{{“C’est le coup de pub le plus extraordinaire qu’on puisse imaginer. Si j’avais dû prendre une agence de communication pour faire la promotion du village, jamais elle ne serait parvenue à un tel résultat!”}}

Jean-Pierre Delord, 70 ans, dont la moitié passée dans le fauteuil de maire de Bugarach, n’en revient toujours pas : une folie médiatique s’est emparée de ce village audois de 200 habitants, propulsant son pic aux sommets d’un buzz mondial. Jovial et malicieux, le maire jongle avec les journalistes, se demande combien il a bien pu en rencontrer depuis deux ans. Peut-être 200. “Et ce n’est pas fini, j’en vois encore tous les jours.” Une situation que l’élu qualifie d’”insupportable” tout en comptant bien surfer sur la vague jusqu’au bout, imaginant déjà comment son village enfoui dans les Corbières pourra utiliser au mieux le feu d’artifice médiatique du 21 décembre : “Toutes les caméras seront braquées sur nous. Je pourrai en profiter pour faire un appel à la générosité publique pour la sauvegarde du pic, non? Ou annoncer la création d’une fondation Bugarach. De toute manière, tout ça continuera après le 21 décembre, j’ai déjà été contacté par des réalisateurs qui souhaitent faire des films sur cette affaire…”

{{Une interview du maire}}

Campé dans sa modeste mairie plantée au bord du village battu par les vents, Jean-Pierre Delord sait qu’au-dehors certains lui reprochent d’en avoir trop fait. D’avoir trop parlé de la rumeur, trop évoqué ses craintes quant aux rassemblements du 21 décembre. Il s’en moque : “On a même dit que je me faisais payer pour répondre aux interviews ! Ce que je voulais, c’était ne pas me retrouver seul à gérer une bande de zozos. En alertant les médias et le préfet, j’ai appliqué le principe de précaution.” Pourtant, beaucoup estiment que le maire a luimême allumé l’incendie médiatique dans la presse locale, où il évoquait d’inquiétantes informations circulant sur Internet. “Dans une interview parue fin novembre 2010, il est le premier à parler publiquement d’une rumeur selon laquelle Bugarach serait le seul endroit du monde sauvé de l’apocalypse, et fait part de ses grandes inquiétudes. Il est en quelque sorte le premier à avoir propagé cette rumeur”, constate Véronique Campion-Vincent, sociologue. Au Relais de Bugarach, unique commerce du village, on désigne aussi le maire comme responsable : “Avant fin 2010, il ne se passait rien ici”, affirme Patrice, le gérant. “Et puis, dans ces articles, le maire a parlé des ‘allumés’, mettant dans le même sac les babas cool qui vivent par ici, les écolos et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui, comme ceux qui ne voulaient pas de son projet d’éoliennes et qu’il a voulu diaboliser…”

{{Un photomontage avec soucoupe volante}}

Quoi qu’on en pense, cette fameuse rumeur fait désormais partie du décor. Au milieu de lacharcuterie, des chaussons en peau de mouton, des produits locaux et autres biscuits bio, Patrice propose quelques “produits dérivés” : tee-shirts Bugarach, exemplaires de la revue Top Secret, quelques livres (L’Appel de Bugarach, La Pierre noire de Bugarach…), une cuvée baptisée “Bugarach, s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là”.Ou encore une carte postale montrant une soucoupe survolant le pic : un cliché qui a contribué à alimenter les fantasmes. “Avec 6.000 exemplaires vendus dans le secteur, cette carte postale a eu un succès au-delà de mes espérances”, s’amuse Jean-Louis Socquet-Juglard, photographe professionnel habitant depuis vingt ans à 4 km de Bugarach. “J’ai réalisé ce photo-montage en 2010 et je l’ai signé, en guise de clin d’oeil, David Vincent. Du nom du héros de la série Les Envahisseurs.” Mais à l’époque, la plaisanterie prend une tournure inattendue : repris dans des reportages télévisés, le cliché fait un buzz sur Internet,et certains y décèlent bientôt la preuve d’une présence extraterrestre. Comme Patrice : « C’estun photomontage,mais la photo de la soucoupe, personne n’a pu démontrer qu’elle était fausse!” Le photographe, lui, se souvient aussi que sa carte postale a été diffusée, voire récupérée, parla municipalité de Bugarach : “Le maire disait qu’il l’avait “fait faire”pour se moquer des rumeurs, mais il n’avait pas un discours très clair sur le fait que c’était un canular.” À l’évocation de cette “affaire”,le maire s’énerve : “C’est comme à Lourdes, les gens repartent d’ici avec des souvenirs! Et alors, ça fait vendre!”

{{Une zone magique pleine de trésors}}

Une certitude au moins : la rumeur est née dans une sorte de triangle des Bermudes version Corbières, une zone réputée magique et mystérieuse formée par trois villages distants d’une dizaine de kilomètres : Rennes-le-Château,Rennes-les-Bains et Bugarach. Un territoire grand comme un mouchoir de poche, pétri de mythes et de légendes, véritable chaudron où mijotent depuis des décennies tous les ingrédients propres aux fantasmes.Tout a débuté à Rennes-le-Château, dans les années 1890 :il se disait ici que l’abbé Saunière,petit curé menant grand train, avait trouvé un trésor. Le bruit a couru d’autant plus vite que la région est réputée en abriter plusieurs : celui des Wisigoths, des Templiers, des Cathares… Ce mystère de l’abbé Saunière a donné naissance à un chapelet de folles rumeurs : en un siècle, le minuscule village (19 habitants en 2012) s’est transformé en un improbable carrefour où se mêlent magie, mythes et mystique.

{{Une piste d’atterrissage pour ovnis}}

“À partir des années 1970 est arrivée à Rennes-le-Château et Rennes-les-Bains une population hippie, puis post-hippie, qui a choisi ce secteur à cause de son passé ésotérique et de ses mystères”, explique Vincent Basset, anthropologue à l’université de Perpignan. Depuis, ces néo-ruraux n’ont cessé d’alimenter de nouveaux mythes. Parmi eux Elizabeth Van Buren : cette Américaine, qu’on surnomme à l’époque “la milliardaire”, publie en anglais une série d’ouvrages ésotériques, dont Refuge de l’Apocalypse et Portail vers d’autres dimensions. Persuadée qu’un temple céleste est connecté à un temple souterrain, elle désigne le tout proche pic de Bugarach comme lieu élu par les extraterrestres, et fait construire, dans sa ferme des Labadous, sous le nez de paysans médusés, une piste d’atterrissage pour ovnis. Des ufologues commencent à s’intéresser de près au secteur, des “prophètes New Age” leur emboîtent le pas… Les ingrédients de la rumeur sont prêts. Et l’histoire risque de ne pas s’arrêter là : le maire se déclare déjà inquiet pour “l’après-fin du monde” : “On pourrait bien avoir des problèmes avec les déçus du 21 décembre…”

{{source : Sarah Finger, correspondante à Bugarach (Aude) – Le Journal du Dimanche

samedi 08 décembre 2012}}
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{{Alors, comment cette affaire d’apocalypse a-t-elle fondu sur Bugarach ?}} {{Comment en est-on arrivé là ?}}

Rembobinons. En novembre 2010, un habitant signale au maire la présence sur le Net d’un ou deux sites tordus qui évoquent un calendrier maya, une apocalypse prévue pour le 21 décembre, et la possibilité de se réfugier sur le pic, qui serait miraculeusement préservé de la catastrophe. Jean-Pierre Delord, le maire, aborde la chose, sans la prendre au sérieux, lors du conseil municipal. Un conseiller rapporte l’histoire à un journaliste de L’Indépendant de Perpignan, lequel fait sur cette invasion programmée un reportage marrant,”mais très, très exagéré”, reconnaît aujourd’hui le maire.”J’aurais dû tout de suite recadrer”, dit-il. Trop tard. L’information est reprise par l’AFP. Et c’est parti.
L’histoire est presque un cas d’école. D’abord, la toile de fond. Depuis les années 70, le coin est devenu, comme bien d’autres régions rurales, un repaire de hippies. Ici, on les appelle les “pélutes” (les poilus), et on s’accommode plus ou moins, depuis quarante ans, de ces cool men, cheveux longs et pétard aux lèvres, qui traînassent entourés de chiens sur les places des villages, bien plus nombreux, au demeurant, dans les localités voisines qu’à Bugarach, qui ne compte aucun café, aucun lieu de rassemblement. Sur ce terreau baba fleurit au milieu des années 80 toute une mythologie autour du pic et de ses supposés mystères.”Cela commence en 1986, avec le livre de l’Américaine Elizabeth Van Buren, explique Philippe Marlin, responsable de la librairie ésotérique Atelier Empreinte.Pour elle, la montagne abrite une base souterraine, un lien avec d’autres mondes. A cette histoire s’ajoute bientôt celle du trésor de l’abbé Saunières, qui aurait découvert par ici, à la fin du XIXe siècle, le trésor des cathares. Dès lors, dans la région, toutes les hypothèses du New Age et de l’ésotérisme contemporain se mettent à proliférer : le mythe de Bugarach est né.” Depuis trente ans, amateurs d’étrange, chercheurs de trésors ou de soucoupes volantes, pseudo-écrivains et conférenciers régionaux fournissent sur le paisible pic une abondante littérature où se mêle, dans un syncrétisme étourdissant, les suppositions les plus folles : magnétisme empêchant les avions de survoler la montagne, base du Mossad (les services secrets israéliens), tombeau caché de Marie-Madeleine, présence d’elfes, de druides, d’énergies telluriques, le tout attirant une population en mal d’expériences parallèles, du simple stage de développement personnel aux vraies dingueries style danses amérindiennes ou ablutions en blanc dans les sources naturelles. Mais, là encore, le village de Bugarach est plutôt préservé de cet occultisme de bas étage. Il faut aller à Rennes-les-Bains, à quelques kilomètres, pour découvrir un Disneyland New Age, avec stages de mieux-être à la pelle, vendeurs de cristaux magiques et charlatanisme hors de prix. Dans ce coin-là, des agriculteurs admettent qu’ils croisent de temps en temps quelques fous furieux tout de blanc vêtus. Mais cela fait plusieurs dizaines d’années et jamais aucun média ne s’y était intéressé. Tiens, sur la route, là, deux tout jeunes randonneurs s’apprêtent à faire l’ascension du pic. Ils viennent de Suisse et elle est déjà montée, il y a trois ans.”J’y suis allée de nuit, il pleuvait, je me sentais appelée, guidée par les arbustes, les sources, viens ici, viens là, c’était extraordinaire”, se souvient-elle, les yeux vagues. La fin du monde ? Ils sourient tous les deux : “Non, pas si fous, quand même.”

Source : LE POINT le point.fr