Certes pas que l’objet qu’il torture ne soit plus, car il se retrouverait bien dépourvu s’il ne pouvait encore et encore jouer à en faire sa proie. Comme le disait Jankélévitch, «la méchanceté ne détruit pas, elle désagrège», morcelle, émiette sa victime afin de pouvoir, sous une forme de plus en plus fine, toucher et blesser ses parties les plus infimes. «La méchanceté dissocie comme l’amour unit», elle s’insère dans la bonne conscience d’autrui pour la rendre mauvaise, se glisse dans la confiance pour la faire tourner en défiance et suspicion, défait les concordes et les ententes, les fraternités et les communautés. Il est rare qu’elle avance avec de gros sabots, comme le fait la colère : la méchanceté n’est jamais aussi méchante que lorsqu’elle est en bas régime et basse manœuvre : petite pique, coup de patte et coup de griffe, mot blessant, vexation, rosserie, médisance, persiflage, mesquinerie, raillerie… On constate d’ailleurs qu’un «gros méchant» est presque un nounours gentil : le méchant, arrivant rarement à hauteur de cruauté, n’est jamais grand, et fait surtout son miel des menues souffrances qu’il inflige.
Aussi, à lire la Méchanceté ordinaire, de Francis Ancibure (psychologue au Centre hospitalier de la Côte Basque, chargé de cours de criminologie à la faculté pluridisciplinaire de Bayonne) et Marivi Galan-Ancibure (médecin psychiatre, psychanalyste), trouvera-t-on vilenies et malignités partout, comme on se découvre toutes les maladies lorsqu’on consulte des sites ou des ouvrages de médecine.

Gène. Bien que certains aient «besoin de plusieurs coups de patte dans la figure avant de croire à une intention méchante» (Balzac), la méchanceté est en effet si quotidienne que nul, bourreau ou victime, n’en est exempt. Dans le monde il n’y aurait que bienveillance et bienfaisance, si quelque plaisir n’était pas subtilement lié au spectacle ou à l’exercice de la méchanceté : comme le disait Nietzsche, «voir souffrir fait du bien», et faire souffrir encore plus. Mais il est difficile, au nom de la morale, d’admettre que l’on puisse se faire du bien en faisant (le) mal, à l’autre ou à soi-même. Il n’est probablement aucune mère-Nature, ni aucun gène, qui fasse l’homme bon ou méchant : que l’être humain soit «habité par la méchanceté» doit être pris, selon Francis et Marivi Ancibure, comme une «évidence». Mais faut-il l’entendre au sens d’en être «possédé», et, par suite, déresponsabilisé ?

Toute une tradition philosophique nie qu’on puisse vouloir le mal, et, quand il est commis, l’attribue à une «pathologie de la raison et de la volonté». Platon a par avance sauvé tous les méchants, en faisant déclarer à Socrate, dans le Gorgias, que «nul n’est méchant volontairement». Le méchant – celui qui mé-choit, «choit mal», «tombe mal», sans le faire exprès – ne commet pas une faute (morale), quand il lance ses piques empoisonnées, mais une erreur, car il est lui-même, écrit Frédéric Schiffter, victime d’un «défaut d’appréciation quant au choix de la fin poursuivie ou des moyens de son action», en proie à son imagination (phantasia),«cette partie de l’âme à la fois hallucinée et aveugle liée aux appétits du corps». Sa vilenie n’est jamais «voulue», mais commise parce que, n’étant pas éclairé par la sage et souveraine raison, il ne «voit» pas le bien : aussi faut-il le «corriger», par l’apprentissage de la philosophie, qui, elle, indique le bon chemin vers le Bien.

De façon plus folklorique, on a aussi tenu à ce que la méchanceté soit attachée à un caractère, à des traits physiques («avoir les yeux bleus, être rouquin ou gaucher…»), à la forme du crâne, au déterminisme génétique, à des particularismes ethniques, culturels ou religieux, et construit à partir de là une «fabrique de l’ennemi», dont la malignité est comme la garantie de la bonté du proche, de l’ami.

«Narcissisme». La construction de ce «personnage» à succès qu’est le pervers narcissique, promu par Paul-Claude Racamier (in «Entre agonie psychique, déni psychique et perversion narcissique», Revue Française de Psychanalyse, 50, 1986), fait ici l’objet d’une attention particulière. Comme Racamier, Francis et Marivi Ancibure reconnaissent, dans la perversion narcissique, «une propension active du sujet à nourrir son propre narcissisme au détriment de celui d’autrui», au sens où le pervers voit dans l’autre «une sorte de garde-manger qu’il pille sans vergogne, au bénéfice de son moi», en laissant «exsangue son entourage» et même en lui faisant porter ses propres fardeaux, par un «processus d’extradition qui expulse dans l’autre (conjoint, enfant, ami, collègue), “les désillusions et deuils qui le blessent”». S’ils voient là cependant une «invention hasardeuse», c’est que cette méchanceté dont le pervers narcissique est l’emblème, est en fait «de structure»,«partagée par tous», et n’a pas besoin d’être référée «à la perversité ou au pathologique».

Si l’homme est «habité» par la méchanceté, c’est en effet qu’il ne peut pas ne pas être confronté aux sources inéliminables d’où elle «fulmine», à savoir la «particularité de l’autre», l’insupportable «désir de l’Autre», la présence même de l’Autre hors de soi mais aussi en soi, «au cœur du sujet», et qui «le maltraite avec plus de sévérité que ne le ferait son prochain».

Dès lors, il devient presque impossible de cerner l’essaim de la méchanceté ordinaire : c’est pourquoi Francis et Marivi Ancibure préfèrent «glaner» plutôt que de proposer une démonstration structurée, alternant citations littéraires (toutes très bien choisies et éclairantes, certes, mais un peu trop abondantes) et approches psychologiques ou psychanalytiques (voire politiques), si variées qu’elles forment une sorte de panoptique d’où toutes les formes de «banalité du mal» sont visibles : la méchanceté que l’on exerce cruellement et celle, pire, qu’on inflige de façon sucrée et au nom du bien, la méchanceté de l’enfant, du pédagogue, du bureaucrate, de l’homme de science qui veut la «médicaliser», de l’organisation sociale, du marché, du «management», de la canaille et du petit homme… On a déjà beaucoup écrit sur la méchanceté, et on écrira encore : elle semble «increvable» en effet, ou insondable, parce que, ce n’est peut-être pas une boutade, «l’homme est capable du meilleur et du pire, mais c’est dans le pire qu’il est le meilleur».

source : liberation/livres.fr par Robert MAGGIORI
Francis Ancibure, Marivi Galan-AncibureLa Méchanceté ordinaire Préface de Frédéric Schiffter, La Muette/Le Bord de l’eau, 144 pp., 19 €.