Fantasme, peurs, chiffres fous: après le choc des attentats, vient l’évaluation des menaces. Il faut se garder des amalgames, et prendre la mesure de la complexité lorsque l’on parle d’islam radical ou de djihadistes.
Après les attentats terribles perpétrés le 13 novembre et qui ont provoqué la mort de 129 personnes au moins à Paris, le Premier ministre Manuel Valls a désigné comme ennemi de l’intérieur l’islamisme radical. Mais que recouvre exactement ce terme ? Combien de personnes sont concernées en France ? Face à la valse des chiffres cités, aux fantasmes et aux peurs, il importe de prendre une juste mesure de la menace djihadiste en France, comme de la notion d’islam radical.

Que désigne- t-on par islamisme radical ?
Que l’on parle d’islamistes intégristes, de radicaux ou de fondamentalistes, ces termes renvoient à des notions complexes et parfois floues. En réalité, il existe plusieurs types de radicalisation islamiste. “Le terme de radicalité est devenu un terme fourre-tout”, prévient Samir Amghar, spécialiste de l’orthodoxie en islam, chercheur à l’Université Libre de Bruxelles. “Il y a d’un côté une forme de radicalisation politico-religieuse avec des logiques violentes et, de l’autre côté, une radicalisation avant tout religieuse qui en appelle à ce que ses partisans désignent ‘le respect du gouverneur en place'”, explique le sociologue. “Ce n’est donc pas parce qu’on se radicalise qu’on a des visées politiques”, détaille-t-il. En d’autres termes, certains fondamentalistes se concentrent uniquement sur le quotidien des croyants. Ils ne préconisent pas le djihad, même s’ils peuvent avoir des positions très rigoristes sur les interdits et d’autres sujets comme la place des femmes au sein de la communauté.

“Il convient de parler de courants précis”, estime Romain Caillet, chercheur et consultant sur les questions islamiques. “Il y a les takfiristes, le mouvement Tabligh, les Frères musulmans, les salafistes… La mouvance djihadiste est une sorte de sous-forme du salafisme”, indique-t-il. “D’ailleurs, les fondamentalistes religieux sont souvent engagés contre le mouvement djihadiste car ils sont, d’une certaine manière, concurrents”, ajoute-t-il. “Généralement, les discours rigoristes des fondamentalistes assèchent les visées djihadistes”, confirme Samir Amghar. Enfin, comme le montre les profils des djihadistes qui passent à l’acte, le salafisme purement religieux n’apparaît pas nécessairement comme l’antichambre du courant djihadiste.

Au sein du salafisme, qui appartient à la branche sunnite de l’islam, il y a trois grandes mouvances. Les salafistes quiétistes (ou “piétistes”) constituent l’écrasante majorité des salafistes de France. Ils se replient sur la pratique de leur foi, sans volonté de modifier leur environnement. Ils considèrent que leur pratique religieuse ne peut pas s’intégrer au mode de vie occidental et rejettent tout encadrement. Le salafisme politique, dont les rangs sont beaucoup moins garnis, veut lui modifier les institutions et la législation pour qu’elle s’adapte à leur foi. Les Frères musulmans font partie de cette catégorie. Enfin, il y a le courant salafiste révolutionnaire, très minoritaire, autrement dit les djihadistes, qui eux prônent la violence pour imposer leurs vues à la société.

Combien compte-t-on d’islamistes radicaux en France ?

“L’islam ultra-orthodoxe en France, cela représente entre 20.000 et 30.000 fidèles”, souligne Samir Amghar. On y regroupe tous les mouvements de l’islam radical, notamment le salafisme, de loin le plus important. Il convient bien évidemment de rappeler que ces mouvements sont particulièrement marginaux par rapport au nombre de musulmans en France. Patrick Simon, chercheur à l’Ined, estime qu’il y aurait entre 3,9 et 4,1 millions de musulmans en France, pas tous pratiquants. Si l’on se réfère à une enquête Ifop datant de 2011 pour le journal La Croix, 75% des personnes interrogées issues de familles “d’origine musulmane” affirmaient être croyantes (dont 41% de pratiquants). En extrapolant ces données, les musulmans ultra-orthodoxes, dont font partie les salafistes, représentent donc moins de 1% de la communauté des croyants musulmans.

Combien de personnes fichées pour radicalisation ?

Lundi dernier, le Premier ministre Manuel Valls indiquait qu’il y avait actuellement 10.500 fiches S. Attention toutefois à ne pas surinterpréter ce chiffre. Les fiches S (pour “sûreté de l’Etat”) sont utilisées pour signaler un individu suspect aux services de police et aux agents du renseignement, et leur indiquer la marche à suivre en cas d’interpellation ou de contrôle. Il peut toutefois s’agir d’individus aux profils très variés : hooligans, anarchistes ou néo-nazis par exemple. Sur les quelque 10.000 fiches S, la moitié concerne des islamistes radicaux ou des individus pouvant avoir un lien avec la mouvance terroriste. Parmi elles, certains individus sont connus et ont été condamnés pour des actes terroristes, notamment ceux de 1995. D’autres sont soupçonnés de pouvoir se radicaliser ou de l’être déjà.

“Si on crée une fiche S, c’est qu’on n’a rien sur un individu et que l’on veut savoir si cela vaut le coup de lever le doute et de mettre des moyens opérationnels très lourds”, a ainsi expliqué sur Europe 1 Bernard Squarcini, ancien patron de la Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI). Il s’alarme d’ailleurs d’une certaine dérive médiatique et d’une instrumentalisation politique de ces fiches S.

Enfin, les médias se concentrent généralement sur les fiches S, alors qu’un autre fichier a été créé par les autorités : le fichier des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Ce fichier secret a été créé par le décret n°2015-252 du 4 mars 2015. Il alimente notamment le travail de l’UCLAT, c’est l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste. Au total, 11.400 personnes seraient radicalisées à divers stades et se retrouveraient fichés au FSPRT.

Combien y a- t- il de djihadistes en France ?

Il n’existe aucune évaluation officielle du nombre de djihadistes dans l’Hexagone. “Parmi les ultra-orthodoxes, ceux qui sont dans des logiques de violence ne seraient que quelques centaines ou quelques milliers sur le territoire”, estime Samir Amghar. “Le courant djihadiste compte quelques milliers d’adeptes au maximum. On évoque parfois le chiffre de 5.000 personnes. Mais attention, sur cette population, on estime que seulement un sur dix a véritablement la volonté de passer à l’acte”, affirme Romain Caillet. “Il faut bien différencier la posture de certains djihadistes de salon et ceux qui rejoignent effectivement la Syrie pour se battre”, souligne également Samir Amghar.

Lorsqu’on épluche le discours du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve prononcé le 12 novembre dernier, on retrouve plusieurs informations plus précises sur le nombre de Français impliqués dans le Djihad. Bernard Cazeneuve y indique, à propos des Français impliqués dans les filières irako-syriennes, “cette population d’environ 2.000 individus, dont le nombre va croissant, représente globalement, comme je l’ai dit, un risque sécuritaire majeur”. Le ministre estimait ensuite qu’elle “ne constitue pas à proprement parler un phénomène ‘de société’ et encore moins un courant, même marginal, de l’islam de France”. Il précise par ailleurs que, dans le cadre du Fonds interministériel de la délinquance, “6 millions d’euros sont ainsi actuellement consacrés au suivi de 1.213 jeunes radicalisés et à l’accompagnement de 620 autres”. Et le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), mis en place il y a un peu plus d’un an et demi, a reçu “3.800 signalements pertinents” de “familles confrontées au phénomène de la radicalisation”. Sans qu’il ne soit explicité si plusieurs signalements peuvent correspondre à un même individu et si tous ces signalements ne concernent que des radicalisations en lien avec les mouvances djihadistes. Certains appels ont pu concerner des formes de radicalisation religieuse mais ne prônant pas nécessairement la violence.

Combien de Français sont partis en Syrie ?

Selon les derniers chiffres communiqués par le gouvernement, on dénombrerait 588 Français en Irak et en Syrie avec des organisations terroristes, dont 199 femmes; 247 Français partis dans ces zones de conflit et revenus en France; 141 Français tués en Irak et en Syrie. 103 personnes identifiées comme radicalisées ou en voie de radicalisation faisaient “l’objet d’un suivi médical”. Enfin, 200 interdictions de territoires de gens susceptibles de partir faire le djihad avaient été prononcées à cette date. Dans une interview donnée à France 2 le 18 novembre Bernard Cazeneuve indiquait : “Il y a aujourd’hui 138 djihadistes qui sont revenus et qui ont été judiciarisés, mis en examen, incarcérés, mis sous contrôle judiciaire”. Soit un peu plus de la moitié des Français partis en Syrie ou en Irak pour rejoindre des organisations terroristes et revenus en France.

Quel est le profil sociologique des djihadistes?

Il faut rester prudent sur les motivations des personnes parties en Syrie et en Irak. Elles sont diverses et les informations sur le sujet sont rares. “Il n’y a pas de profil”, tranche Samir Amghar. “On retrouve aussi bien des personnes de classes populaires que des classes moyennes. Des anciens du grand banditisme côtoient des ingénieurs”, indique-t-il. “C’est un mélange entre des individus qui ont des motivations intégristes et violentes, d’autres qui partent pour des motifs qui se veulent humanitaires, d’autres qui veulent vivre leur foi dans un Etat islamique…”, analyse-t-il. Daech axe ainsi une partie de sa propagande sur des images d’enfants ou de civils tués ou blessés dans la guerre menée contre les armées occidentales, les chiites et le président syrien Bachar al-Assad.

“La radicalisation précède l’islamisation”, constate de son côté Farhad Khosrokhavar, sociologue, directeur de recherches à l’EHESS et auteur du livre “Radicalisation” (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014). “Les djihadistes sont souvent des incultes sur le plan religieux. Ils ont une lecture du Coran très sélective”, avance-t-il. “Chacun met ce qu’il veut dans cet islamisme radical, avec souvent une sacralisation de la haine dans les banlieues et dans les prisons. En face, le champ idéologique est vide. Il n’y a plus d’utopie communiste. Le djihadisme joue aussi sur l’anti-américanisme et l’anti-impérialisme”, insiste-t-il. Souvent, ils passent de non pratiquant à djihadiste sans passer par la case “religieux radical”.

Les profils sont en train d’évoluer. “Avant 2013, il s’agissait surtout de jeunes de banlieues pauvres, ayant développé une haine de la France, en rupture avec la société et ayant connu la petite délinquance”, développe Farhad Khosrokhavar. Des individus comme Mohammed Merah, Amedy Coulibaly ou les frères Kouachi entrent plutôt dans cette catégorie. “C’est encore le profil dominant de ceux qui passent à l’acte lors d’attentats terroristes”, ajoute-t-il. “Cela pourrait changer à l’avenir car, depuis 2013, les profils des gens radicalisés se sont diversifiés : il y a plus de filles, plus de convertis, davantage de représentants de la classe moyenne”. “La moitié de ceux qui partent en Syrie aujourd’hui sont issus de la classe moyenne”, juge le chercheur. Cette évolution correspond aussi à un mouvement impulsé par Daech. Dans l’un des derniers numéros de Dabiq, la revue de l’Etat islamique, Daech poste ainsi des offres d’embauche pour des emplois très variés, comme par exemple… des coachs sportifs.

Fin 2014, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), un organisme privée créé par Dounia Bouzar, avait publié un rapport sur l’origine sociale des jeunes radicalisés ou en voie de l’être. Cette enquête précieuse a été réalisée à partir des données recueillies auprès de 160 familles qui avaient décidé d’appeler le CPDSI afin de se faire conseiller et accompagner. “80% des familles sont de référence athée, 20% sont de référence bouddhiste, juive, catholique ou musulmane”, souligne le rapport. Autre donnée qui va plutôt à l’encontre de certains clichés : 67% des familles sont issues des classes moyennes, 16% des classes populaires et 17% des classes supérieures.

S’agit-il de personnes simplement manipulées ? Les avis divergent. “J’ai du mal à y croire”, estime pour sa part Samir Amghar. Le sociologue rappelle que 10 à 30% des Européens qui partent en Syrie et en Irak reviennent ensuite (cf le rapport du ICSR). “Selon moi, une majorité d’entre eux reviennent car ils sont déçus par ce qu’ils ont vu en Syrie”, explique Samir Amghar. Ce que semble confirmer un autre rapport du ICSR du Kings College of London sur les “déçus du djihad”. Cette enquête, portant sur 58 personnes étant parties en Syrie et ayant ensuite parlé de leur fuite. Dans leurs discours, quatre critiques principales de Daech émergent : la manière dont Daech combat aussi d’autres groupes rebelles sunnites (le régime d’Assad semblant passer au second plan), la brutalité des atrocités commises, la corruption au sein de l’organisation et, enfin, les dures conditions de vie.

source : challenge.fr le
20 novembre 2015