Le quotidien du soir a été vivement critiqué sur les réseaux sociaux pour avoir consacré une série de cinq articles à l’anthroposophie, un courant ésotérique accusé de dérives sectaires par d’anciens membres. Un certain nombre d’ex-anthroposophes, de journalistes et de lanceurs d’alerte interrogés par le quotidien regrettent que leurs citations aient servi de prétextes à des articles qu’ils estiment « complaisants ». « Marianne » s’est entretenu avec eux, l’occasion de revenir sur un mouvement encore méconnu du grand public.
« Imaginez : vous avez subi les pratiques d’une communauté ésotérique à tendance sectaire pendant des années. Un jour, vous voyez son fondateur en une du Monde. Le titre : “Rudolf Steiner, le penseur alternatif”. Ça risque de vous faire bizarre. Steiner n’est pas un penseur alternatif, c’était un gourou, un individu médiocre et manipulateur. » Marc Giroud ne revient pas de cette couverture du 12 juillet. Imagine-t-on, se demande
cet ancien professeur, Ron Hubbard, le fondateur de la Scientologie, ou le gourou Claude Vorillon, alias Raël, faire la une du prestigieux quotidien en de pareils termes ?

Si le sexagénaire s’emporte, c’est que Marc Giroud connaît bien les théories mystiques de Rudolf Steiner (1861-1925), occultiste du XIXe siècle et fondateur de son propre courant ésotérique, l’anthroposophie. Sa doctrine : replacer l’homme au centre du cosmos en prônant des croyances comme le karma, l’existence d’un « Christ cosmique » ou d’êtres élémentaires comme les sylphes et les gnomes. Ce folklore, qui pourrait prêter à sourire, a essaimé en Europe dans trois principaux secteurs : l’éducation, par le biais de son réseau d’écoles dites Steiner-Waldorf, en agriculture, avec le développement de rituels dits « biodynamiques » et dans les pseudo-médecines. Depuis la fin des années 1990, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre
les dérives sectaires (Miviludes) et les associations spécialisées comme l’Unadfi surveillent les courants anthroposophiques et notamment leurs écoles.

DES ÉCOLES ÉSOTÉRIQUES
Car c’est l’un des points d’inquiétude soulevés par d’anciens élèves et professeurs devenus lanceurs d’alerte : ce réseau d’écoles, dont certaines sont regroupées au sein de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf,
emploie une pédagogie fondée sur des principes mystiques. « Quand vous regardez les ouvrages utilisés pour la formation des professeurs, il n’y a qu’un seul auteur important : Rudolf Steiner. Et toute la pédagogie a
pour but de préparer les enfants à rencontrer le Christ cosmique », explique Marc Giroud, qui a lui-même diffusé cet ésotérisme à ses élèves 22/07/2021 Ce que “Le Monde” ne vous a pas (vraiment) dit sur l’anthroposophie lorsqu’il était professeur formé à la pédagogie Steiner, dans les années 1980. Le parcours scolaire est jalonné de rituels. Chaque matin, les élèves récitent des « paroles ». « Dans son ouvrage de conseils aux enseignants, Rudolf Steiner explique bien qu’il s’agit d’une prière mais qu’il faut appeler ça des “paroles”. C’est une démarche volontaire : il prône la dissimulation », explique Stéphanie de Vanssay, professeure des écoles et syndicaliste au SE-UNSA.

Pourtant, la Fédération des écoles Steiner-Waldorf aime présenter sa pédagogie comme une affaire sérieuse, équivalente à des établissements comme les écoles Montessori, qui entendent mettre les enfants au coeur
de l’enseignement. Un argument repris par le journal Le Monde. « Comparer les écoles Steiner à ce type d’établissement, c’est ridicule. La pédagogie Steiner n’en est pas une, c’est une religion, une mystique »,
déplore Marc Giroud, qui a été contacté par le quotidien mais dont le témoignage n’a pas été publié. « Ce qui me gêne beaucoup dans ces écoles, c’est que les parents y mettent leurs enfants pour de mauvaises raisons ajoute Stéphanie de Vanssay. Ils ont eu une mauvaise expérience de l’école publique et cherchent des solutions alternatives. Ils ignorent que dans certaines de ces écoles, on parlera à leurs enfants de spiritualité,
d’âme, de karma, de l’Atlantide ou de l’existence des gnomes et des archanges. »

HOMÉOPATHIE ET HARCÈLEMENT
Cette recherche de pédagogie alternative, c’est ce qui a conduit les parents de Thomas à l’inscrire dans un jardin d’enfants pratiquant la pédagogie Steiner, de 1999 à 2000. « La fondatrice était une professeure
des écoles Steiner qui avait monté sa propre école, du jardin d’enfants jusqu’à la fin du primaire. Ensuite, on était invités à nous inscrire dans une école de la fédération. » Thomas n’est resté qu’un an. Il se souvient
d’un discours contre la vaccination très marqué et d’une promotion constante des produits homéopathiques de l’entreprise Weleda, liée à la Société anthroposophique, et qui commercialise des « médicaments
anthroposophiques ».
Sa soeur, dyslexique, a également été en école Steiner, dans une famille d’accueil. Elle n’y reste qu’un bref moment aussi : « Elle n’a pas trouvé d’aide quant à sa dyslexie. Beaucoup d’enfants handicapés ou avec des
retards d’apprentissage se retrouvent dans ces écoles, mais les professeurs ne sont pas formés pour les accompagner. » Sa soeur peine également à accepter la partie spirituelle des journées de cours. « Elle ne comprenait pas tous ces rituels auxquels elle participait, elle trouvait ça trop religieux », se souvient Thomas. Contacté par Le Monde, son témoignage n’a pas été retranscrit.

D’anciens parents d’enfants placés dans les écoles Steiner s’inquiètent également des dérives éducatives constatées dans certains de ces établissements. C’est le cas de Marianne Dubois*, dont le fils a été
scolarisé dans une école du sud-est de la France. Son témoignage, disponible sur son blog, est brièvement retranscrit dans l’épisode du Monde sur la pédagogie Steiner. Après la lecture de l’article, la mère de famille a fait part de son sentiment : « Pour ma part, “l’article” citant mon témoignage l’a minimisé explique-t-elle. Le journaliste porte atteinte et discrédite tant ce qu’a vécu mon fils, que toutes les victimes, les enfants,
et nous culpabilise indirectement d’avoir mal compris une situation. »

RAPPORTS MINORITAIRES
La fédération des écoles Steiner-Waldorf assure aujourd’hui faire le tri dans les théories de leur encombrant fondateur. Pourtant, « s’agissant des écoles, la prise de distance avec la philosophie du fondateur n’est pas
toujours claire et les parents qui y inscrivent leur enfant ne mesurent pas tous l’ensemble des fondements théoriques qui ne sont pas sans incidence sur l’enseignement dispensé », constate la Miviludes dans son rapport de 2017, le dernier en date. Dans l’Éducation nationale également, on s’inquiète de ces méthodes ésotériques. « Un rapport de l’Académie de Versailles pointe notamment une grande confusion chez les élèves entre histoire et mythologie », explique à Marianne Jacques Duplessy, journaliste et auteur de L’Ecole hors de la République (Robert Laffont), dans lequel il consacre un chapitre aux écoles Steiner.
Dans le rapport en question, rédigé dans le cadre de la Mission de prévention des phénomènes sectaires et des phénomènes d’emprise sur les jeunes, l’inspectrice relève des « rituels et des conditionnements » et
alerte sur le risque « d’assujettissement » des élèves scolarisés dans un établissement Steiner. « L’article du Monde ne cite qu’un rapport positif sur une école lyonnaise et évoque les doutes d’un inspecteur anonyme.
Pourtant, d’autres rapports existent et auraient gagné à être cités »,
déplore Stéphanie de Vanssay. « Rien ne permet de penser que les
principes inculqués dans la formation des professeurs ont changé »,
complète Marc Giroud.

LE MIRAGE BIODYNAMIQUE
La série du Monde aborde un autre grand courant de l’anthroposophie : la biodynamie, une mode d’agriculture prônée par les anthroposophes et présenté comme une culture biologique améliorée. À ce jour, aucune
étude scientifique sérieuse n’atteste d’un apport réel de ces pratiques. Rudolf Steiner a dessiné, à la fin de sa vie, une agriculture liée aux astres, au calendrier lunaire ou aux êtres invisibles. Parmi les pratiques qu’il
recommande : enterrer des vessies de cerf ou des cornes de bouse sous les cultures.

« Quand on cherche à comparer agriculture biologique et agriculture biodynamique en étant honnête, alors il faut accepter que la biodynamie, ce n’est rien de plus que de l’agriculture biologique avec des pratiques
magiques », explique à Marianne Cyril Gambari, docteur en microbiologie et professeur dans un lycée agricole. Le scientifique a également été contacté par Le Monde, qui a bien publié son témoignage, mais en le mettant, selon lui, au même niveau que les partisans de ces pratiques. « Prétendre que la science a du mal à départager les partisans et les détracteurs de la biodynamie, c’est tout simplement faux. La science
n’a pas de mal à les départager : à ce jour, il n’y a aucune étude sérieuse qui prouve l’efficacité des rituels biodynamiques », explique-t-il. Seule efficacité avérée : les rituels biodynamiques peuvent conduire certains
vignerons à se montrer plus attentifs et précautionneux à l’égard de leurs vignes.

« LE MONDE » ACCUSÉ DE COMPLAISANCE
« Il y a un détail très problématique dans cet article sur la biodynamie poursuit Cyril Gambari. La journaliste cite deux études qui créditeraient l’efficacité de ce mode d’agriculture. Mais la première étude n’existe pas et les conclusions de la seconde sont largement exagérées. » De quoi faire fonctionner la machine à complots, d’aucuns prêtant aux journalistes du Monde auteurs de l’article une certaine complaisance avec les milieux
anthroposophes. « J’ai proposé à la journaliste* de relire certains documents envoyés par les partisans de la biodynamie. Elle m’a fait suivre de nombreux liens parmi lesquels se trouvait un dossier de presse
en ligne très fourni », explique Cyril Gambari. Le dossier a été rédigé par Louis Defèche, rédacteur en chef de la revue anthroposophique en ligne Aether et membre de la Société anthroposophique universelle.
Petit Thread pour comprendre le #LeMondeGate.
Jouons à un jeu, comparons les sources envoyées par le Goetheanum à droite et l’article de @lemondefr à gauche.
Sauras-tu pointer les différences ?

« Il s’agit simplement d’un dossier de presse réalisé à mon initiative pour le Goetheanum (le siège de la Société anthroposophique universelle) sur des sujets qui intéressaient les journalistes et d’autres thèmes qui me
semblaient intéressants. Nous ne sommes certainement pas les seuls à avoir fourni de la documentation aux journalistes. Je ne vois pas où est le problème… », explique l’intéressé. Peu après que les captures d’écran ont
été rendues publiques sur Twitter et relayées par le journaliste Antoine Daoust sur le site d’information Fact and Furious, le dossier de presse a été brièvement modifié et certains passages en ont été supprimés. Il s’agissait uniquement, selon Louis Defèche, d’en retirer des adresses emails personnelles. « Vous appelez ça “une affaire” vous ? », complète-til.
Cyril Gambari a comparé les articles du Monde au dossier de presse, titré : « Documentation Le Monde », que Marianne a consulté. « Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’article sur l’écologie et la spiritualité : il est construit à
partir d’un article d’Aether, le webzine anthroposophique français. Je comprends qu’on puisse se servir de ces documents pour préparer ce sujet, mais cette série d’été est présentée comme une enquête, ça n’en est
pas une à partir du moment où on reprend les arguments des anthroposophes en y accolant quelques propos contradictoires minimisés », regrette Cyril Gambari. Comme le note le site Fact and Furious, de nombreux experts cités dans les pages du Monde sont répertoriés dans le dossier en tant que sources. « Certains de ces référentssont présentés comme des philosophes ou des historiens mais leur affiliation à l’anthroposophie ne sera pas précisée », note le journaliste Antoine Daoust.

HARO SUR PERRA
Pour Grégoire Perra, ancien élève des écoles Steiner et ex-membre de la société française d’anthroposophie formé à la pédagogie Steiner, les journalistes du Monde* ont été « enfumés » par la communication de
l’organisation. Ce lanceur d’alerte, qui travaille depuis une dizaine d’années sur les dérives de l’anthroposophie, garde un mauvais souvenir de sa rencontre avec les journalistes impliqués dans la rédaction de l’article. « J’ai compris très vite qu’il n’avait jamais lu mon travail sur l’anthroposophie. Le ton de l’entretien était globalement hostile, avec des remarques franchement désagréables. » Parmi les questions qu’on lui
pose alors : combien de temps entendait-il poursuivre sa « croisade » contre l’anthroposophie ? « J’ai passé trente ans chez les anthroposophes, je n’ai pas à justifier un combat personnel », explique-t-il à Marianne. Il a
finalement refusé que son entretien soit retranscrit dans les pages du Monde.

Dans le quatrième épisode de la série, consacré à la philosophie de Rudolf Steiner, un paragraphe lui est pourtant dévolu. Grégoire Perra y est présenté comme un « ancien professeur qui dissèque à longueur de
tweets et sur son blog les déclarations farfelues du docteur Steiner ».

L’article mentionne également une accusation d’agression sexuelle rapportée par la Fédération des écoles Steiner lors d’un procès qu’elle a intenté à Grégoire Perra pour diffamation et dont elle a été déboutée.
« Les anthroposophes répandent cette histoire depuis des années pour disqualifier ma démarche de lanceur d’alerte sur l’anthroposophie explique Grégoire Perra à Marianne. Une affaire qui ne fait l’objet d’aucun signalement ni d’aucun dépôt de plainte. » Faut-il pour autant lui faire confiance ? « Ses détracteurs disent de Grégoire qu’il est obsessionnel et rancunier. Moi-même, quand j’ai découvert ses travaux sur l’anthroposophie, j’étais convaincu qu’il exagérait la réalité. Jusqu’à présent pourtant, tout ce qu’il avance et que j’ai pu vérifier s’est révélé juste », nous glisse une source impliquée dans la lutte contre les dérives
sectaires.
* Marianne Dubois écrit sous pseudonyme

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** La direction de la rédaction du Monde ainsi que trois des journalistes rédacteurs de la série d’été ont été contactés par Marianne pendant la préparation de cet article. À ce jour, aucune suite n’a été donnée à nos
sollicitations.

 

source : 22/07/2021
https://www.marianne.net/societe/laicite-et-religions/ce-que-le-monde-ne-vous-a-pas-vraiment-dit-sur-

Par Jean-Loup Adenor
Publié le 22/07/2021 à 11:53