Que retenir de la jurisprudence Baby-Loup après l’arrêt définitif de la Cour de Cassation rendu le 25 juin, cinq ans et demi après le début de cette saga judiciaire ? D’abord, ce qu’a voulu dire la justice. Interrogé, un magistrat de la Cour décrypte ainsi la décision qui confirme le licenciement de la salariée d’une crèche privée, licenciée pour avoir refusé de travailler sans son voile islamique (l’ordre et la formulation sont de lui) : 1- le principe de laïcité ne s’applique pas aux entreprises privées ; 2- une crèche neutre n’est pas une entreprise de conviction ; 3- comme partout, s’applique le principe de liberté religieuse, auquel il ne peut être fait d’exception que justifiée et proportionnée ; 4- la Cour de cassation considère que tel est le cas, compte tenu des caractéristiques de cette crèche.
Ce constat sans fioritures permet de tirer un bilan serein de cette jurisprudence, très attendue car elle concernait potentiellement beaucoup de monde : il y a 3 millions d’entreprises en France, et elles emploient 16 millions de personnes1. Sachant que 44% des managers disent avoir à traiter des demandes ou comportements religieux2, on mesure l’ampleur du sujet !
En tout premier lieu, la Cour de cassation rappelle aux personnes morales que sont les entreprises, ainsi qu’aux personnes physiques qu’elles emploient, que le principe de laïcité ne s’applique pas à elles. La neutralité religieuse (ou politique, d’ailleurs) ne s’applique qu’à l’Etat, à ses extensions et aux opérateurs de service public (même s’ils sont de droit privé). Pas de « laïcité en entreprise », donc.
La Cour souligne aussi que la liberté religieuse est un principe : on peut la restreindre, par exemple dans le cadre du travail, mais de façon justifiée et proportionnée. En matière de religion, l’injonction « je ne veux voir qu’une seule tête » n’est pas licite, sauf dans des cas très précis.
Fossé entre loi et moeurs
Pour faire court, la situation qui prévalait jusqu’à présent reste inchangée, pour les salariés comme pour les entreprises. La complexité française se déploie ici dans toute sa splendeur. Dans un pays où 84% des salariés souhaitent que l’entreprise soit un lieu neutre, et où la plupart croient que c’est effectivement le cas, la réalité légale et judiciaire dit : non, l’entreprise est un lieu privé et la liberté de religion y est la règle.
Ce fossé entre la loi et les mœurs n’est pas comblé par la jurisprudence Baby-Loup. On peut s’en désoler, car le « vécu laïque » si caractéristique de la France, n’a pas de base légale. On peut s’en consoler en se disant que, dans la situation telle qu’elle est et demeure, le sujet de la religion ne peut pas être traité à la serpe. D’abord parce que les juges nous rappellent qu’il s’agit d’une liberté publique. Mais aussi parce que la société contemporaine fonctionne à l’individualisme : le « c’est mon choix » règne en maître sur la plupart des sujets, religion comprise.
Il n’est pas facile d’enjoindre à une salariée d’enlever son foulard islamique, c’est sûr, mais allez essayer d’expliquer à une salariée qu’il vaut mieux éviter de porter un mini-short à paillettes au bureau (cas réel dans une grande société de transport )… Reste que, pour près des trois quarts des managers, quand la religion est impliquée, cela rend la situation plus délicate à aborder pour eux.
Si la jurisprudence Baby-Loup change quelque chose, c’est pour les crèches privées. La Cour de cassation a admis le concept de « crèche neutre », sans qu’il soit besoin de recourir à la notion d’entreprise de tendance comme l’avait suggéré la cour d’appel de Paris. La neutralité religieuse pourra donc figurer dans le règlement intérieur d’une structure dont l’objet est, comme Baby-Loup « de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes (¼) sans distinction d’opinion politique et confessionnelle ». Des associations socio-éducatives, si elles sont d’une taille modeste – la Cour de cassation insiste sur le fait que la crèche n’employait que 18 personnes – pourront s’en inspirer pour leurs statuts sans courir le risque d’être poursuivies pour discrimination.
Le rayonnement jurisprudentiel de la célèbre crèche ne devrait guère aller au-delà. C’est « une victoire pour la laïcité », ont clamé plusieurs communiqués. Oui, mais de portée somme toute limitée. Quant aux entreprises, elles restent Gros-Jean comme devant : bien obligées de traiter le sujet dans le cadre légal existant. Et, de préférence, avec doigté…
source : http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-104748-baby-loup-la-neutralite-en-creche-mais-pas-en-entreprise-1022417.php
par SOPHIE GHERARDI |