Alain Ruffion, psychanalyste et directeur d’Unismed, fait le point sur les méthodes de prévention des dérives sectaires. 
Un travail pointu et délicat, face à des jeunes minés par les injustices et la non-reconnaissance de leur culture.

Alors que les départs en Syrie et en Irak s’amplifient (+ 107 % sur un an), le premier ministre, Manuel Valls a annoncé début septembre la création d’un « centre de déradicalisation » en 2016. Certaines structures, comme Unismed, travaillent déjà à la prévention des dérives djihadistes. Son directeur, Alain Ruffion, décrypte les leviers pour agir contre le radicalisme.

{{Quels sont les facteurs expliquant la radicalisation de ces jeunes ?}}

Alain Ruffion :
Ces facteurs sont multiples et variables, en fonction des profils. Les comprendre nécessite une approche interdisciplinaire pour éviter de tomber dans des analyses trop étroites. Le regard clinique ne suffit pas, car nous avons en réalité peu de vrais cas psychiatriques. De même, parler de « dérive sectaire » est très insuffisant, même si certains processus d’isolement ressemblent à ceux mis en place par les sectes. Le fil rouge de l’engagement djihadiste est une recherche de sens et d’un idéal à la fois identitaire, religieux et politique, par opposition à une société française perçue comme injuste et discriminante. C’est ce qu’on appelle le « double bind » (double contrainte) : d’un côté, les recruteurs djihadistes instrumentalisent les revendications légitimes des jeunes, de l’autre, ils se posent comme seule alternative possible. C’est un lien qui s’appuie sur un profond sentiment de culpabilité chez ces jeunes, qui sont alors renvoyés à une position de « traître à leur origine » s’ils ne rejoignent pas le djihad. Les recruteurs fabriquent ainsi un conflit de loyauté entre ces jeunes et leur culture d’origine.

{{À quelles difficultés êtes-vous confronté dans la communication avec les personnes radicalisées ?}}

Alain Ruffion:
Tout d’abord, nous avons constaté que les contre-argumentaires intellectuels fonctionnent très mal. Bien entendu, il faut être capable de discuter de géopolitique et de théologie pour contrecarrer les analyses complotistes des recruteurs et leurs interprétations mensongères de l’islam. Mais la pratique nous montre qu’on ne peut pas se positionner face aux jeunes sur le mode : « Je vais te réapprendre ce que sont l’intelligence et la rationalité. » La société entretient déjà chez ces jeunes un terrible complexe d’infériorité, qui est la source de leur rejet massif des valeurs françaises. Concrètement, il est impossible de travailler en prenant une position de dominant, en prônant un modèle perçu comme invalidant par ces jeunes. En fait, c’est même le meilleur moyen de provoquer une réaction identitaire du type : « Je suis musulman et je t’emmerde. »

Dans ces conditions, quels sont les outils efficaces pour faire revenir en arrière ces personnes ?

Alain Ruffion:
Il faut s’appuyer sur leur raison certes, mais aussi sur leur intelligence émotionnelle. Nous devons entrer dans des univers mentaux douloureux, les partager, et ensuite chercher des alternatives saines. Pour cela, il faut s’appuyer sur les revendications premières de ces jeunes, qui sont le plus souvent légitimes. Ils sont révoltés contre les injustices ? Nous leur montrons qu’il existe d’autres moyens d’agir, d’autres alternatives sociales. Ils veulent devenir musulmans ? Nous leur expliquons que c’est possible de pratiquer sa foi dans le cadre de la société française. Ensuite, de manière plus prosaïque, cela passe aussi par une aide à l’insertion dans le monde du travail et un retour à l’emploi.

{{Des voix s’élèvent contre l’efficacité des ateliers de déradicalisation, notamment en prison. Qu’en pensez-vous ?}}

Alain Ruffion:
Je pense que tout le monde devrait balayer devant sa porte avant d’émettre des critiques faciles. Il faut regarder l’état de la société française en face. Ces jeunes ont perdu espoir dans la démocratie, leur désespoir est énorme. Face à ce naufrage, tout le monde doit se remettre en question : le système éducatif, les services de l’emploi, comme les entreprises… {{Face à la tentation du djihadisme, la responsabilité est collective.}}

{{Quels nouveaux dispositifs voudriez-vous voir mis en place ?}}
}}

Alain Ruffion :
Des centres spécialisés devraient permettre de faire le lien entre les mondes associatifs et universitaires. Ce serait plus qu’utile, notamment pour 
permettre des mises en perspectives géopolitiques. Car nous sommes face à de nombreux questionnements. Nous avons aussi grand besoin de personnes qui soient légitimes pour s’adresser à ces jeunes. Ces structures devraient intégrer des parents et des personnes qui sont repartis dans le bon sens. Nous avons constaté que la présence d’anciens djihadistes, qui sont revenus de leurs erreurs, est très efficace.

Alain Ruffion est Psychanalyste, directeur d’Unismed

http://www.unismed.com/index2.html

source :
ENTRETIEN RÉALISÉ 
PAR MEHDI FIKRI
http://www.humanite.fr/alain-ruffion-face-au-djihadisme-la-responsabilite-est-collective-585297