Les récentes révélations des Foyers de Charité sur les abus sexuels et spirituels commis par le père Finet, interviennent après de nombreuses autres touchant des fondateurs ou figures de communautés nouvelles. Le philosophe et essayiste Damien Le Guay revient sur les racines de ce phénomène.
 Maître de conférence à HEC, Damien Le Guay est président du Comité national d’éthique du funéraire. Il enseigne à l’Espace éthique d’Île-de-France ainsi que de Picardie, et est notamment l’auteur de la Mort en cendres (Cerf, 2012), les Morts de notre vie (Albin Michel, 2014) et 41 exercices d’hygiène spirituelle, Sortir des impasses du développement personnel (Salvator 2020).  Stéphane OUZOUNOFF/CIRIC

Thierry de Roucy (Points-Cœur), Ephraïm et Philippe Madre (Béatitudes), Thomas et Marie-Dominique Philippe (Frères de Saint Jean), et leurs « enfants spirituels », Jean Vanier (Arche)… Que vous inspirent les révélations en série d’abus commis par des fondateurs et responsables charismatiques de communautés nouvelles ?

Une immense horreur pour toutes ces situations, une peine infinie pour toutes ces victimes, une colère constante pour toutes les complicités qui s’y révèlent et aussi un profond dégout pour ces actions putrides, grouillantes de perversion, répugnantes, faites par des disciples reconnus comme tels de Jésus. Ajoutons à cela une incompréhension totale. Comment des « hommes de Dieu » peuvent-ils commettre de tels actes, se comporter pendant des années comme des prédateurs sexuels, abuser de leurs positions d’autorité et, quand ils sont prêtres, aller célébrer la messe juste après avoir commis leurs abjections, en toute bonne conscience, et prêcher la charité évangélique ? Comment ont-ils pu violer de jeunes âmes innocentes qui aspiraient à connaître Dieu ? Celles-là avaient un pur désir de Dieu, qu’ils ont saccagé à tout jamais. Par quels mécanismes pervers, de la plus haute dégénérescence morale, du plus grand mépris pour ces innocents corrompus, ont-ils pu « concilier » une haute connaissance du message d’amour des évangiles et leur haute corruption d’âme, de cœur et d’intelligence pour « justifier » ce qu’ils faisaient ?

Toujours, ces situations, par un enchaînement pervers, visent à transformer la victime en une complice.

Quels facteurs explicatifs, pistes d’interprétations ou clés de lecture voyez-vous dans une telle série ?

Distinguons deux choses. Les histoires singulières, les actes de corruption particuliers, les charismes des uns et l’envoûtement des autres d’une part, et, d’autre part, des éléments récurrents. Si on se concentre sur ces derniers, trois facteurs reviennent presque toujours :

1. La corruption morale de ces prédateurs se déploie dans le cadre de leurs missions d’Église. Il ne s’agit pas pour eux (avec, par exemple, des prestations tarifées extérieures), d’aller soulager ailleurs cette tyrannie peccamineuse, ces débordements des mauvais désirs sexuels. Non. À chaque fois, il « faut » que cette souillure morale personnelle souille les personnes aidées à l’intérieur de la sphère religieuse.

2. Le plus souvent, ces prédateurs ont un rôle de direction spirituelle. Ils sont reconnus pour leur expertise spirituelle (et même parfois leurs « sainteté ») et attirent à eux ceux qui sont en manque de clairvoyance et qui s’en remettent à eux de toute bonne foi. Alors, ils mettent la main sur les âmes innocentes avant de mettre leurs sales pattes sur des corps innocents. Le « maître spirituel » sait, plus que d’autres, les failles d’une âme. Et plus que d’autres, il lui est possible d’abuser de la situation, et de son autorité pour mieux abuser d’une personne.

3. Toujours, ces situations, par un enchaînement pervers, visent à transformer la victime en une complice. Au bout de tout un discours « mystique », avec l’idée d’un privilège que l’on s’accorde, d’un secret que l’on doit préserver et aussi d’une « autorisation » donnée par Dieu même, l’abuseur recherche et finit par obtenir une forme de consentement. Consentement étrange, répugnant et pourtant considéré comme nécessaire. Consentement impensable et pourtant « légitimé » par ceux qui sont les « interprètes » de la volonté de Dieu. Mais, consentement quand même. Alors, la victime n’en est plus une. Elle accepte, à contrecœur, en finissant par se détester elle-même, des pratiques répugnantes qui peuvent durer des années. Elle devient une esclave sexuelle, un jouet, une marionnette entre les mains d’un religieux sadique.

Ces trois facteurs sont autant de facteurs d’emprise psychique. L’emprise dans le cadre de l’Église. L’emprise sur une âme pour mieux la diriger vers Dieu. L’emprise personnelle qui retourne le viol en consentement.

Abus sexuels, emprise : révélations des Foyers de charité sur leur fondateur

Vous avez publié un article en décembre dernier dans la revue Prêtres diocésains : « Une mauvaise odeur de gnose ». Pouvez-vous définir la gnose pour un lecteur néophyte en la matière ? Qu’est-ce qui, chez ces différents fondateurs, vous semble relever d’une déviation gnostique ?

Mon idée, dans cet article, était de ne pas en rester aux seules explications psychologiques ou sataniques. S’agit-il seulement d’une déviance psychique commise par des malades mentaux ? Non, pas seulement. S’agit-il de l’action du Diable qui s’acharne sur les serviteurs de Dieu ? Dire cela ne suffit pas et ne doit pas nous exonérer d’une compréhension intellectuelle des mécanismes religieux d’emprise. Ces prédateurs savent ce qu’ils font et ce qu’ils disent, et se servent des pouvoirs religieux qu’ils ont pour mieux les corrompre à leurs profits répugnants. Et oui, il m’a semblé qu’une « mauvaise odeur de gnose » se faisait sentir dans ces affaires !

La Gnose, hérésie chrétienne des premiers siècles, combattue, en particulier, par Irénée de Lyon, repose, pour le dire rapidement, sur deux piliers. 1. Le monde est mauvais. Le corps est mauvais. Ils sont gouvernés par des puissances maléfiques ou des passions mauvaises. Il faut donc s’en séparer, s’en méfier. 2. La « connaissance » (gnose) chrétienne est non pas large, donnée à tous, mais, au contraire, réservée à quelques uns, à ceux qui sont « élus » alors que beaucoup d’autres ne le sont pas. Elle seule sauve. Le salut est obtenu par la seule connaissance.

Les prédateurs dont nous parlons sont, le plus souvent, des « intellectuels ». Ils savent. (…) Et ainsi, construisent, entre initiés, loin de la foule des ignorants, des justifications.

Nous constatons, dans ces affaires de mœurs, ces deux composantes – qui, comme toutes les hérésies chrétiennes, sont toujours sournoisement présentes tout au long de l’histoire du catholicisme. Si le corps est mauvais, il faut pouvoir le purger par tous les moyens. Si le corps est gouverné par le Mal, le « nettoyer » permet de se rapprocher de Dieu. Si le corps est sale, on peut agir salement pour mieux le purifier. Quant au salut, s’il vient de la connaissance, et de la connaissance seule, tout ce qui relève de l’usage du corps ou de la morale en est exclu. Les prédateurs dont nous parlons sont, le plus souvent, des « intellectuels ». Ils savent. Ils ont une dialectique. Ils sont de petits entrepreneurs de leurs perversions. Et ainsi, construisent, entre initiés, loin de la foule des ignorants, des justifications. Ce qu’ils font, disent-ils, est nécessaire – même si la masse des ignorants n’est pas en mesure de le comprendre et les juge. Il y à là une hiérarchie implicite. Pour la foule, un discours extérieur, une morale d’interdits ; pour les initiés, ceux qui peuvent comprendre, un savoir particulier, des mœurs particulières.

Ajoutons un dernier élément : une mauvaise compréhension, du fait de leurs positions sacerdotale, de la grâce de Dieu. S’ils savent, si la connaissance sauve, ils sont lieutenants de Dieu et bénéficient, dans cette position, d’une grâce particulière qui les absout de tout ce qui relève du péché. Ce que je pointe du doigt est une sorte de casuistique qui les rendrait imperméables au péché et leur permettrait d’agir, entre initiés, en toute impunité.

Révélations sur la face cachée de Jean Vanier

« Le corps est l’angle mort de l’âme », écrivez-vous. Quel mécanisme permet selon vous d’arriver à un tel clivage où l’on prêche une théologie morale rigoriste tout en ne respectant pas son engagement à la chasteté et à la continence et, plus encore, en abusant de l’autre ? Théologie dévoyée, psychologie dévoyée ?

La difficulté de ces mécanismes est qu’ils sont cachés. Y a-t-il des signes dans les œuvres des uns ou des autres (sinon l’ambiguïté de « l’amour d’amitié » développé par Marie-Dominique Philippe) qui pourraient nous donner une « doctrine » ? Non. Il faut partir des conversations privées, et révélées par les victimes, des justifications données et des comportements de ces prédateurs d’Église. J’ai fait ce travail avec des documents déjà publiés mais aussi avec des témoignages privés relatifs aux exactions morales des deux frères Philippe. Et je me suis, comme vous, interrogé sur ce « clivage ».

Il me semble qu’il n’y a pas de psychologie dévoyée sans une théologie dévoyée, sans un bricolage théologico-moral qui donne une « autorisation » religieuse à ces méfaits qui, dès lors, n’en sont plus. Tout va ensemble. En ce qui concerne le corps, comment ne pas repérer, outre le dégoût déjà indiqué, une manière restrictive, dans toute une pensée catholique d’avant Vatican II, de concevoir la foi qui serait « seulement » spirituelle et relèverait seulement de l’âme – et non du cœur. Ainsi, la foi est définie, en 1884, par Mgr Maurice d’Hulst, recteur de l’Institut catholique de Paris, comme « une vie surnaturelle de la pensée ». Et la même « vie surnaturelle » étant considérée, par le père Paul Girodon (auteur, au même moment, d’un livre de référence d’exposé de la doctrine catholique) comme un ordre « ajouté à l’ordre naturel », un autre ordre. Ce qui s’ajoute (par le haut), par une doctrine (l’extrincisme) combattue par le père Henri de Lubac, n’est pas dans une infusion de l’âme et du corps. Il y donc séparation. Et, dans un certain bricolage, cette séparation, devenue hermétique, tend à mettre le corps à part, dans un angle mort de l’âme.

Tout cela nous semble, à juste titre, absurde et, pourtant, comme toujours, les hérésies poussent jusqu’à les corrompre des lignes justes.

Une forme d’idolâtrie des fondateurs leur donne une toute-puissance sur les personnes (avec le risque d’en abuser), une sorte d’impunité absolue.

La série de révélation concernant de telles personnalités permet-elle d’identifier un problème systémique dans l’Église ? Qu’est-ce qui est en cause : la conception du pouvoir ? sa pratique (manque de mixité dans les lieux de décision, manque de contre-pouvoirs) ?

Problèmes ? Oui. Problème de contrôle, de supervision, de mauvaise appréciation des déviances morales, d’abus de pouvoir et de refus d’une appréciation psychologique des personnes – fussent-elles des fondateurs d’ordres religieux. Problème de coopération avec la justice des hommes pour mieux déférer ceux qui doivent l’être et se mettre du côté des victimes. La reconnaissance d’un péché n’exonère personne des crimes commis, surtout s’il y a « viol ». Problème aussi relatif aux « communautés nouvelles » qui, contrairement aux ordres anciens, acceptent moins les filtres et ont moins de sagesses relatives à des vies en groupe. Problème aussi par rapport au secret des enquêtes et instructions dans l’Église catholique, qui peuvent aboutir à une condamnation vaticane sans que personne, autour du condamné, ne le sache ou ne connaisse les motifs – ce qui empêche de prendre les mesures de protection nécessaires.

Ajoutons à cela deux problèmes. D’une part une forme d’idolâtrie des fondateurs qui leur donne une toute-puissance sur les personnes (avec le risque d’en abuser), une sorte d’impunité absolue. D’autre part, des fonctionnements un peu sectaires, avec comme seule pensée, comme seule lecture, comme seule autorité intellectuelle, la pensée et les livres du fondateur. Tous ces problèmes, même s’ils apparaissent, restent encore étouffés par un esprit clérical d’auto-défense et d’auto-protection. L’« anticléricalisme » prôné par le pape François doit aller jusque là !

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