A en croire les propos du chef de la secte Boko Haram, les jeunes filles auraient été vendues comme esclaves au Tchad et au Cameroun. Le gouvernement est pressé d’intervenir mais le fera-t-il ? Alain Vicky retraçait en avril 2012 l’histoire de ce groupe et s’interrogeait sur ses liens avec le pouvoir.

Frustration sociale et violence confessionnelle au Nigeria

Souvent qualifié de « democrazy » (démocratie folle) en raison de l’agitation sociale et culturelle qui le caractérise (1), le Nigeria s’est fabriqué un monstre : Boko Haram. A ses débuts, il y a douze ans, celui-ci n’était encore qu’un mouvement religieux contestataire qui tentait de combler le vide créé par l’incurie des partis progressistes. Mais les docteurs Frankenstein du gouvernement ont fini par transformer cette secte en un enjeu géopolitique, principe actif d’un cycle attaques-représailles aussi spectaculaire que meurtrier.

En effet, les appareils politiques — du Parti démocratique du peuple (People’s Democratic Party, PDP), au pouvoir, à l’opposition nordiste, le Parti de tous les peuples du Nigeria (All Nigeria People’s Party, ANPP) — et les milieux militaro-sécuritaires qui conseillent le président Goodluck Jonathan ont contribué à radicaliser la secte née dans le nord-est du pays au début des années 2000. Férocement réprimée, la Jama’atu Ahlul Sunna Lidda’awati Wal Jihad (communauté des disciples pour la propagation de la guerre sainte et de l’islam) est dorénavant connue par deux initiales : BH pour Boko Haram — « book » en pidgin English, et « interdit » en arabe, l’expression signifiant le rejet d’un enseignement perverti par l’occidentalisation. Entre juillet 2009 et début février 2011, elle a revendiqué cent soixante-quatre attaques, attentats-suicides, exécutions et braquages perpétrés jusqu’au cœur de la capitale fédérale, Abuja ; neuf cent trente-cinq personnes ont été tuées, dont une très large majorité de Nigérians de confession musulmane.

La notoriété de Boko Haram n’échappe ni aux membres d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ni aux shebab (combattants islamistes) de Somalie. Prise de court, la presse internationale se demande, au prix parfois de raccourcis (2), si le géant nigérian aux cent soixante millions d’habitants ne se dirige pas vers une partition entre le Nord musulman et le Sud chrétien.

C’est oublier que la vraie fracture, dans ce pays où plus de 60 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, découle de l’extrême pauvreté. Les douze Etats composant la ceinture nord de la fédération — aux frontières du Niger, du Tchad et du Cameroun — restent les moins développés du pays. Les inégalités se sont même creusées avec le Sud depuis le retour d’un civil, l’ancien général Olusegun Obasanjo, à la présidence en 1999, après les cinq années de dictature du général Sani Abacha.

Dans l’Etat de Borno, où les yusufiyas de Boko Haram — du nom de son défunt chef spirituel, Ustaz Muhammad Yusuf — ont entamé leur dérive sanglante, les trois quarts de la population vivent sous le seuil de pauvreté. Un record dans le pays. Seuls 2 % des enfants de moins de 15 mois y sont vaccinés. L’accès à l’éducation se révèle également très limité : 83 % des jeunes sont illettrés ; 48,5 % des enfants en âge d’être scolarisés ne le sont pas. Et 34,8 % des musulmans de 4 à 16 ans n’ont jamais fréquenté une école — pas même une école coranique : « Autant de facteurs qui rendent la population particulièrement vulnérable aux influences négatives, dont la violence (3). »

Yusuf commence à se faire connaître au début des années 2000. Il a alors 30 ans et prêche au village, dans son Etat natal de Yobe, voisin de celui de Borno. Il se démarque des dizaines de milliers de prédicateurs itinérants, gardiens d’une tradition « quiétiste » prônant une attitude de réserve, qui haranguent les foules sur les marchés des grandes villes. Il s’oppose aux fidèles d’un autre musulman nigérian, Abubakar Gumi, idéologue du mouvement néo-hanbalite Yan Izala (ou Izala), décédé en 1992 (4). Lequel s’était nettement assagi après l’instauration de la charia à partir de l’an 2000 dans les Etats du Nord : c’était l’une de ses principales revendications. Il avait même accepté de rejoindre les commissions officielles chargées de la mise en œuvre de la loi islamique dans ces régions. Mais l’instauration de la charia va se révéler moins religieuse que politique, suscitant les railleries ou la réprobation des populations. En effet, les cercles politico-militaires du Nord en font surtout un instrument de pression dans leur bras de fer avec le pouvoir central. La zakkat (5) — l’un des cinq piliers de l’islam — n’est même pas appliquée.

Exactions policières

Yusuf, qui a étudié la théologie à l’université de Médine, en Arabie saoudite, s’inspire des prêches intolérants de l’Egyptien Shukri Mustafa, fondés sur l’excommunication et l’exil, et profère de violentes critiques à l’endroit des autorités d’Abuja. Pour lui, l’application stricte de la loi islamique exprime un idéal de justice conforme aux préceptes du Prophète. Il refuse la participation aux élections, ainsi que les marques-phares de l’industrie agroalimentaire nigériane — du cube Maggi aux berlingots de lait Dairy Milk. Ce rejet de la « modernité » n’empêchera pas certains tueurs de Boko Haram d’utiliser des motos pour aller exécuter plusieurs adeptes d’Izala, connu pour ses sympathies salafistes, ainsi que certaines figures des confréries soufies Tidjaniyya et Qadiriya.

Le nord du Nigeria avait déjà connu d’autres flambées de violence liées à l’affrontement de sectes musulmanes « antioccidentales » au début des années 1980. Le mouvement Maitatsine, qui interdisait jusqu’au port de montres, avait ainsi envahi les rues de Maiduguri et de Kaduna. La féroce répression militaire de ses fidèles retranchés près du marché de Kano — la grande mégalopole du Nord — avait fait plus de trois mille morts en avril 1984.

source : Par Alain Vicky, avril 2012
Le Monde-diplomatique.fr