CHRONIQUE par Tahar Ben Jelloun
Dans son livre magistral, Louis-Philippe Dalembert raconte de manière poignante le drame des migrants qui se noient en Méditerranée.
Depuis l’an 2000, 22 000 migrants ont péri en Méditerranée. En avril 2015, il y eut 1 100 disparus dans cette mer difficile à contrôler. Le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) a relevé que c’est « une hécatombe jamais vue en Méditerranée ». Elle ne sera pas la dernière, hélas. La tragédie de la migration clandestine n’a pas cessé. Elle continue. Ni la brutalité des passeurs, horribles trafiquants d’êtres humains, ni la mort ne découragent ces milliers de candidats à l’exil vers l’Europe. La plupart d’entre eux se font dépouiller puis jeter à la mer.
Sujet d’information quasi quotidien, il était temps qu’un grand romancier s’en empare et restitue ces drames. Certes, ce n’est pas la première fois que la tragédie des migrants est racontée. Seulement là, l’auteur haïtien Louis-Philipe Dalembert a fait un travail avant tout romanesque, bien documenté, un travail remarquable de fond autour de trois personnages principaux, trois femmes, Chochana, juive du Nigeria, Semhar, Érythréenne, et Dima, musulmane d’Alep. On n’est plus dans les statistiques mais dans l’humain dans sa complexité, dans sa dynamique et son désespoir.
Trois destins
Le roman raconte le destin de ces trois femmes avant qu’elles ne décident de quitter chacune son pays. Tout pousse Chochana à fuir le Nigeria où le criminel Boko Haram sème la terreur dans un territoire immense avec un État faible et corrompu. Semhar vient de l’Érythrée, qui a été en guerre avec l’Éthiopie pendant de longues années, un pays pauvre où il n’y a pas d’avenir pour les jeunes. Dima vient de la Syrie où Bachar el-Assad a tranquillement assassiné son peuple avec l’aide décisive de la Russie, de l’Iran et du Hezbolah libanais. Elle décide de quitter sa ville natale Alep au moment où les bombes tombent partout et sans relâche. Elle part avec son mari et leurs deux petites filles.
« Et si c’était moi »
Mais au-delà de la tragédie qui se prépare, Dalembert décrit les relations entre les personnages, leur complicité, leur espoir, leur solidarité, leur échec. Et nous nous sentons concernés. C’est un roman ample, une écriture soignée, élégante, directe. Une belle œuvre qui donne à voir une Méditerranée non pas en lac de paix, mais en mur de tous les obstacles, avec du sang et de la haine, avec le racisme et l’esclavage. Le drame qu’il raconte s’est passé en juillet 2014. Mais cela se passe tous les jours. Au moment où j’ai fini de lire ce livre, la radio nous apprend que plus de cent migrants sont morts aux larges de Tripoli. Certains parlent plutôt de 400 morts. Ce sont des Chochana, des Semhar, des Dima, des Maeza, des enfants de tout âge.
« Mur Méditerranée » de Louis-Philippe Dalembert ; Sabine Wespiesser