Une petite fiction sur une histoire tortueuse, souvent douloureuse, celle de la psychiatrie. Une histoire encore trop peu connue qui est aussi celle des électrochocs, des lobotomies au pic à glace, de la violence machiste contre les femmes «hystériques», des stérilisations forcées… En soutien de tous ceux qui, aujourd’hui encore, luttent pour une autre psychiatrie.

L’hôpital psychiatrique de N. était situé à quelques kilomètres du centre-ville, en bordure d’une petite route menant vers des villages de l’arrière-pays. Construit au XIXème siècle, partiellement détruit pendant la seconde guerre mondiale, durant laquelle une poignée de maquisards étaient venus s’y retrancher, puis reconstruit dans les années 50, le bâtiment s’élevait au milieu d’une forêt dense de chênes lièges, de frênes, de tilleuls, envahie par les sangliers et les écureuils. Il était composé de deux tours principales sur quatre étages, recouvertes de tuiles roses, qui pouvaient accueillir près d’une centaine de patients, en plus des espaces réservés aux bureaux de l’administration. Le parc, vaste, était entouré de hauts murs blancs qui dissimulaient à la vue des passants éventuels diverses structures d’agrément comprenant un terrain de sport goudronné, des massifs floraux mais aussi, d’une façon assez incongrue, un bac à sable et un toboggan, éléments qui donnaient aux jardin de l’hôpital des allures de cour d’école. Peut-être le concepteur du parc s’était-il convaincu, à tort ou à raison, que rien n’est plus semblable à un fou qu’un enfant. Autour de l’hôpital, quelques maisons hébergeaient des membres du personnel, notamment le directeur, le docteur Maynard, dont les filles jouaient souvent dans le jardin à la grande joie de quelques pensionnaires qui aimaient, assis sur l’un des bancs du parc, écouter leurs rires et leurs chants, symboles d’une vie simple et libre dont eux-mêmes s’étaient retranchés.

Mais il y avait autre chose.

C’est dans les années 1850, après que la loi française, sur une idée de Jean-Étienne Esquirol, eût rendue obligatoire la construction d’hôpitaux psychiatriques dans chaque département, que celui de N. fut construit. Jusqu’alors, comme c’était la coutume depuis Louis XIV, tous les fous des alentours, c’est à dire les mendiants, les pauvres et les invalides, en bref toute la fange de la société, étaient parqués dans les hôpitaux généraux que le bon roi avait demandé à créer dans chaque ville de France, afin de leur faire retrouver goût au travail ou, au minimum, de ne pas imposer à la vue des honnêtes citoyens modernes leurs perpétuelles, inesthétiques et amorales déambulations. Au début, ces mesures d’enfermement ne concernaient que Paris : mais comme beaucoup de pauvres avaient senti venir le coup et avaient fui la capitale, il fut aussi décidé de créer des hôpitaux généraux en province. Les directeurs de ces institutions, nommés à vie, avaient tout pouvoir, notamment en ce qui regardait les châtiments corporels et procédures de rétention, pour mener à bien cette noble tâche, ce dont ils ne se privèrent pas. Quelques médecins finirent cependant par pointer du doigt les limites du système et des hôpitaux psychiatriques, qui étaient encore des asiles, une différence sémantique peu importante pour les hôtes de ces locaux, furent créés un peu partout en France.

Et, donc, en l’espace de quelques mois, celui de N. apparu dans les collines, tel un champignon sur une tranche de pain de mie oubliée dans un placard.

Parmi les premiers pensionnaires de l’asile, alors dirigé par un homme nommé Schwartz, ce qui peut nous faire supposer qu’il était d’origine Prussienne ou au moins Alsacienne, on compta un jeune poète d’une vingtaine d’année. Pas un poète à l’égal de Nerval, bien sûr, mais un poète mineur, qui aujourd’hui n’a même pas droit à sa place dans le panthéon des poètes fous à la tête desquels trône ce même Nerval (avec Artaud à sa droite, et Hölderlin à sa gauche) depuis un au-delà où, si ça se trouve, toutes ses visions se sont retrouvées confirmées ; à moins que non. Ce poète s’appelait Pierre Grinval, un nom tout ce qu’il a de plus banal. Schwartz l’avait pris en affection, ce qui ne l’empêchait pas de lui appliquer au quotidien l’intégralité des recettes médicales qui avaient alors cours dans les asiles, et qui comprenaient notamment les châtiments corporels, les saignées, les attachements forcés, les cures d’enfermement, les bains froids et chauds, et bien sûr les électrochocs, car la science électrique de monsieur Ampère, bien que de découverte récente, avait déjà prouvé au monde médical estomaqué que, en plus de pouvoir apporter la lumière dans une ampoule de verre préalablement remplie de gaz, elle pouvait également apporter l’esprit des Lumières dans une tête préalablement remplie de drogues.

Issu d’une famille de notables de la région, le jeune poète s’était fait remarquer depuis quelques années par son comportement excentrique, et sa façon toute personnelle de dilapider l’héritage conséquent qu’il avait reçu suite à la mort de son père. Il invitait ainsi des paysans du coin à partager de coûteux banquets dans sa demeure, avait acheté toutes les brebis d’un village dans le seul but de les faire repeindre en vert, clamait à qui voulait l’entendre que le socialisme était la solution et que le peuple, uni dans une République, aurait la peau des seigneurs de tout poil, et avait annoncé solennellement sa volonté de se marier avec la domestique de sa tante, une jeune femme relativement gracieuse mais sourde et muette en plus d’être domestique. C’en fut trop pour sa famille : ils demandèrent à ce que le jeune poète soit interné à l’asile de N., ce qui fut fait promptement, et c’est à l’asile de N. qu’il mourut, quelques années plus tard, légèrement abîmé, pour ne pas dire complètement brisé, par les traitements qui lui avaient été prescrits. Entre-temps et il eut tout le loisir, à en croire les écrits du Docteur Schwartz, d’apprendre à communiquer avec les mouches, dont il était parvenu à apprivoiser deux spécimens qui lui avait révélé leur secret, à savoir que chaque homme avait sa mouche personnelle qui lui indiquait quoi faire par transmission de pensée, tout individu n’étant ainsi, malgré sa ferme conviction d’être libre, que le pantin d’une mouche, voué à appliquer à la lettre ce que celle-ci lui dirait de faire, et voué aussi à errer sans but si par malheur un jour il l’écrasait. L’une des deux mouches lui confia d’ailleurs être sa mouche personnelle, et l’autre celle du Docteur Schwartz lui-même.

Pierre Grinval écrivit également des poèmes, qu’on put lire pendant longtemps sur les murs de sa cellule, où ils avaient été lentement et minutieusement gravés dans la pierre. Des poèmes comme celui-ci :

Surtout se souvenir que deux et deux font

Quatre. Parole d’oracle. Et la neige fond

Dans la glace, et bien sûr la Morale est vraie,

Et Dieu mesure tant de mètres carrés.

Puis il mourut, à l’âge de vingt-sept ans.

Bien des années plus tard, le Docteur Schwartz mourut aussi, ou plus précisément se suicida. Il semble qu’il se soit senti coupable, sur ses vieux jours, des traitements qu’il avait infligés à ses patients et notamment au jeune poète, dont il avait pu assister de très près à la lente dégradation physique et mentale alors même que, à voir les choses plus lucidement que ne l’avait fait sa famille, et qu’il ne l’avait fait lui-même, son crime n’avait été en somme que d’être un original un peu trop en marge des normes de la société. Le docteur se pendit donc dans bureau, et on peut espérer pour lui que, dans le cas improbable où il existerait une justice post-mortem plus fiable que les sévères et pointilleuses condamnations des hommes, ses scrupules furent considérés comme une circonstance atténuante, et qu’il eut droit au pardon. Il avait dirigé cet hôpital pendant plus de trente ans, et nous étions, alors, au tout début des années 1880.

L’homme qui le remplaça était un jeune docteur brillant, formé à Toulon. Bel homme, sûr de lui, toujours impeccablement vêtu, le docteur Charles Fourier, qui n’avait aucun lien de famille avec le fondateur fou d’une utopie politique, économique, sociale et sexuelle qui quelques temps auparavant avait disséminé insidieusement ses germes révolutionnaires à travers le pays, était un dandy mondain et érudit, relativement progressiste dans sa façon d’appréhender la psychiatrie. Grand séducteur, il embauchait de préférence pour le seconder des femmes avec lesquelles ils entretenait des rapports réguliers, durant lesquels il témoignait d’un imaginaire sexuel débridé, voire franchement pervers que, bien sûr, il était loin de pouvoir, ou de vouloir, par respect des convenances bourgeoises, mettre en pratique avec son épouse légitime, femme discrète qui mena d’un bout à l’autre, comme c’était alors la coutume, une existence triste et grise, dénué de tout intérêt spirituel ou érotique, à l’ombre de son mari. Un mari incapable de voir le mal qui la rongeait, jusqu’à ce qu’advienne le cruel dénouement de leurs existences.

Suite aux travaux menés par Charcot, auquel Freud accorda alors une attention toute particulière, la mode était alors en effet, dans les asiles français et européens, à l’emploi de l’opium et de la morphine afin de soigner les « aliénés » et leur versant féminin, ces femmes hystériques qui défrayaient alors la chronique, féminité électrique dans une époque dirigée d’une poigne de fer par des hommes eux-mêmes schizophrènes. L’asile de N. disposait donc d’une réserve conséquente de ces produits, que le docteur Fourier n’hésitait pas lui-même à employer de temps en temps, notamment lorsqu’il faisait l’amour à l’une ou l’autre de ces dames, mais avec précaution tout de même, car il connaissait les possibles effets pervers de ces produits et demeurait, malgré ses lubies, un homme raisonnable. Sa femme, par contre, alors enfoncée sans espoir de retour dans ce que l’on n’appelait pas encore la dépression, n’eut pas les mêmes scrupules. Ayant trouvé un jour un flacon que son mari avait négligemment laissé dans un tiroir de son bureau, elle sentit en elle, pour la première fois depuis des années, depuis son enfance en fait, un petit pincement dans sa poitrine (était-ce l’impression de danger ? D’interdit à transgresser ?). Elle savait, car elle assistait, raide comme une pique, aux discussions que son mari avait parfois dans le salon avec des confrères, que ce produit était employé dans la cure des femmes hystérique. Or, elle ne savait pas si elle était hystérique, mais elle sentait chaque jour des démons lui brûler les entrailles, lui ronger les nerfs, et régulièrement il lui semblait que des nuées de flammes s’allumaient dans le creux de son vagin, comme une caresse de feu qu’elle trouvait, et ceci rendait cette morsure encore plus douloureuse, presque agréable, et elle était tentée parfois de calmer cette chaleur avec ses doigts, elle l’avait fait une fois, et elle ne se souvenait plus si ce jour-là c’était le plaisir (plaisir flamboyant, halluciné, presque mystique) ou la honte et la peur qui l’avait emporté, mais désormais elle tentait de refréner comme elle le pouvait cette tentation, le curé à qui elle s’était confessée l’ayant ferment sermonnée, pas de doigts là où ça brûle, le message du Christ était clair, pas de doigts là où ça brûle, le siège de l’amour n’est fait que pour accueillir la semence du mari devant Dieu, mais elle, elle se sentait devenir folle, avec cette brûlure, et c’est pourquoi ce flacon, destinée aux femmes hystériques, lui apparaissait comme un appel auquel elle ne pouvait, et auquel elle ne put, résister. À la lueur de la lampe, après avoir vérifié qu’aucun domestique ne pouvait la voir, elle prit donc solennellement sa première gorgée de morphine. L’effet fut immédiat. Tout ce qui, chaque jour depuis des années, serrait sa poitrine comme l’énorme main griffue d’un diable, s’évanouit ; évanouie, la brûlure perpétuelle du bas-ventre, évanouis les désirs sans cesses refrénés, évanouies les images érotiques délirantes, les visions terrifiantes, évanouie la petite voix toujours là, dans la tête, pour dire que quelque chose n’allait pas. Évanouit tout ça. Il ne restait rien, autour d’elle, qu’une atmosphère de coton, tout son cerveau paraissait désormais enveloppé dans un voile de fine dentelle, tout était plus lent, plus mou, plus rond, rien n’était assez pointu pour l’épingler, c’était comme une sorte de sommeil mais éveillé, tout dormait, elle-même dormait, mais sans le risque du cauchemar car là, tout était vrai, tout était flasque, mais tout était vrai. Elle devint, on l’aura compris, complètement dépendante à la morphine. Et son mari, le brillant docteur Fourier, ne remarqua rien, tant il est vrai que l’on aurait pu remplacer sa femme par une autre qu’il ne l’aurait pas remarqué non plus. Or, c’était bien ce qui était en train se passer : la morphine, peu à peu, transformait sa femme en une autre personne, même si de l’extérieur les signes de changement ne furent pas, de prime abord, évidents. Elle continua en effet à faire ce qu’elle faisait auparavant, à savoir se taire, écouter, et de temps en temps, une fois tous les deux, trois ou quatre mois, laisser son mari introduire fugacement son sexe dans son vagin dans l’espoir de produire un troisième enfant. La différence était que dorénavant, de plus en plus, elle était vide, vide de tout, de toute pensée, de tout sentiment, elle n’était plus qu’un trou, trou d’oreille où déposer les paroles de son mari, trou de vagin où déposer le sperme sacré de son mari, et elle détruisait peu à peu en elle ce qui la faisait souffrir, à savoir elle-même, c’est-à-dire l’ancien contenu de ce trou, qu’elle avait évidé comme on gratte avec une cuiller l’intérieur d’une citrouille. Elle flottait dans le néant procuré par la morphine, devenait une écorce, et quand il lui arrivait encore, très rarement, de s’adresser à elle-même elle s’en félicitait, car une écorce ne souffre pas, la peau ne fait souffrir que s’il y a de la chair par-dessous.

Un jour, cependant, elle se fit prendre alors qu’elle allait se saisir de sa ration de morphine dans les réserves de l’asile. Réalisant soudain l’ampleur des dommages causés par des années de dépendance, le docteur Fourier tenta de revenir en arrière, de remettre sa femme dans le droit chemin, mais il était trop tard, elle n’était déjà plus, psychologiquement parlant, qu’une épave que la privation rendit d’autant plus folle. Refusant de l’interner dans son propre asile, le docteur gardait sa femme à la maison, dans sa chambre, constamment surveillée par un infirmier spécialement détaché. Les premiers mois furent les plus violents : ce petit corps de femme brûlé de l’intérieur devait réapprendre à vivre sans le baume qui l’apaisait depuis des années. Les derniers mois furent les plus tristes : usé par toute ces épreuves, le petit corps de femme s’éteint peu à peu, se dissolvant comme une boule de coton jetée au feu. Mme Fourier, qui s’appelait en réalité Amélie, et qui fut une jolie adolescente, et qui a un moment donné avait rêvé d’aventure et de voyage, et qui fut aussi une enfant épanouie, amoureuse de la nature, qui passait son temps à jouer avec ses chats, qui inventait des jeux merveilleux avec ses petits frères, Amélie donc, finit par ne plus parler du tout, et par rester allongée sur son lit, le regard fixe, sans bouger. Les dernières semaines, seul son pouls permettait d’indiquer qu’elle était encore en vie. Puis le pouls fut de plus en plus en lent. Puis le pouls disparut. Elle était morte. Le docteur Fourier était là, qui regardait le corps sans vie de sa femme. Une larme vint lui couler sur la joue. Il savait ce qui lui restait à faire. Il prit une dernière fois la main de sa femme, puis il sortit de chez lui et, sa maison se trouvant dans l’enceinte même de l’asile, se dirigea vers son bureau. Là, il se saisit d’un scalpel et, d’un coup sec, il se trancha les testicules, ces mêmes testicules qui l’avaient aveuglés toute sa vie durant et qui les aveuglaient tous autant qu’ils étaient, les maîtres de cette société dont Freud, lui-même aveuglé par ses propres testicules, un sur chaque œil, dynamiterait quelques temps plus tard les fondements, les banquiers, les politiques, les intellectuels, les médecins, tous aveuglés par leur testicules sur le sort de leurs femmes, sur les destins brisés de leurs filles, de leurs nièces, de leurs cousines, de toutes les autres. Ses testicules tranchés, le docteur Fourier les laissa par terre, grimpa sur une chaise et, exactement comme l’avait fait son prédécesseur des années auparavant, il se pendit. On peut espérer que, lui aussi, il eut droit aux circonstances atténuantes.

Le XXème siècle n’avait pas encore commencé.

Puis il vint. Le magnifique XXème siècle, celui du shrapnel, du zyklon B et de la bombe atomique. Pour les pensionnaires de l’asile, cela ne changea pas grand-chose, car on continuait alors à leurs appliquer les méthodes violentes mises au point le siècle précédent. Il y eut la Guerre, la Grande : déferlèrent alors des dizaines et des dizaines de jeunes gens traumatisés, des jeunes gens qui avaient quitté leur petit village de paysans où tout le monde se connaissait et où tous les trajets se faisaient à pied ou à cheval pour se retrouver dans un paysage immense et étranger, aplani par les bombes au rythme de plusieurs poignées par mètres carrés, un paysage survolé par des avions vrombissant, traversé par des tanks, et où les jeunes gens trempaient dans l’eau et la boue et la peur et les barbelés et le gaz moutarde et les viscères déroulées du voisin d’à côté. Alors ils revenaient avec un bras, une jambe en moins, ou la gueule brisées en deux, ou les poumons rongés, et ils hurlaient, ils hurlaient, ils hurlaient. Ils hurlaient sans fin. Certains restèrent là dix, vingt, trente ans. Rescapés de la Guerre, mais pas du cauchemar.

Puis il y eut l’autre guerre. Le directeur de l’asile (qui ne s’appelait plus, officiellement, un asile depuis 1937, en vertu d’un décret gouvernemental) de l’époque, suspecté de sympathies communistes, ce qui était pourtant loin d’être le cas, fut destitué et s’enfuit en Espagne. Le nouveau directeur, un grand bonhomme longiligne à la lèvre délicatement surmontée d’une fine moustache, vichyste convaincu, se fit alors un devoir d’appliquer avec zèles les théories médicales professées par l’occupant et par le gouvernement collaborateur. Ambitieux, il souhaitait se faire remarquer, de par la qualité de ses recherches en psychiatrie, dans un monde médical allemand alors à la pointe de la barbarie dans ce domaine. Ainsi, pendant que l’Allemagne nazie se débarrassait corps et bien d’une bonne partie de ses malades mentaux, ce qu’ils dénommèrent joliment l’Aktion T4, lui-même s’essaya à quelques expérimentations. Il stérilisa ainsi une partie de ses pensionnaires, pratique qui survivra d’ailleurs à la Guerre partout dans le monde, et notamment aux États-Unis. Au moins, se disait-il, la tare congénitale de ces dégénérés s’arrêtera avec eux, ce qui témoignait d’une certaine logique, une logique que l’on peut au demeurant retourner à l’envi : si le père de Hitler avait été stérilisé de force, si les couilles du père du führer avaient été sectionnées avant sa naissance, la face du monde en aurait été changée, n’est-ce pas ? Puis, comme la lobotomie avait été mise au point quelques années auparavant par deux neurologues portugais, dont l’un fut couronné en 1949 du prix Nobel pour si belle découverte, et qui ne fut jamais poursuivi d’aucune façon car contrairement au militant des Brigades Rouges le scientifique, quant à lui, a le droit de se tromper, le directeur s’y essaya également, sans anesthésie, sans grand succès non plus dans la mesure où il ne parvint qu’à obtenir soit des morts, soit des légumes. Le reste des pensionnaires furent laissés à leur triste sort, à moitié oubliés dans leurs cellules, dénués de soins et de nourriture, rongés par leur mal et par la vermine. Ainsi vers la fin de la Guerre, quand la troupe de résistants qui demeurait dans les collines avoisinantes s’empara du bâtiment pour s’y retrancher, ils constatèrent avec effarement que plus d’un tiers des patients étaient morts. Il ne fut guère laissé au directeur le loisir de s’expliquer : il fut promptement et efficacement pendu non pas, comme ses prédécesseurs, dans son bureau, mais dans la cour, où son cadavre en blouse blanche prit les courants d’air une demi-journée durant avant d’être balancé sans plus de cérémonie dans un trou, sans croix ni rien du tout. Les pensionnaires morts eurent droit quant à eux, dès le lendemain, à des sépultures chrétiennes, bien que les résistants fussent eux-mêmes communistes, voire anarchistes pour au moins trois ou quatre d’entre eux. Mais Le Jojo, leur meneur, qui était au physique comme au moral le portrait craché de Durruti, avait fort justement considéré qu’il y avait plus de chance que ses pauvres hères fussent chrétiens qu’anarchistes, et comme ils en étaient réduits à des calculs de probabilité incertains ils optèrent effectivement pour cette solution. Puis ils se préparèrent pour le siège. Quelques-uns des pensionnaires survivant avaient demandé à rester pour se battre, ce qui fut accepté, et des armes leur furent remises. Les autres s’en furent dans la campagne, ravis de retrouver le monde extérieur et indifférents au fait de mourir ou non quelques heures plus tard, ce qui fut hélas le cas pour bon nombre d’entre eux. Les lobotomisés eux, restèrent posés là, incapables de rien faire, n’étant plus que des enveloppes vides.

Un jeune homme surnommé Julot, qui avait alors seize ans et qui se maria ensuite avec l’une des pensionnaires libérées ce jour-là, une belle jeune femme stérilisée quelques temps plus tôt par le directeur, raconta pendant longtemps, dans le bar de N. où il avait ses habitudes, comment se passa l’assaut. Les Allemands arrivèrent, et ils pilonnèrent longuement le bâtiment. Les fous les plus atteints, qui ne faisaient guère l’effort de se cacher malgré les conseils des résistants, furent les premiers à tomber. La jeune fille qui deviendrait sa femme se serrait contre lui. Puis les Allemands chargèrent. Les résistants réussirent, planqués derrière les murs, à repousser les premières vagues, mais rapidement les munitions se firent rares. Retranchés de plus en plus profondément à l’intérieur de l’hôpital, ils décidèrent alors de passer à la phase ultime de leur plan. Des explosifs, la veille, avaient été entassés dans un coin de la cour. De quoi tout détruire à des dizaines de mètres à la ronde. Le chef qui, comme nous l’avons déjà dit, ressemblait à Durruti, et était donc courageux comme seuls les anarchistes savent l’être, se précipita alors à l’extérieur et tira sur le tas de caisses bourrées de dynamite. Il y eut un grand : Boum et Le Jojo fut réduit en purée, de même tous les Allemands alors présents dans la cour. Les résistants survivants profitèrent de la panique pour en abattre encore quelques-uns, avant de filer à travers les ruines de l’hôpital désormais en morceau, dans lequel avait été ensevelis les lobotomisés. Sur les trente résistants, il n’en restait plus que six. Sur les quinze pensionnaires restés se battre, deux avaient survécu. La jeune femme, et un vieil attardé mental, qui devait avoir cinquante ou soixante ans. Ce fut, ce jour-là, la fin du premier hôpital psychiatrique de N. Les Américains et les FFI arrivèrent deux jours plus tard.

L’hôpital fut reconstruit dans les années 50. Comme l’espèce humaine apprend relativement rarement de ses erreurs, la lobotomie au pic à glace, cette aberration médicale digne des pires atrocités nazies, continua à être appliquée sur certains patients. Ce ne fut qu’une décennie plus tard que la pratique commença à être définitivement abandonnée, rapidement remplacée par les traitements médicamenteux à base de neuroleptiques. Les cadavres des pensionnaires morts pendant la guerre, ainsi que celui du directeur, avaient été retirés pendant les travaux, identifiés, et rendus à qui de droit. Les poèmes inscrits sur les murs de sa cellule par Pierre Grinval avaient été, bien entendu, pulvérisés avec le reste. Le bureau où deux directeur successifs de l’institution avaient mis fin à leur jour, quant à lui, était encore debout, miraculeusement, et c’est aujourd’hui encore le bureau des directeurs de l’hôpital psychiatriques de N. Aucun, depuis, ne s’est suicidé.

Aujourd’hui, les jours sont relativement paisibles dans l’hôpital. Les heures les plus atroces de la psychiatrie semblent loin, désormais. La vie s’écoule ici selon un rythme immuable : à sept heures, les pensionnaires se réveillent. À huit heures, un appel sonore les envoie vers le petit déjeuner. On distribue les médicaments. De neuf heures à midi, ils mènent différentes activités, ou s’entretiennent avec leur médecin. À midi, un appel sonore leur signale l’heure du déjeuner. Puis on distribue, encore, les médicaments. De treize heure trente à dix-sept, c’est de nouveau les activités, le sport, les ateliers artistiques, la lecture, les ballades dans le parc. À seize heures, c’est l’heure du café. À dix-neuf heures, un appel sonore signale que c’est le moment d’aller dîner. Une heure plus tard, les accès vers l’extérieur sont fermés. Puis on distribue, une dernière fois, les médicaments. On regarde la télévision. On lit, on discute. À vingt-deux heures, c’est la tisane. Et à vingt-deux heure trente, on regagne sa chambre, et tout le monde s’endort. Et ainsi de suite, jour après jour.

Mais à l’hôpital de N., quoi qu’on y fasse, le jeune poète Pierre Grinval continue de graver sur son mur des poèmes délirants.

Le docteur Schwartz continue de pendre au bout de sa corde, lesté par sa mauvaise conscience de bourreau.

Amélie, dite Mme Fourier, continue de se détruire à la morphine et à errer comme un zombie dans la cour.

Le beau docteur Fourier, son mari, n’en finit pas de se castrer puis de se pendre puis de se castrer puis de se pendre puis de se castrer puis de se pendre.

Les rescapés des tranchées n’en finissent pas de hurler dans la nuit.

Les femmes stérilisées n’en finissent pas de pleurer, et les lobotomisés n’en finissent pas de baver, un trou rouge au coin de l’œil.

 

Macko Dràgàn

P.S. : ce texte est tiré d’un roman, Ni Oubli ni pardon, disponible en PDF sur demande à mon adresse mail : mackodragan@gmal.com

source :

Chroniqueur indépendant
Nice