Pour la cinquième fois en quatre ans, la justice se penche, lundi 16 juin, sur l’affaire Baby Loup. Au fil d’audiences qui ont décortiqué les conditions dans lesquelles Fatima Afif, salariée portant un voile islamique, avait été licenciée d’une crèche de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) en 2008, ce dossier est devenu emblématique des interrogations actuelles sur la conception de la laïcité et sur la place de l’islam dans les entreprises et, au-delà, dans la société française. « Un débat d’époque », avait lancé l’un des avocats de la crèche, Richard Malka, dès 2011. L’affrontement entre deux visions contraires du principe de laïcité, avaient souligné les défenseurs de la salariée.
Des intellectuels et des responsables politiques – dont l’actuel premier ministre,Manuel Valls – avaient défendu la position de la directrice de la crèche, Natalia Baleato, et critiqué la Cour de cassation. Quelques-uns devaient lui renouveler son soutien, lundi, devant la juridiction, où le dossier est repris par les avocats Claire Waquet pour la salariée et Patrice Spinosi pour Mme Baleato.
Les juges de l’assemblée plénière de la Cour de cassation doivent se prononcersur l’arrêt de « rébellion » de la cour d’appel de Paris, qui, le 27 novembre, a confirmé le licenciement de Mme Afif. Les motivations de leur décision détermineront pour partie les contours du champ où s’appliquera à l’avenir la neutralité religieuse au-delà de la fonction publique (crèches, maisons de retraite, entreprises privées en général…). L’épilogue de cette affaire dira aussi si le législateur doit se saisir de ce sujet ou si les juges ont puisé dans le droit les réponses à ce dossier hors normes.
QUESTIONS NOUVELLES
Car, au-delà des crispations personnelles qui ont alimenté ce conflit du travail, l’affaire Baby Loup a soulevé plusieurs questions nouvelles. Considérant que la crèche pouvait revendiquer le statut « d’entreprise de conviction », les juges de la cour d’appel avaient ainsi estimé fin 2013 qu’elle pouvait instaurer une « obligation de neutralité » et que le licenciement ne portait donc « pas atteinte à la liberté religieuse ».
Le procureur général de la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, dans un avis remis quelques jours avant l’audience, a plaidé pour le rejet du pourvoi de Mme Afif. Mais, contrairement aux juges d’appel, il conteste que la crèche puisse êtreconsidérée comme une « entreprise de conviction ». « Elle n’est pas une entreprise de combat militant en faveur de la laïcité ; son objet est plus social quepolitique », écrit-il, craignant en outre que les entreprises privées se saisissent de l’extension de cette notion peu commune dans le droit français pour restreindre la liberté religieuse de leurs salariés.
M. Marin estime en revanche que « l’exigence de neutralité » figurant dans le règlement intérieur de la crèche est légitime, que son caractère n’est « ni général ni abstrait » compte tenu de « la nature de l’entreprise, du nombre de salariés et de la nature des fonctions qu’ils exercent auprès des enfants ». Cette question devrait alimenter de nouveau les débats : dans quelles proportions et pour quels motifs peut-on limiter le principe général de la liberté religieuse dans un secteur, qui, contrairement à la fonction publique, n’est pas soumis à la neutralité ?
Le procureur général, qui, sur ce point, devrait être suivi par les défenseurs de la directrice de la crèche, estime que « la protection de liberté de conscience des jeunes enfants et du respect de droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions personnelles » suffit à restreindre la liberté d’expression religieuse.
Cet argument, également soulevé par l’avocat général de la cour d’appel en octobre, est devenu central. Alors que les premières audiences avaient ouvert de larges débats sur la neutralité religieuse dans les entreprises privées en général, la question s’est peu à peu resserrée sur la protection des « personnes vulnérables ». Les tentatives législatives, portées par la droite, d’autoriser les employeurs du privé à inscrire le principe de neutralité religieuse dans le règlement intérieur, sont restées lettre morte.
Mais la question perdure : faut-il protéger les enfants, accueillis dans les structures privées, de toute influence religieuse, comme cela est le cas dans le secteur public ? Pour M. Marin, la cause est entendue : « Le port du voile dans une crèche présente un risque certain de pression sur autrui. » Une position que devrait reprendre la défense de Mme Baleato.
En appel, la défense de Mme Afif, insistant sur le fait que le port d’un signe religieux ne constituait pas un acte de prosélytisme, avait au contraire fait valoir que les enfants accueillis à la crèche étaient habitués à voir leurs proches vêtus de « tenues qui évoquent les origines ethniques et culturelles de chacun », dont le foulard. Elle avait en outre mis en doute que « des enfants de 3 mois à 3 ans »puissent y voir un « acte de prosélytisme ». L’assemblée plénière de la Cour de cassation rendra sa décision fin juin. Pas de doute, il sera fait une lecture politique du concept de laïcité qu’elle dessinera.
source : http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/06/16/baby-loup-la-cour-de-cassation-se-penche-sur-la-place-de-l-islam-en-entreprise_4438853_3224.html
LE MONDE par Stéphanie Le Bars