Fils d’un père diplomate mauritanien et d’une mère française, Karim Miské, né en 1964 à Abidjan, a réalisé plusieurs documentaires dont Islamisme : le nouvel ennemi (1994), Sur la route des Croisades (1996), Musulmans de France (3x52mn, 2009) et Juifs et musulmans (4x52mn, 2013). Il est également l’auteur d’un polar original, Arab jazz (éd. Viviane Hamy, 2012), se passant en grande partie dans le XIXe arrondissement de Paris, et anime les rendez-vous littéraires et culturels du restaurant Pitch Me, rue de Vaucouleurs dans le 11e.

Ebranlé par les événements tragiques de vendredi dernier, Karim Miské évoque « un sentiment d’irréalité » sans être, malgré tout, « surpris ». Nous l’avons retrouvé alors que se déroulait l’opération anti-terroriste à Saint-Denis. Sans prétendre apporter des réponses simples à des questions éminemment complexes, il nous livre quelques clés de compréhension sur la religion, l’embrigadement sectaire et sa dimension psychologique, affirmant que le sentiment d’urgence ne doit pas empêcher une nécessaire réflexion.

{{Vous avez travaillé sur l’islam en France. Pensez-vous que l’islam radical et la menace qu’il représente sur le territoire ont été longtemps sous-estimés ?}}

Je crois que le problème n’est pas tout à fait là. Bien sûr, on peut toujours se dire ça après coup. Des amis intellectuels maghrébins, notamment des Algériens qui ont connu la période de guerre civile, la terreur du GIA, ont souvent ce discours-là : « Vous ne vous rendez pas compte, vous les avez laissés se développer… » Moi, je n’ai pas l’impression que les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé aient sous-estimé la menace.

Pour essayer de comprendre comment on en est arrivé là, je crois qu’il faut remonter à la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, et à son échec ou à sa récupération politique. Une partie de la société qui ne demandait qu’à être intégrée à la société française et qui voulait juste qu’on lui fiche la paix a vu ses espoirs déçus. Je ne dis pas que tout est de la faute des gouvernements français successifs car c’est aussi un phénomène mondial, mais il y aurait sans doute des questions à se poser. On n’a pas su régler un certain nombres de problèmes profonds, qui ont souvent à voir avec le post-colonialisme.

— “Penser qu’un texte religieux peut se lire d’une façon littérale revient à se montrer aussi bête que les fondamentalistes.”

{{Y a-t- il des passages dans le Coran qui, considérés de façon littérale, pourraient justifier des actes d’extrême violence ?
}}

Bien sûr, mais comme dans tous les livres sacrés. Je ne crois pas que les religions soient fondamentalement éprises de paix… ou de guerre, d’ailleurs. On trouve ça dans le Coran, dans l’Ancien Testament, et même dans le Nouveau, pas tellement dans les Evangiles, mais l’Apocalypse, on dirait quand même un texte de djihadiste sous acide !

Tout dépend de ce que l’on fait dire aux textes : on a quand même trouvé dans l’Ancien Testament des passages pour justifier l’esclavage. Pour moi, ce sont des discussions sans intérêt : penser qu’un texte religieux peut se lire d’une façon littérale revient à se montrer aussi bête que les fondamentalistes. Tous les textes religieux peuvent donner lieu à une multitude d’interprétations. Entre Ignace de Loyola, le fondateur de l’Inquisition, et Saint François d’Assise, il y a un gouffre…

Dans la plupart des pays, les courants modérés de l’islam sont largement majoritaires. Je connais très bien l’Afrique de l’Ouest et, là-bas, quasiment tous les musulmans font partie d’une confrérie soufie. Idem en Egypte. Cependant, tout cela est en train de changer, notamment à cause des pays du Golfe. On en dit beaucoup de mal, et à raison. Ils financent les mouvements terroristes : pas les Etats centralisés, mais des personnes très riches qui font partie des cercles du pouvoir, qui possèdent des médias propageant leur vision « archaïco-moderne » de l’islam.

L’autre problème est qu’en Occident, on ne donne pas la parole aux bonnes personnes. On affirme que les musulmans modérés ne condamnent pas suffisamment le terrorisme islamiste alors qu’ils passent leur temps à le faire. Après Charlie, il y avait déjà eu des discours extrêmement forts dans ce sens, même de la part de gens qui avaient pu être heurtés par les caricatures. On donne la parole à des clowns, des épouvantails comme l’imam de Drancy, déconsidéré par l’ensemble de la communauté musulmane. Il y a une responsabilité des médias et du personnel politique. Je ne dis pas que l’islam radical n’existe pas dans certains lieux, et qu’il est extrêmement danereux, mais numériquement il pèse peu à côté des musulmans de la classe moyenne, qui sont fonctionnaires, employés de bureau, qui vont voir des concerts de rock, vont au café, voire en tiennent eux-mêmes, comme les Kabyles. Ce sont des gens qui sont très peu représentés, et ça me semble problématique.

{{Comment analysez-vous le but poursuivi par Daech, l’établissement d’un califat ?
}}
Il est important de comprendre que c’est avant tout un mouvement arabe, d’où ce retour avant l’Empire ottoman, au temps des pieux ancêtres, du prophète Mahomet. Une période où les Arabes contrôlaient un vaste territoire, détenaient un pouvoir qu’ils ont peu à peu perdu. Ces références au passé s’accompagnent d’une utilisation très performante des nouvelles technologies, des réseaux sociaux et des codes de la pop culture. Les vidéos qu’ils produisent sont très fortes et, à travers elles, ils arrivent à donner une cohérence à un univers totalement composite mélangeant Hollywood et les premiers temps de l’islam. C’est comme au judo, ils retournent contre lui les forces de l’adversaire.

{{Vous parliez de sectes. Vous avez justement enquêté sur certaines, notamment les Témoins de Jéhovah. Voyez-vous des point communs, toutes proportions gardées ?}}

Dans le mode de recrutement, totalement. J’étais allé voir deux centres à Paris qui luttent contre l’embrigadement sectaire. On m’avait expliqué que pour faire entrer quelqu’un dans une secte, il suffit de produire des sophismes qui lui paraissent acceptables. Des raisonnements qui sont faux mais qui ont l’apparence du vrai car logiquement, ils se tiennent. On fait accepter une première chose fausse à quelqu’un, puis on « augmente la dose » jusqu’à le faire basculer dans un monde complètement délirant. Et la personne continue à croire à ces mensonges parce que sinon, elle se trouverait en contradiction avec elle-même. Selon moi, une secte quelle qu’elle soit ne peut pas convaincre tout le monde, il faut que les futurs adeptes aient une vraie faille au départ. Mais des gens comme ça, dans la société actuelle, il y en a malheureusement beaucoup…

{{Il y a quelques heures, dans l’assaut donné contre les terroristes à Saint-Denis, une femme s’est fait exploser. Cela vous surprend }} ?

Cela fait un moment que des femmes sont impliquées dans des attentats-suicide, mais dans les pays arabes, pas en France. Cela dit à quel point une partie de la population est partie vraiment « ailleurs ». Cette forme ultra-violente est extrêmement inquiétante, mais elle ne se limite pas aux islamistes. Allez faire un tour sur les sites internet d’Alain Soral, des Identitaires, écoutez les penseurs néo-réactionnaires dans les médias… Il y a quand même beaucoup de tarés, dans ce pays, même si tous ne vont pas passer à l’action et perpétrer des massacres. Et franchement, je ne prétends pas avoir de solutions. J’ai écrit un texte pour Mediapart, « Silence », qui a été lu avec d’autres lors d’un soirée « cathartique » au Pitch Me, lundi dernier.

Comme beaucoup, j’étais démoli après ces attentats, et je suis stupéfait de voir que des gens prétendent déjà savoir ce qu’il faut faire. C’était important, ce deuil national de trois jours, car il faut accepter que des choses nous échappent. Il faut analyser la situation, bien sûr, mais aussi prendre le temps de vivre la douleur, de réfléchir à ce qui nous est arrivé. Et on racontera peut-être moins de conneries après…

source : telerama.fr
Propos recueillis par Vincent Arquillière
Publié le 19/11/2015. Mis à jour le 19/11/2015 à 17h05.