêts au sacrifice.

{{Vous évaluez aussi comment ils perçoivent la force des autres…}}

Dans la théorie de l’évolution, on voit que certains animaux renoncent à en attaquer de plus petits car, au lieu de se soumettre, ceux-ci “gonflent le torse” et sont prêts à se battre. Ce test présente une série de corps, du plus petit au plus grand et musclé. A la place de la tête, un drapeau figure le groupe : EI, Etats-Unis, France, peshmergas, etc. On leur demande de se prononcer sur leur force physique. En Irak, les combattants du PKK et de l’EI nous ont répété que la force matérielle, celle de la France ou des Etats-Unis, a peu d’importance par rapport à la force spirituelle. Or plus on est fusionné dans le groupe et plus on croit en ces valeurs sacrées, plus on est fort spirituellement. Et cela a un effet paralysant sur l’ennemi, même mieux armé et plus nombreux.

«Nous les voyons comme des nihilistes car on croit qu’ils veulent tout détruire. Ce n’est pas le cas! Ils veulent ériger quelque chose»

{{Selon vous, les combattants de l’EI n’ont rien de nihilistes.}}

A leurs yeux, c’est la société dominante qui l’est, car elle efface la distinction entre les sexes, les cultures, les règles morales. Nous les voyons comme des nihilistes car on croit qu’ils veulent tout détruire. Ce n’est pas le cas! Ils veulent ériger quelque chose.

{{C’est l’idée d’une “révolution en action”?}}

Oui. A l’inverse de Ben Laden qui pensait qu’il était trop tôt, Zarkaoui, plus mystique et apocalyptique, pensait qu’il fallait ériger le Califat, lui donner un territoire au cœur du monde arabe sunnite, provoquer l’attaque des Etats-Unis et des alliés, les laisser s’embourber dans la guerre et ainsi légitimer le Califat. Plus il existe, plus il est attractif. Ses soldats crient : “Nous sommes là, nous perdurons et nous croissons!” En stoppant ça, on gagnera une part de la lutte. Il y avait 1.500 recrues par mois, à présent que le Califat est contenu, c’est 300. Mais on ne pourra pas imposer des troupes partout, au risque de susciter au sein des populations sunnites des réactions similaires à celles qui ont créé le Califat.

{{“Il faut résoudre le problème des Arabes sunnites au cœur du Moyen-Orient”
Quel rôle joue la religion?}}

C’est une religion de “born again”, pas traditionnelle. Cette révolution fait appel à un âge d’or perdu qui n’a jamais existé. Les jeunes du Moyen-Orient disent : les pouvoirs européens ont imposé leurs idées (nationalisme, socialisme, communisme, libéralisme) car nous étions faibles et tout a échoué. L’EI leur propose de produire un avenir enraciné dans leur culture, leur histoire. C’est un message simple pour une révolution glorieuse et festive. Pensez à la Révolution française : “Qu’un sang impur abreuve nos sillons…”

«Il faut observer les 1.000 rêves qui jaillissent d’eux, en identifier un bon et le soutenir»
{{
Que faudrait-il mettre en oeuvre?}}

Pour démanteler l’EI et faciliter un successeur qui n’est pas violent, il faut d’abord résoudre le problème des Arabes sunnites au cœur du Moyen-Orient. On est loin de le faire : on a toujours cette idée qu’il faut renforcer des nations en faillite comme l’Irak et la Syrie plutôt que d’accepter qu’ils n’existent plus tels quels. En parallèle, il faut s’engager avec les jeunes ici et proposer un autre rêve. Ce n’est pas à l’Etat ou aux universitaires de décider lequel. Avec la mondialisation et la culture “de pair à pair”, c’est impossible. Il faut observer les 1.000 rêves qui jaillissent d’eux, en identifier un bon et le soutenir. A eux de créer leur vision de l’avenir. Mais c’est difficile à accepter pour la France, l’Etat le plus centralisé et hiérarchique d’Europe.

source :
Juliette Demey – Le Journal du Dimanche
dimanche 01 mai 2016
http://www.lejdd.fr/Societe/L-Etat-islamique-est-faible-d-un-point-de-vue-materiel-bien-plus-fort-sur-le-plan-spirituel-783597