Le Goetheanum à Dornach | Wladyslaw / CC BY-SA / Creative Commons

Cet article est la première partie de notre enquête sur ce que dit l’anthroposophie de Covid-19. A la clé, une plongée édifiante.

Mi-mars, vous avez peut-être vu passer la vidéo d’un certain Dr. Cowan, ancien vice-président de la Physician Association for Anthroposophic Medecine, expliquant que le coronavirus était dû à la 5G. Selon lui, le virus ne serait pas la cause, mais la conséquence de la maladie: «Les cellules se retrouvent empoisonnées, et essayent de se purifier en excrétant des débris, que nous appelons virus.» Et comment les cellules se font-elles empoisonner? Par les ondes. Car depuis 150 ans, chaque pandémie correspondrait à «un saut quantique dans l’électrification de la Terre». La preuve: la grippe espagnole est concomitante à l’introduction des ondes radio, la grippe de Hong-Kong au déploiement des satellites «émettant des fréquences radioactives» (sic), et Covid-19 à l’installation de la 5G. Le clou de la démonstration, c’est que la première ville à en être équipée fut bien sûr… Wuhan.

À la lecture de ce raisonnement farfelu, on pourrait être tenté de tout balayer comme une énième théorie complotiste. Les articles de «débunkage» n’ont d’ailleurs pas manqué de proliférer, la vidéo fut vite retirée (mais peut toujours être trouvée ici), et les sociétés anthroposophiques se sont vite désolidarisées du Dr. Cowan, indiquant qu’il ne faisait plus partie de leur organisation.

Il n’empêche, les arguments énoncés par Cowan sont un pur produit de l’anthroposophie, ce mouvement spirituel et ésotérique fondé au début du siècle par Rudolf Steiner. Déployée dans l’éducation (écoles Steiner-Waldorf), l’agriculture (biodynamie) et la santé (médecine anthroposophique et produits Weleda par exemple), l’anthroposophie est régulièrement accusée de dérives sectaires et de pratiques médicales dangereuses (comme l’injection de gui fermenté contre le cancer et le refus de la vaccination).

Pour celui qui n’y est pas préparé (l’auteur de cet article compris), la plongée dans la pensée de Steiner est déroutante. «Christ cosmique», «corps éthérique», «lieu mercuriel»: la doctrine anthroposophique est un savant mélange d’occultisme, de spiritualité New Age et de pseudo-médecine. On y apprend que magnétisme, électricité et radioactivité sont associés respectivement aux entités démoniques Ahriman, Lucifer et Soradt. On lit que les maladies sont provoquées par les démons, voir que les «bacilles ne sont rien d’autre que des démons, incarnés physiquement, qui proviennent des mensonges.» (Rudolf Steiner, La Theosophie du Rose-Croix). Les arguments de Cowan sur la 5G commencent doucement à s’éclairer.

Mais ce discours occulte surprend celui pour qui la médecine anthroposophique n’était qu’une innocente approche «alternative», au même titre que l’homéopathie. Car de l’extérieur, l’anthroposophie se donne les atours d’une vraie science et d’une philosophie humaniste. Grégoire Perra, ex-anthroposophe et aujourd’hui critique actif du mouvement, explique:

«Il y a toujours ce double discours dans l’anthroposophie: “Nous respectons les sciences, la médecine, nous ne sommes pas en contradiction avec la médecine traditionnelle.” Alors que les écrits de Steiner sont en complète contradiction avec la science traditionnelle!»

Effectivement, qu’il explique que les planètes ont des âmes ou que tricoter donne de bonnes dents, Steiner tient plus de l’occultiste que du scientifique pur jus. Ce qui n’empêche pas la médecine anthroposophique d’être enseignée jusque dans les universités suisses.

«Ils appellent ça “entrer dans la peau du dragon”. Le dragon, c’est le matérialisme, la science traditionnelle. Il faut donc endosser son langage, et même se former à la médecine traditionnelle. Et en même temps, “faire la peau au dragon”, l’attaquer de l’intérieur. C’est un leitmotiv quand vous êtes anthroposophe. Il y a les écrits internes et externes, et les premiers fuitent parfois. C’est comme du temps de Steiner: il y avait les conférences publiques, publiées en librairie, et les conférences internes, qui n’étaient pas éditées ni communiquées. Il y a une logique de dissimulation intrinsèque.»

La Suisse, terre d’anthroposophes? Outre 80 écoles et jardins d’enfants Steiner, la toute première clinique anthroposophe à Arlesheim, près de Bâle, et une entreprise produisant du béton biodynamique, on trouve à Dornach, dans le canton de Soleure, le siège mondial de la Société anthroposophique universelle. Trônant au sommet d’une colline, le Goetheanum (nommé en hommage à Goethe, qui développa sa version des sciences naturelles basée sur les sensations et l’intuition) coordonne les ramifications de la société anthroposophique déployées dans le monde, et abrite «L’école des sciences de l’esprit». Divisée en branches professionnelles, elle dispense des formations en pédagogie, médecine, art ou encore agriculture. Grégoire Perra:

«C’est une école pour vous rendre médium, clairvoyant, pour pénétrer dans les mondes spirituels supérieurs et faire passer cette approche dans les branches professionnelles»

Depuis le début de la crise de Covid, le Goetheanum a publié sur son site plusieurs articles de la section médicale, dirigée par Georg Soldner et Matthias Girke. Dans la deuxième partie de cet article, on s’intéressera à ce que le Goetheanum propose comme méthodes pour se prémunir de Covid-19. Mais pour l’heure, occupons-nous des causes qu’attribue l’anthroposophie à la pandémie.

L’épidémie selon Steiner. Dans son œuvre profuse (quelques 300 volumes, dont seule une partie est traduite en française), Rudolf Steiner donne à de nombreuses reprise son interprétation des épidémies, qui sont pour lui de bonnes choses:

«La flambée d’une épidémie produit quelque chose que nous recherchons afin de compenser autre chose. […] Nous sommes conduits dans certaines conditions où nous pouvons subir des dommages. Mais en surmontant cette épreuve, nous deviendrons plus parfaits.» (Manifestations du karma)

Être malade permettrait «d’accomplir son karma», d’expier des actes commis dans une vie antérieure (Réincarnation et Karma, conférence 1, GA 135):

«Quand nous vaccinons quelqu’un atteint par la variole, nous accomplissons simplement quelque chose pour laquelle la personne en question devra en quelque sorte produire une situation similaire dans une incarnation ultérieure.» (Rudolf Steiner, Manifestations du karma)

Cette vision de la maladie explique la réticence des anthroposophes à l’égard du vaccin. Conséquence: les écoles Steiner sont régulièrement pointées du doigt comme foyers de contamination de la rougeole (par exemple à Bienne l’année dernière ou aux Etats-Unis).

 

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Rudolf Steiner (Pausoak2018 / CC BY-SA / Creative Commons)

 

Fin 2019, un documentaire de Complément d’Enquête (France 2) avait ainsi montré une médecin scolaire d’une école Steiner affirmer qu’après avoir attrapé la rougeole, les enfants dormaient mieux et ne bégayaient plus. Un responsable de la Fédération des écoles Steiner de Suisse avait de plus confirmé l’existence «d’événements sociaux pour l’infection artificielle» jusque dans les années 90: Si un élève avait la rougeole, on réunissait tous les autres enfants pour qu’ils se la transmettent.

On n’esquive donc pas la maladie. Une vision relayée par les directeurs médicaux du Goetheanum, qui expliquent, à propos de Covid-19, que l’«on peut grandir intérieurement et à travers la maladie dans le sens d’un développement de soi». Et de conclure que «nous devons travailler avec la même ardeur à nous renforcer en tant qu’êtres humains et à atteindre un équilibre entre l’humain et la nature, à la lumière de notre origine cosmique commune».

Covid-19 et maltraitance animale. Déséquilibre avec le monde naturel et souffrance animale sont, pour Steiner, la cause des épidémies:

«La recherche occulte nous apprend que chaque souffrance, chaque mort que l’homme perpétue sur les animaux, tout cela revient et ressuscite […]. Ces animaux ne reviennent certes pas sous la même forme, mais ce qui en eux ressent la souffrance, cela revient de telle façon que pour chaque douleur le sentiment est intégré dans l’avenir […]. Cela arrive lentement et progressivement, et déjà au cours de la présente vie terrestre […]» par «les bacilles et créatures similaires.» (GA 143, Trois voix vers le Christ, 8ème cf, p 181.)

Ne pensez pas que cette théorie obscure soit confinée aux lointains propos du père fondateur, et qu’elle n’aurait désormais plus cours. L’extrait en question est cité dans un article intitulé «Le Coronavirus et ses arrière-plans», publié dans le numéro d’avril 2020 du bulletin officiel de la Société Anthroposophique Suisse.

Le directeur médical du Goetheanum, Georg Soldner, fait également ce lien avec le coronavirus dans un article du bulletin de mai, originellement paru le 12 mars sur le site du Gotheanum et vu plus de 180 000 fois:

«Nous faisons actuellement subir aux animaux d’indicibles souffrances: les abattages massifs, les expériences menées sur les animaux de laboratoire, entre autres, engendrent des douleurs auxquelles est livré sans défense le monde animal. Cette souffrance peut-elle avoir des conséquences qui modifient les virus indigènes de l’organisme animal?»

Et de renvoyer vers les références Steiner idoines (GA 120, Les révélations du karma, Dornach 1992, conférence du 17 mai 1910).

L’influence des démons. Mais là n’est pas la seule cause de Covid-19 selon l’anthroposophie. Dans l’article d’avril du bulletin de la Société Anthroposophique Suisse, l’autrice cite un autre passage de Steiner attribuant les maladies à l’action du démon Ahriman, que l’on a déjà croisé:

«Là où les êtres parasitaires se montrent, ils sont un symptôme de l’attaque d’Ahriman dans le monde. Les liens de l’homme à Ahriman sont nourris par une mentalité matérialiste ou des états de peur purement égoïstes.» (GA 154, L’ Éveil des pensées spirituelles comme exigence de notre temps)

Grégoire Perra confirme cette vision anthroposophique des épidémies:

«La maladie n’est jamais vue comme une mauvaise chose. Elle est envoyée par les dieux bienfaisant, par l’entremise des puissances démoniques, pour montrer que notre civilisation est en voie de perdition.»

La perdition de l’humanité, autre cause des épidémies à en croire les directeurs médicaux du Goetheanum:

«Rudolf Steiner a également souligné que les «mensonges de l’humanité» peuvent avoir une importance épidémiologique. Ils se séparent du monde spirituel de la vérité et entravent les forces de guérison qui découlent de la vérité.»

Et ajoutent:

«Le fait que la pandémie de coronavirus n’affecte que les êtres humains montre qu’elle est liée à l‘essence du “Je” humain et que la prévention et la guérison devraient inclure cette dimension spirituelle.»

On se retrouve vite un peu perdu face à ces déclarations entrelaçant concepts médicaux et ésotériques, et qui laissent présager une assise doctrinale bien plus large que ce qui n’est dit explicitement. Grégoire Perra explique:

«C’est toujours à demi-mot, sans expliciter les fondement, le langage n’est jamais clair. Il faut aller lire La Science de l’occulte ou Manifestations du karma de Steiner, mais qui va aller lire un truc pareil, qui parle de l’Atlantide, de la Lémurie et de la réincarnation du système solaire? Mais on ne peut pas comprendre leur position sur Covid-19 sans connaître ces fondements.»

Les corps anthroposophiques. L’anthroposophie suppose l’existence de quatre «corps»: physique, astral, éthérique, et du «moi». Chaque être humain s’incarnerait progressivement dans son corps physique jusqu’à 35 ans, pour ensuite s’en retirer tout aussi progressivement jusqu’à la mort, où il rejoindrait son «soi» et son corps astral dans le monde spirituel. Ce modèle explique, pour Georg Soldner, pourquoi les personnes âgées sont plus touchées par le virus:

«Plus une personne se trouve déjà, au préalable, dans une situation de distanciation d’avec son corps, plus elle est exposée à cette maladie virale, aujourd’hui Covid-19.»

La «solution» est donc toute trouvée:

«Ce qui aide la personne à surmonter la maladie, c’est tout ce qui la soutient pour mieux pénétrer son propre corps, l’irriguer de chaleur de part en part, afin de pouvoir mieux se sentir “chez soi” dans ce corps. De ce fait, il n’est pas surprenant de constater que la maladie n’est guère dangereuse pour les enfants.»

Pour la médecine anthroposophique, outre le grand âge, c’est le manque de lumière qui nous rendrait vulnérable à Covid-19:

«Qu’est-ce qui affaiblit le poumon? Notamment deux choses: un lien déficient avec la terre et le soleil, ainsi que des tensions sociales»

Car la médecine anthroposophique considère le corps comme formé de trois pôles: neurosensoriel (la tête), métabolique (les membres), et rythmique (cœur-poumons). Grégoire Perra:

«Les deux premiers sont sous l’influence de Lucifer et Ahriman, alors que le dernier est sous l’influence du Christ, grand esprit du Soleil. C’est donc la partie coeur-poumon qui aurait été attaquée par le Covid. Et c’est pour cela qu’ils préconisent d’aller prendre des bains de soleil.»

Le système respiratoire et cardiovasculaire, le système rythmique, jouerait un rôle de régulation entre la conscience et le métabolisme (présentation donnée aux HUG sur le sujet). Selon un schéma de traitement pour le Covid élaboré par la section médicale du Goetheanum (dont nous reparlerons dans la deuxième partie de cet article), «la connexion entre le système rythmique et l’âme est très proche».

Car chez Steiner, tout est rythme. Chaque organe a le sien, et la vie elle-même adopte une pulsation régulière de 7 ans (l’incarnation progressive dans le corps jusque 35 ans correspondant ainsi à 5 cycles). Les maladies ne sont pas exclues: la rougeole s’accorde au cycle lunaire (compte rendu d’une conférence de 1997 du Colloque de médecine anthroposophique à Dornach), et Covid-19 montrerait «une séquence temporelle caractéristique» avec un «rythme hebdomadaire», ou, pour reprendre la formule du bulletin d’avril cité, «entre les sept jours et le rythme lunaire». Rythme et Lune, une musique qui rappellera les grands principes de la biodynamie, pratique tout autant chargée de mysticisme.

Si les propos délivrés par le Goetheanum sur Covid sont certes moins complotistes que ceux du Dr. Cowan sur la 5G, ils n’en relèvent pas moins de la pseudo-science et de l’ésotérisme – Soldner décrivant Wuhan avec la notion alchimique de lieu «mercuriel». Inquiétant quand on délivre des conseils médicaux.

(Enquête à suivre)

source : par Adrien Miqueu

https://www.heidi.news/sante/anthroposophie-et-covid-partie-1-une-maladie-symbolique