Vastes terrains de sport, jets d’eau et panneaux d’énergie solaire, l’université Anahuac Norte, fondée en 1964, est le navire-amiral de toute une armada éducative. Comme sa rivale jésuite, la Iberoamericana, elle passe pour l’une des meilleures institutions privées du Mexique et a été construite sur les hauteurs de la capitale, à proximité des résidences de luxe et des temples du shopping chers à la jeunesse dorée.

Un semestre ici coûte l’équivalent de 5 000 dollars. Les légionnaires du Christ ne renient pas leur vocation : "Notre principal travail, c’est de former" – en priorité les élites, assure Roberto Sanchez-Mejorada, chargé de la communication. Sur le campus, on exalte les "leaders d’action positive". Des neuf universités que compte la Légion au Mexique, Anahuac Norte est la plus complète : elle offre à ses 6 000 étudiants 25 programmes de licence et plusieurs 3es cycles. Près d’un étudiant sur cinq bénéficie d’une aide financière. Car un boursier d’aujourd’hui peut devenir "un dirigeant syndical de demain". Parmi les points forts, la médecine mais surtout les médias. Anahuac dispose de studios de radio et d’un plateau de télévision complet, unique dans les universités d’Amérique latine. Plusieurs animateurs de radio et de télévision connus sont passés par Anahuac, où des affiches encouragent les futurs professionnels des médias à créer "des programmes proposant des valeurs". La loi mexicaine a beau interdire aux mouvements religieux de posséder des médias, la Légion a su tisser des liens de confiance avec des figures-clés du "quatrième pouvoir", notamment Emilio

Azcarraga, propriétaire de Televisa (le plus gros fournisseur de programmes du monde hispanique), un diplômé d’Anahuac qui patronne les émissions de bienfaisance du Teleton – une initiative de la Légion. Anahuac prône l’engagement personnel dans les oeuvres caritatives – la "charité qui transforme" – grâce à la fondation Althius, l’un des piliers de la Légion. Ainsi, le service de télé-médecine envoie dans des zones rurales défavorisées des infirmiers et des médecins. Des véhicules équipés d’antennes satellites leur permettent d’atteindre des communautés indiennes marginalisées et de réaliser, entre autres examens, des échographies de contrôle sur les femmes enceintes. Grâce à un système de téléconférences, les soignants en tournée peuvent consulter les experts d’Anahuac. Ce jour-là, depuis la côte Pacifique, une jeune femme expose le cas d’une patiente de 42 ans qui en est à sa douzième grossesse. La région affiche le taux de mortalité maternelle le plus élevé, mais il serait malséant d’encourager la contraception : la méthode Billings (abstinence pendant les jours "fertiles") est "la plus efficace pour ces femmes souvent analphabètes, et la seule compatible avec leur foi", assure le docteur Pilar Calva, généticienne formée à l’hôpital Necker de Paris dans le service du professeur Lejeune. Elle est une adversaire inflexible de l’avortement, encore passible de prison, au moins pour les médecins qui le pratiquent, dans nombre d’Etats au Mexique. On est loin pourtant de la "période quasi hitlérienne où les novices légionnaires criaient "Heil Christus !" en levant la main droite", se souvient José Barba, professeur à l’Institut technologique de Mexico. Entré adolescent dans la Légion il l’a quittée en 1962, et, depuis 1997, est devenu l’un des principaux accusateurs du Père Marcial Maciel.

En dépit de ses positions ultra-conservatrices, la Légion s’est démarquée dès l’origine, par sa fidélité au pape, de la frange la plus radicale de l’extrême droite catholique mexicaine. En même temps que les établissements élitistes, elle développe, grâce à un système de bourses et de parrainage, un réseau d’une quinzaine d’écoles destinées aux élèves moins favorisés : les collèges Mano Amiga ("Main amie"). Ses détracteurs soulignent que l’enseignement oriente les collégiens vers des sections "techniques", taillant sur mesure les cadres intermédiaires qualifiés et dociles dont auront besoin les managers issus d’Anahuac. Mais les parents de familles modestes "couchent devant la porte pour inscrire leurs enfants chez nous", assure Laura Batista, la directrice du premier Mano Amiga de Mexico. Autre pièce du dispositif légionnaire, les missions d’évangélisation, un samedi ou un dimanche par mois, et les "méga-missions" durant la Semaine sainte ont connu un succès fulgurant. Il s’agit de réévangéliser à la fois les élites urbaines et les campagnes, où le catholicisme est confronté à l’expansion des sectes chrétiennes. Un recensement récent indique que le Mexique compte plus de 19 000 pasteurs évangéliques et pentecôtistes pour quelque 18 000 prêtres catholiques, le nombre d’agnostiques déclarés étant passé de 768 000 en 1970 à près de 3 millions en 2000.

Au sein des entreprises, dans la région de Monterey, les légionnaires animent aussi des cours de "dépassement personnel" pour les épouses des cadres. Celles-ci invitent à leur tour les épouses des ouvriers. Une structure pyramidale typique du mode d’action de la Légion. "Les légionnaires sont très pragmatiques, ils ne remettent pas en cause l’exploitation du travail, analyse Bernardo Barranco, chroniqueur de Radio Red et du quotidien de gauche La Jornada. Au Mexique, sur la question sociale, ils se situent à droite de l’Opus Dei, mais dans le domaine moral ils sont plutôt tolérants envers les frasques des élites." Pour lui, ce mouvement novateur a su "adapter au catholicisme la théologie de la prospérité" inventée par certains courants évangéliques, en organisant une assistance aux pauvres tout en confortant la foi des riches dans la légitimité de leurs privilèges.

Joëlle Stolz
le Monde 19-04-2006