Marc-Antoine Pérouse de Montclos, chercheur à l’université Paris-8 et spécialiste du Nigéria, décrypte pour Le Point Afrique les origines et motivations de la secte Boko Haram.
Un affrontement avec l’armée, près du lieu de détention des jeunes filles, a fait plus de 40 morts chez les islamistes et 4 parmi les soldats gouvernementaux vendredi, selon l’armée.
Le Point Afrique : Que signifie exactement le nom de « Boko Haram » ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos* : « L’éducation occidentale est « haram » », c’est-à-dire interdite par la religion. La notion de péché, chrétienne, n’a pas lieu d’être introduite. Mais les membres de la secte, dans leurs vidéos, demandent qu’on cesse de les appeler comme ça, car il s’agit d’un surnom péjoratif ! Leur vrai nom est « Jama’atu Ahlis-Sunnah Lidda’awati Wal Jihad », ce qui signifie : « La communauté des fidèles dévoués à la propagation des enseignements de la tradition du Prophète et du Jihad ».
Qui est leur chef ?
Abubakar Shekau, dont l’armée nigériane a plusieurs fois annoncé la mort, mais qui est en vie. C’est l’ancien factotum de Mohamed Yusuf, qui a fondé la secte vers 2002. Il n’est pas aussi respecté que lui sur le plan spirituel, il n’a ni éducation ni charisme, mais il s’est imposé par la violence.
Ont-ils une idéologie définie ?
Mohamed Yusuf professait une idéologie dissidente de celle des Izalas, un salafisme saoudien à la sauce nigériane. Le mouvement izala reposait sur une stratégie d’entrisme. Pendant la Seconde République (1979-1983), son fondateur, Abubakar Gumi, avait même déclaré qu’il était plus important pour un musulman d’aller voter que d’accomplir le pèlerinage à la Mecque. L’idée était de noyauter l’État de l’intérieur. Mohamed Yusuf, lui, s’est éloigné de cette ligne en s’opposant à l’éducation d’inspiration occidentale, en demandant à ses fidèles de déchirer leurs diplômes et en leur interdisant d’accepter des postes dans la fonction publique.
Quelles sont leurs revendications ?
Au départ, il s’agit d’imposer la charia dans l’État de Borno, ce qui, pour eux, implique de modifier le régime politique du Nigeria, car une loi divine ne peut pas obéir à une Constitution laïque et écrite par les hommes. Dans cette logique, le but est d’établir un califat.
Comment et qui Boko Haram recrute-t-il ?
La secte a d’abord recruté dans les mosquées, puis en « libérant » des gens raflés par l’armée nigériane. Contrairement au Hamas ou au Hezbollah, il est cependant impossible d’établir un « profil type » du militant faute d’informations sur les détenus suspectés d’appartenir à la secte.
Comment interpréter les dernières attaques ?
Elles ne sont pas réellement surprenantes. Habituellement, Boko Haram prévient avant de passer à l’action. Dans ses dernières vidéos, Shekau avertissait que ses hommes n’avaient nullement été encerclés par l’armée dans le Borno et qu’ils allaient attaquer ailleurs. Il menaçait également de « réduire en esclavage les femmes qui se comportaient mal », annonçant l’enlèvement des jeunes filles. C’est aussi, probablement, un moyen de recruter les jeunes hommes, car se marier coûte très cher et prend très longtemps. Entrer dans la secte permet de sortir du système de dot et de trouver une femme rapidement. Dernièrement, Shekau a aussi menacé de s’en prendre aux raffineries, mais, à part celle de Kaduna, dans le nord, c’est un objectif qui semble difficilement réalisable.
Les Nigérians expriment la crainte que ces jeunes filles ne deviennent des esclaves sexuelles, ont-ils raison ?
Cette crainte me paraît en effet fondée.
Comment s’explique l’incapacité de l’armée nigériane à venir à bout de Boko Haram ?
L’État nigérian fonctionne mal, l’armée, institution publique, est défaillante aussi. Et ce, en dépit des milliards de dollars investis dans la lutte contre le terrorisme. Goodluck Jonathan consacre 23 % du budget à la sécurité, avec l’armée, la police, la douane, l’immigration. C’est un record dans l’histoire du Nigeria, et bien sûr, pour des raisons de secret-défense, c’est un budget qui n’est jamais audité.
La corruption endémique que vous évoquez a-t-elle apporté un soutien populaire à Boko Haram ?
La secte s’est en effet beaucoup opposée à Ali Modu Sheriff (gouverneur de l’État de Borno de 2003 à 2011, NDLR), très corrompu et impopulaire, du temps de Mohamed Yusuf. L’armée aussi a aidé, en s’attaquant aux populations civiles, en volant, violant, massacrant… C’était du grain à moudre pour Boko Haram. Mais depuis 2013 et la naissance des milices civiles, les populations locales ont commencé à aider les autorités en fournissant des renseignements, et Boko Haram s’est retourné contre elles. La secte a commencé à massacrer des villageois. Les habitants du Borno sont donc aujourd’hui pris entre deux feux
L’argument économique, selon lequel le sous-développement du Nord constituerait un terreau plus fertile pour ce genre d’organisation terroriste, est-il valable ?
Absolument pas. Dans ce cas, pourquoi Boko Haram n’a-t-il pas pris dans l’État de Sokoto, au nord-est, qui est encore plus pauvre ? Ou au Niger ? La toile de fond est bien plus complexe, ce ne sont pas seulement des gens fragilisés parce qu’ils sont pauvres, désoeuvrés et au chômage. Il a fallu la conjonction de plusieurs facteurs, le charisme de Mohamed Yusuf, la corruption de Sheriff, la répression massive de l’armée depuis 2009 qui a fait de Boko Haram un mouvement de résistance au début.
Quelles sont les cibles privilégiées ?
Les représentants de l’État central, que ce soient des professeurs d’écoles, des casernes, la police… En général, Boko Haram agit selon une logique de représailles. La secte s’attaque donc à des musulmans, même fondamentalistes et conservateurs, s’ils ont dénoncé la pensée de Mohamed Yusuf. La même chose vaut pour un pasteur chrétien et un imam, s’ils disent du mal d’eux. Les imams sont d’ailleurs souvent accusés, la plupart du temps à raison, de collaborer avec les forces de sécurité en fournissant des renseignements. Car, pour eux, les membres de Boko Haram ne sont plus dans l’islam.
L’idée selon laquelle Boko Haram vise les chrétiens est donc fausse ?
Ces attaques existent, mais seulement depuis 2010 de manière planifiée. C’est un argument pour pouvoir demander une aide financière à al-Qaida, et un moyen de trouver une meilleure résonnance dans les médias. L’attaque de Noël 2011, contre l’église de Madalla, à Abuja, a fait les gros titres dans la presse, alors qu’on parlait très peu des victimes dans les attaques de mosquées. Les chrétiens, par ailleurs, sont vus comme le symbole de la démocratie occidentale honnie et le cheval de Troie du colonisateur.
D’où Boko Haram tire-t-il ses financements ?
Jusqu’en 2009, il était largement financé par ses fidèles. Le gouvernement de Sheriff s’est aussi appuyé sur lui pour gagner les élections en 2003. Aujourd’hui, la secte rackette toutes les activités économiques. Jusqu’aux élections de 2011, il y a aussi une part de « racket de protection » dans les États voisins, Bauchi et Kano, qui paient en échange de la paix. C’est aussi, probablement, le cas du Cameroun. Mais depuis 2011, la secte n’est plus financée par aucun homme politique nigérian et même al-Qaida a refusé de les aider. Depuis 2010-2011, les attaques de banques se sont donc multipliées, ce qui présente l’avantage d’être un impôt révolutionnaire qui, en plus, est justifiable en islam puisqu’il s’attaque aux établissements qui pratiquent l’usure. Quant aux armes, elles proviennent la plupart du temps de l’armée nigériane elle-même.
Y a-t-il un risque de contagion régionale ? La crainte d’une nébuleuse djihadiste en Afrique subsaharienne est-elle justifiée ?
Avec al-Qaida, il peut y avoir des connivences tactiques, guère plus. Mamman Nur, qui avait revendiqué l’attentat contre les Nations unies en 2011 à Abuja, avait quant à lui dit avoir été entraîné par les shebabs en Somalie. Mais il s’agit d’une personne ! Boko Haram opère seul et l’idée d’une franchise d’al-Qaida est très peu probable. Le cas est différent avec Ansaru, branche dissidente de Boko Haram, qui, elle, refuse de s’en prendre aux musulmans. Elle s’attaque aux chrétiens et aux expatriés et est clairement connectée à al-Qaida, avec laquelle elle se concerte sur les cibles. Ansaru est d’ailleurs beaucoup plus professionnelle dans ses opérations, qu’elle planifie par des repérages, exécute avec des pick-up… L’enlèvement de la famille Moulin-Fournier par Boko Haram était beaucoup moins impressionnant, à moto, sans préparation… Certes, les frontières sont poreuses et depuis 2002-3003, Boko Haram est présent au Cameroun et au Niger. Mais il est faux de prétendre qu’il existe un « arc de crise », ce qui suppose que si vous allumez la mèche à Mogadiscio, les dégâts se feront ressentir jusqu’en Mauritanie. C’est un argument des néoconservateurs qui permet, en identifiant une « menace mondiale contre la paix », d’invoquer le chapitre VII de la Charte des Nations unies et de justifier des interventions militaires dans la région.
* Marc-Antoine Pérouse de Monclos a coordonné un ouvrage sur la secte islamiste : « Boko Haram: Islamism, politics, security and the state in Nigeria » (African Studies Centre, Institut Français de Recherche en Afrique).
source : http://www.lepoint.fr/afrique/actualites/boko-haram-la-secte-decryptee-29-04-2014-1817274_2031.php
LE POINT Afrique
Propos recueillis par CLAIRE MEYNIAL
Par Gilles Costaz