Lors d’une table ronde consacrée à l’islam en France, organisée le 29 septembre par l’ONG internationale Aisa (1) à la Maison de l’Unesco, à Paris, la sénatrice de Paris Bariza Khiari s’est élevée contre ceux qui cherchent à réduire le Coran à un code pénal. « L’islam qui m’a été inculqué, explique-t-elle, respecte la vie et se fonde d’abord sur la dimension spirituelle. »

L’islam est malheureusement devenu un objet politique alors qu’il est fondamentalement une spiritualité. D’où vient ce déplacement de sens et de valeurs ? D’un travail de sape mené conjointement : d’une part par les intégristes et obscurantistes qui privent l’islam de sa substantifique moelle en le réduisant à un juridisme sans fondement et/ou à une simple dimension d’outil de guerre ; et d’autre part, par les tenants de la thèse du choc des civilisations, trop heureux de pouvoir alimenter leur moulin à haine et ignorance. Deux faces d’une même médaille qui s’autoalimentent et s’entretiennent dans un registre mortifère.

On assiste à un choc des ignorances où les préjugés et les simplifications outrancières semblent l’emporter. La pratique radicale est certes minoritaire, mais elle est trop présente médiatiquement, tant elle cherche par ses coups d’éclats à faire parler d’elle. Plus violente dans ses manifestations, elle semble être devenue une vitrine de l’islam, faisant de tout musulman un terroriste potentiel. C’est d’ailleurs le pari des obscurantistes : apparaitre in fine comme les seuls tenants de l’islam.

Il nous appartient de désigner l’islam radical pour ce qu’il est, un substitut d’islam hors sol, déconnecté de toute pratique réelle, un islam fantasmé des origines n’ayant surtout jamais existé. Les démons de la logique obscurantiste s’attaquent principalement aux femmes, à l’ordre et à la liberté.

La femme, qu’ils supportent à peine – bâchée de la tête aux pieds et de noir de surcroît. La femme, pour eux, c’est la non-existence. L’ordre, parce qu’ils n’évoluent que dans le chaos et l’anarchie, en sapant les fondements des États. Là ou l’État est affaibli, ils prospèrent. La liberté, qu’ils ne peuvent tolérer car ils vivent dans une prison intérieure.

La meilleure résistance consiste à présenter inlassablement un autre visage. Je vais donc vous faire part de l’islam qui m’a été inculqué, comme à la grande majorité des musulmans : un islam qui ne réduit pas le Coran à un code pénal, qui respecte la vie et qui se fonde d’abord sur la dimension spirituelle, vocation première de l’islam.

Qu’est ce que le soufisme ?

Le soufisme ne se décrit pas, il se vit. Néanmoins, je vais essayer une approche avec beaucoup d’humilité. En dehors des cercles d’initiés, le soufisme demeure assez peu connu et parfois sujet à des descriptions mal intentionnées pour mieux le dénigrer.

L’étymologie présente un indéniable intérêt même si, comme on le constate, les explications sur l’origine du terme sont pour le moins diverses. Retenons-en trois. Le terme soufisme viendrait de l’arabe safa qui signifie la pureté cristalline. Le soufisme serait ainsi une vision épurée, pleine de clarté, de l’islam. Autre hypothèse possible, le terme viendrait de l’expression Ahl as Saff, « les gens du banc » les plus bénis de la communauté. Il renvoie aux premiers temps de l’islam, en référence aux suffiyya qui vivaient dans la mosquée du Prophète à Médine et que le Coran présente comme « la compagnie de ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir ». Si l’on s’en tient à cette hypothèse, cela reviendrait à affirmer que les soufis sont les plus proches de l’islam véridique. En ces temps où certains se revendiquent du salaf, d’un islam prétendument des origines, cette étymologie aurait le mérite de susciter le débat et d’inciter certains fidèles à s’interroger. Enfin, la troisième hypothèse, sans doute la plus connue, associe le mot soufisme au terme as souf, la laine. C’est l’hypothèse que retient le philosophe Ibn Khaldoum. Les soufis portaient un habit de laine, réservé aux plus pauvres, en signe de modestie, de refus de l’orgueil et du contentement de soi.

Il serait bien difficile de proposer ici une définition incontestable du soufisme et une voie unique. Comme le soulignait Eva de Vitray-Meyerovitch, il y a autant de voies que de pèlerins. Ces multiples définitions donnent cependant l’image d’un croyant inscrit pleinement dans une double intelligence : celle de l’abstraction par la méditation et celle de la pleine compréhension du réel. Et c’est à mon sens ce qu’il faut retenir.

Cette voie spirituelle de l’islam est fondée sur l’éveil personnel et l’ouverture aux autres. Le soufisme est une « école » qui repose sur un enseignement et une organisation extrêmement codifiés. Retenons que l’enseignement dispensé s’appuie en grande partie sur le Coran et les textes scripturaires. Il s’inscrit dans l’héritage revivifié d’un Grand Maître insufflé par un maître éducateur, le cheikh.

Cette initiation spirituelle se décline selon trois grandes modalités : l’expression, l’allusion, et le symbole. Ibn Ajiba, grand soufi marocain nous rappelle que : « L’expression éclaire, l’allusion indique et le symbole réjouit »

Les cheminants sur la Voie sont astreints à des règles de vie et de conduite. Djalal Ad Din Rumi , grand maître soufi, comparait l’homme à « un isthme entre lumière et obscurité ». Cette image décrit une condition humaine tiraillée entre un désir narcissique, et un désir d’élévation. En tant que principe d’élévation spirituelle, le soufisme repose sur l’idée que le cheminant ne peut être laissé seul, ni face aux textes scripturaires, ni face à lui-même. Le soufisme rend plus difficile le détournement de la foi au profit d’une vision pervertie en ce que le collectif sert de garde-fou à de possibles dérives. Et surtout parce que le désordre et le chaos entravent l’émergence d’une dimension spirituelle.

La lecture que privilégie l’islam de tradition soufie n’exclut pas, mais intègre ; elle ne rejette pas, mais accueille. La pratique de l’islam relevant du domaine intérieur, les soufis ne souscrivent pas à une politisation de la religion. Ils nourrissent le dogme par une conception et une pratique intérieure de la foi, éclairée par les arts et le savoir.

Il est demandé au cheminant un véritable travail sur lui-même, permettant une ouverture du cœur et de l’esprit tout en l’inscrivant dans la vie de la cité. Le soufi est homme ou femme de la Cité. Le soufisme est une éthique de vie, un ars vitae qui suppose une attitude spécifique face à l’altérité. Dès lors, pour approcher la définition du soufisme, il ne suffit pas de dire que c’est une mystique initiatique ; ni que c’est un humanisme ; et, au-delà de la praxis, il faut ajouter que c’est aussi un engagement civique. L’enseignement soufi vise à permettre à d’agir en Homme de pensée, et à penser en Homme d’action.

Une citoyenneté active

En quoi le soufisme peut-il constituer un élément de réponse face aux errements actuels et permettre aux musulmans l’exercice d’une citoyenneté active? Le soufisme, par une pratique apaisée, favorise le questionnement et une ouverture aux autres. Faisant d’abord de la foi une manifestation de paix intérieure non visible, il se fond dans la réalité des pays dans lesquels il s’inscrit.

Or, la société française est aujourd’hui profondément innervée de débats sur la visibilité des religions, et notamment de l’islam dans l’espace public, tandis que les fondamentalistes s’empressent parfois par simple goût de la provocation de multiplier les manifestations d’appartenance. On voit ainsi des musulmans être plus attachés à des signes extérieurs qu’à leur foi elle-même, dont ils semblent tout ignorer.

À l’évidence, le soufisme s’inscrit dans une pratique sécularisée et dans le respect des lois du pays d’accueil. En France, il ne saurait y avoir d’incompatibilité entre l’islam et la République, car la laïcité n’est pas le rejet des religions, mais bien cet espace de concorde qui nous permet de vivre ensemble au delà de nos différences.

Ainsi, je me définis comme « farouchement républicaine et sereinement musulmane », en ayant à l’esprit le soupçon qui pèse sur moi chaque fois que je le dis, car être laïque et chrétien, ou laïque et juif ne pose aucun problème, mais laïque et musulman…. !! Il y a encore du travail à faire et nous devons y prendre notre part.

C’est la raison pour laquelle je pense que les travaux de recherche portant sur la refondation de la pensée islamique – réforme, exégèse, peu importe le mot, car il y a débat sur le terme – sont absolument nécessaires sous peine d’assister, à une plus grande échelle, à un endoctrinement religieux aussi médiocre qu’aliénant.

Lorsque au IXe siècle, Al Farabi, philosophe musulman, présentait dans sa Cité vertueuse la quête du bonheur et du salut comme une entreprise humaine réalisable sur terre sans attendre le secours du ciel, il était éminemment moderne.

Lorsqu’il préconisait qu’en cas de désaccord entre la foi et la raison, c’est à la seconde de prendre le pas sur la première, il faisait preuve d’un certain courage. La confrontation et le débat d’idées ne peuvent qu’être propices à une exégèse régénératrice de l’islam (ijtihâd) pour se hisser à la hauteur des exigences des temps modernes.

Il est utile de rappeler les controverses respectueuses entre Cheikh Alawi et Cheikh Ben Badis au début du XXe siècle et redire qu’ils ont chacun apporté par leurs leçons, articles et poésies une contribution majeure à la pensée islamique. Je pense notamment à l’Épitre « pour ceux qui critiquent le soufisme » rédigée par Cheikh Alawi. Il ne craignait pas, lui, d’affronter le débat.

Tenants d’un islam moderne, les soufis sont adeptes d’un islam en phase avec leur temps, non inscrit dans un passé mythifié. On rappelle souvent qu’ils sont « fils et filles de leur temps ». Ce travail d’exégèse régénératrice, s’il est nécessaire, ne saurait cependant constituer l’alpha et l’oméga pour répondre aux enjeux actuels.

Sans jouer la partition trop facile de la victimisation, il est quand même indispensable d’évoquer la question de l’image et de la place des populations musulmanes en France. Les Français de confession musulmane se heurtent à la configuration idéologique française. Pour le dire plus simplement : la droite, dans une tradition nationaliste, n’aime pas les étrangers donc les immigrés ; et la gauche, façonnée dans son combat contre l’Église, n’aime pas les croyants donc les musulmans et je ne parle pas de l’extrême-droite qui n’aime personne Les Français de confession musulmane doivent se battre sur deux fronts : l’un, à droite, pour faire valoir leur légitimité en tant que Français et leur capacité à agir comme tels en dépit de leur origine ; et l’autre, à gauche, afin de faire valoir leur citoyenneté et leur capacité de penser en dépit de leur foi.

Par ailleurs, si la promesse républicaine est l’Égalité, force est de constater que cette dernière est aujourd’hui mise à mal par les nombreuses discriminations dont certaines personnes sont victimes en raison de leur origine ou de leur religion.

En outre, dans les médias, l’image véhiculée des musulmans et de l’Islam ne peut que questionner. Trop longtemps, dans les grands médias, les invités soi-disant représentatifs de l’islam relevaient de la catégorie des « analphabètes bilingues » : ils ne sont représentatifs de personne, si ce n’est de l’image que les médias veulent « vendre ».

Pire, les médias ont accrédité l’idée que l’islam n’existe que dans sa radicalité ou dans sa médiocrité. Or, nous le savons tous, l’extrémisme violent n’a pas de religion, il n’a que des intérêts. Parce qu’ils formatent les représentations plus que de raison, les médias portent une lourde responsabilité dans cette image dégradée.

Je voudrai ici saluer le courage d’Edwy Plenel pour son ouvrage Pour les musulmans (éditions La Découverte, 2014) et Dominique Reynié pour la publication de la série d’études Valeurs d’Islam, véritable travail pédagogique.

Cela dit, souffrir de discrimination ou d’une mauvaise image n’est pas une excuse pour ne pas dénoncer et surtout combattre l’obscurantisme, l’intégrisme et son corollaire : le terrorisme. Le pire serait que les musulmans, au nom de la communauté des croyants, s’installent dans des solidarités absurdes.

Cinq piliers pour un monde meilleurs

En conclusion, qeux qui clament que l’islam n’est pas soluble dans la République ont doublement tort : d’une part, parce qu’ils se réfèrent à l’islam des médias, sectaires et sensationnalistes ; et d’autre part, parce qu’il est indispensable de répondre à la demande de sens. Pour répondre au désenchantement du monde, les chrétiens sociaux travaillent à cette recherche de sens. Sous l’impulsion de Jean-Baptiste de Foucault, ils ont produit un Pacte Civique non pour « le meilleur des mondes », mais juste pour un monde meilleur. Ce pacte pourrait être résumé en ces termes : l’homme doit l’emporter sur le système ; le partage doit l’emporter sur la seule possession ; la durée doit l’emporter sur l’urgence, notamment pour la protection de la planète ; le citoyen doit l’emporter sur le consommateur ; la qualité ne doit pas être négligée au profit de la quantité.

Les citoyens de confession musulmane, portés par une tradition éminemment humaniste, adhèrent à ces principes dans leur grande majorité, car ils sont attachés à une vision plus solidaire de la société. La recherche de sens – entendu comme progrès – est nécessaire au projet à proposer aux citoyens. Par ailleurs, dans leur très grande majorité, ils sont attachés au fait que la loi protège l’exercice de la foi, tant que la foi ne prétendra pas dire la loi.

En fidélité avec l’esprit de l’héritage mohammadien tant dans l’aspect spirituel que dans la gouvernance de la Cité, pour le musulman de tradition soufie, la véritable citoyenneté prend ses racines dans les profondeurs de l’être et la véritable spiritualité s’incarne dans les actes citoyens de chaque jour.

La normalisation de l’islam est le test de crédibilité de notre République. Cette normalisation doit avant tout procéder des pouvoirs publics. Il est de leur ressort de faire respecter l’égalité réelle et intensifier la lutte contre les discriminations – qui sont de vraies morts sociales – et l’islamophobie, ces cancers qui métastasent le corps social.

Les musulmans de France doivent également faire face à leurs responsabilités en condamnant avec force l’extrémisme et l’obscurantisme, en faisant la promotion de l’islam spirituel, en participant à l’éducation des jeunes et surtout en accordant la primauté à la citoyenneté sur l’identité.

Le soufisme d’hier et d’aujourd’hui qui est une Voie de l’Unité dont la réalité se trouve au fond des êtres est porteur de trois espérances majeures : la première est que la foi se nourrit tant du dogme que d’une spiritualité vivante ; la deuxième est que la foi et la raison ne s’opposent pas, mais s’éclairent l’une l’autre ; la troisième est que cette Voie d’amour, pour être vivante, doit être porteuse de sens et fonder l’action bienveillante.

À ce titre, la pensée soufie diffuse un islam libre, spirituel et responsable qui permet l’expression d’une citoyenneté véritable, garante du vivre-ensemble.

Ibn Arabi, le plus grand des maîtres, disait – et cela ne serait pas démenti par Jean Jaurès : « Les hommes sont les ennemis de ce qu’ils ignorent. » Dès lors, il me semble indispensable que les musulmans de tradition soufie promeuvent, au delà des cercles confrériques, la Voie dont ils sont autant les dépositaires que les acteurs, car la connaissance s’accroît quand on la partage.

Si le soufisme ne peut à lui seul répondre aux défis contemporains, je suis persuadée que l’engagement des musulmans de tradition soufie dans le débat public peut concourir à apaiser les crispations identitaires – tant de certains musulmans que d’une partie de l’opinion –, et contribuer ainsi à éteindre l’incendie qui se propage dans le corps social. C’est une voie, mais pas la seule pour que spiritualité et citoyenneté se conjuguent au présent.

(1) Colloque L’islam spirituel et les défis contemporains, organisé par AISA (Association internationale soufie Alâwiyya), les 28 et 29 septembre à Paris.

source : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/bariza-khiari-senatrice-je-suis-farouchement-republicaine-et-sereinement-musulmane-20-10-2015-5015_118.php