Quand on voit un enfant cracher ou tenir des propos agressifs, la première réaction, c’est la punition ou l’affrontement, explique Thérèse-Marie Hanot, institutrice à l’école Pierre Danaux à Thuin. Des situations conflictuelles, l’enseignante en croise quotidiennement dans cet établissement spécialisé qui accueille, notamment, des enfants placés, souvent victimes de maltraitances. Déjà sensibilisée à la gestion positive d’autrui et à la communication non violente, Thérèse-Marie Hanot a voulu élargir sa boîte à outils par une formation à la bientraitance proposée par l’équipe de Tabou-Pas Tabou. Il ne faut surtout pas fermer les yeux sur ce genre de situation et l’idée est de réussir davantage à ne pas être dans le jugement. Un enfant qui crache, c’est peut-être un enfant qui s’est fait cracher dessus ou qui manque d’estime de soi, comme un adulte qui fait preuve d’agressivité verbale est souvent quelqu’un qui rejette inconsciemment ses problèmes sur la personne en face de lui.

Adopter une attitude bientraitante, c’est changer d’approche, poser un autre regard sur autrui. Cela s’apprend et cela doit être réfléchi. En acceptant d’aller au-delà de ses réactions intuitives, on prend un peu de recul pour se mettre à l’écoute des attentes de l’autre, explique encore l’institutrice.

Un nouveau concept
Même si elle se manifeste depuis longtemps dans les rapports entre les hommes, la bientraitance semble être devenue aujourd’hui plus que jamais nécessaire pour assurer à tous une qualité de vie et de développement. Elle pourrait s’appliquer à toute relation humaine, mais trouve une pertinence accrue avec les personnes en situation de vulnérabilité : les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées, les prisonniers, les animaux domestiques ou d’élevage…

Facile à comprendre, cette notion n’est pas toujours aisée à mettre en place parce qu’elle n’implique pas seulement l’individu, mais englobe également la communauté et les institutions. Au-delà de la théorie, la bientraitance est d’abord une pratique qui se définit comme une manière d’être, d’agir et de dire, soucieuse de l’autre, réactive à ses besoins, respectueuse de ses choix, de ses droits et de ses refus. Ce n’est pas le contraire de la maltraitance, ce serait plutôt son antidote, et encore bien plus que cela. Il s’agit de faire « du bien » avec vigilance et discernement, sans pour autant vouloir intervenir à tout prix, précise la psychologue Marilyn Droog à l’initiative du concept Tabou-Pas Tabou.

Ce qui passe par un lâcher prise. Être dans la bientraitance, c’est appliquer des pensées positives qui impliquent qu’on se respecte soi-même, qu’on est bien dans son corps et bien dans sa tête. C’est être prêt aussi à accepter que l’autre ne comprenne pas notre point de vue, ajoute Thérèse-Marie Hanot.

Dans ses formations, Marilyn Droog aime travailler sur les mots qui, comme on le sait, structurent la pensée et les actes. Les participants partagent le vocabulaire qu’ils rapportent à la bientraitance : Ce qui est intéressant, c’est de voir que certains mots peuvent être à double sens et de pouvoir travailler sur leur signification. Le mot « respect », par exemple. Les personnes en position d’autorité demandent souvent du respect sans toujours en faire preuve elles-mêmes à l’égard de leurs subalternes, de leurs pensionnaires ou de leurs élèves.

De la responsabilité collective
Si l’individu peut se montrer bientraitant dans son attitude et ses comportements, c’est aussi le cas des institutions, car la démarche se veut collective.

L’école par exemple, quand elle est confrontée à un cas de maltraitance, peut se sentir démunie. À l’école, si on fait semblant de ne pas voir, de ne pas entendre les cas de maltraitance, on devient complice, relève Marilyn Droog. L’enfant qui ne sait comment mettre des mots sur sa souffrance familiale n’a d’autre recours que de la reproduire dans sa classe ou dans la cours de récréation. Quand un témoin tarde à réagir, c’est tout le système qui écope : l’enfant victime et sa famille ne sont pas aidés, c’est une source de surmenage pour l’enseignant et de perturbation pour la classe entière où les autres enfants peuvent également être affectés. La dilution des responsabilités n’aide pas à l’intervention. Dans une communauté, tout le monde est responsable, note encore la psychologue.

Au sein des institutions qui prennent en charge les personnes plus vulnérables, les personnes âgées ou porteuses de handicap, émerge alors l’idée qu’une bientraitance qui tourne le dos à la « chosification » des plus fragiles peut être profitable à tout le monde. Un infirmier, même de bonne volonté, ne peut rien seul. La bientraitance est clairement une responsabilité institutionnelle, assure Najoua Batis, chargée d’études et d’analyse à l’ASPH (Association socialiste de la personne handicapée). C’est un concept à placer dans une dimension collective où chacun apporte quelque chose. Certaines personnes peuvent se montrer naturellement bientraitantes et d’autres moins. Mais pour faire le pas, il est essentiel pour le secteur du handicap de sortir d’une culture de la compassion et d’un rapport de force inégal entre soignant et soigné. La bientraitance n’est pas de la bienveillance ou de la bienfaisance. Tout le monde sort gagnant d’une relation bientraitante.

Un outil d’éducation
Les signes de maltraitance peuvent être repérés aisément. En revanche, le positif n’a ni frontières ni horizon. La bientraitance est multiforme et multi-histoires, relève Jean-Pierre Pourtois, professeur à l’Université de Mons. Depuis plus de trente ans, ce spécialiste des questions d’éducation s’intéresse à ce qu’on n’appelait pas encore « la bientraitance ».

Des études comparatives sur plusieurs générations ont mis en évidence qu’au sein des familles, les objectifs éducatifs et le niveau de bientraitance varient en fonction des groupes sociaux. Certains s’en sortent bien, ils sont souvent issus d’un milieu favorisé, ils disposent d’un réseau social large favorisant la réflexivité sociale et personnelle. D’autres, au contraire, sont désarmés et assurent mal la tension entre autonomie et protection, entre liberté et contrôle, et ne disposent pas de soutien pour les aider dans leur tâche éducative.

L’école se trouve ainsi confrontée à des enfants porteurs de niveaux de bientraitance très hétérogènes. D’autres études ont montré qu’en fin de maternelle, le niveau de vocabulaire des enfants pouvait varier d’un bagage de 800 mots dans les groupes sociaux les moins favorisés à 1600 mots ou plus dans les groupes sociaux les plus favorisés. En l’espace de quelques décennies, on a pu constater un glissement du projet éducatif des parents vers des valeurs plus individuelles alors que les écarts entre les groupes sociaux augmentaient. Il est urgent de remettre la bientraitance comme moteur de l’éducation, pas seulement dans les familles mais également à l’école, dans le quartier et la cité, affirme Jean-Pierre Pourtois.

C’est le sens de l’expérience pilote de coéducation qui a été menée à Charleroi d’abord, à Etterbeek et Péruwelz ensuite. Le projet conduit entre 2008 et 2013 avec des parents d’enfants de 3 à 6 ans visait à stimuler l’acquisition de langage à travers un éventail d’activités où enseignants et parents ont agi ensemble. Au-delà de l’accroissement du vocabulaire, l’objectif était d’enrichir les pratiques éducatives afin qu’elles répondent le plus largement possible aux besoins affectifs, cognitifs, sociaux et d’autonomie de l’enfant. L’évaluation quantitative du projet a fait apparaître des gains de langage chez les enfants qui ont bénéficié de ce programme à l’école et en famille. Ce projet de recherche-action a aussi favorisé, d’après les parents, de nouveaux rapports entre les différents acteurs, et chez les enfants, d’avantage de réflexivité et d’estime de soi. Faute de moyens et d’intérêt en Belgique, les initiateurs de cette expérience pilote s’interrogent sur les suites à y donner. À l’étranger, en revanche, les cités de l’éducation ont attiré l’attention des spécialistes de l’éducation qui ont développé des initiatives similaires en France, en Italie, en Espagne, au Portugal ou en Grèce. Là où l’expérience a eu lieu, rien ne sera plus comme avant, conclut Jean-Pierre Pourtois. Elle a été créatrice de liens, génératrice de sens et productrice de nouveaux pouvoirs pour les acteurs concernés. Et cela restera marqué dans les consciences et dans les actes.

Tabou-Pas Tabou propose des formations à la bientraitance à la carte pour les travailleurs sociaux, les institutions d’accueil, l’enseignement et la justice ainsi que le monde du travail. www.tabou-pastabou.com

Le réseau de formation jeunesse Résonance propose des formations à la bientraitance pour animateurs, éducateurs ou soignants et a conçu une valisette bientraitance vendue à 50 €. www.resonanceasbl.be

source : lesoir.be
Par Gilles Bechet. Illustrations Anne-Lise Combeaud.