Maggie De Block s’est rendue au Congo pour dissuader la population d’émigrer clandestinement vers la Belgique. A Kinshasa, la misère est pourtant le seul avenir de milliers d’enfants.

Ils m’ont pris et emmené dans la forêt, loin de chez moi. Là, ils ont allumé un grand feu, ils m’ont dit que j’étais possédé, ils m’ont attrapé par les pieds et les mains pour me maintenir au-dessus des flammes. Je les entendais prier; moi, je criais. Puis ils m’ont jeté dans la rivière…»

A griller comme un poulet sur la broche. Le tout pour chasser un maléfice imaginaire…

Aristote a aujourd’hui un peu plus de 13 ans. Son regard est pointé sur l’horizon dessiné par les collines de Kimwenza, un petit village de brousse à quelques dizaines de kilomètres de Kinshasa. Là-bas, l’adolescent reprend pied dans un cadre apaisé et verdoyant, qui tranche avec l’horreur de son histoire, calvaire d’autant plus ancré dans sa mémoire qu’il marque encore profondément ses chairs.

«Elle l’a confié à l’Eglise comme on confierait son enfant malade à un médecin»

Tout démarre lorsque sa propre mère décide de le confier aux bons soins de la prédicatrice. «Elle s’était remariée et son nouveau mari menaçait de la quitter. Pensant qu’Aristote était à l’origine de son malheur, elle l’a confié à l’Eglise de réveil comme on confierait son enfant malade à un médecin», explique Roger Katembwe, éducateur de rue et membre de l’ASBL Espace Vital.

Mais le sorcier n’est pas celui qu’on croit et c’est d’une mort certaine que Roger Katembwe, aidé par d’autres travailleurs sociaux, va sauver Aristote. «Un homme est venu nous signaler que plusieurs enfants vivaient reclus dans une église, se souvient-il. Nous nous sommes présentés à l’Eglise en leur faisant croire que nous avions des enfants à problèmes pour lesquels nous avions besoin de conseils. La prédicatrice nous a dit qu’il fallait chasser les esprits maléfiques de leurs corps, qu’il était inutile de nous adresser à l’hôpital dont ils sortiraient encore plus dangereux.»

Puis ce sont seuls que Roger et les siens font leur retour à l’Eglise où ils ont effectivement constaté, lors de leur première visite, que quatre enfants étaient enfermés. Après la ruse, l’opération commando pour extirper Aristote des griffes de son bourreau. Quant aux trois autres… «Ils étaient trop faibles, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus», lâche l’éducateur.

Le gamin sauvé est, lui, au plus mal. «Totalement amaigri avec des brûlures profondes un peu partout sur le corps.» Plainte est déposée. «Il aurait été important que la prédicatrice soit condamnée, à titre d’exemple, pour en dissuader d’autres de faire de même. Des magistrats se sont déplacés. Il y a eu un début d’enquête mais il fallait toujours payer et cela n’a finalement jamais abouti.»

Six ans plus tard, Aristote se reconstruit pas à pas. Moralement et physiquement. «Ses muscles abdominaux ayant été sérieusement endommagés, il restait courbé en permanence. L’an dernier, un médecin congolais vivant en Belgique a accepté de venir l’opérer et il peut désormais se redresser.» C’est donc loin de Kinshasa que le petit bonhomme reprend tout doucement espoir. Et il est loin d’être le seul à avoir trouvé refuge au centre Mheed (Maison d’hébergement, d’éducation et d’encadrement des enfants défavorisés). Ils sont aujourd’hui 85 à y être scolarisés et à y vivre en permanence, victimes de maltraitances en tous genres ou abandonnés par une famille incapable de subvenir à leurs besoins. Dans la cuvette ou à flanc de collines, les bâtiments ont fleuri et continuent de pousser. Ici, de nouvelles classes. Là, un réfectoire, une cuisine. Et même une porcherie où s’égosillent une vingtaine de porcs, destinés tant à alimenter le groupe qu’à instruire les résidents. Pour qu’une fois l’âge de 18 ans atteint, ils puissent trouver un métier. Outre l’élevage, on y pratique l’apiculture. Et on travaille la terre.

«Plus je criais, plus ils disaient que le mal était profond et le diable bien présent»

De quoi nourrir les troupes et dégager quelques revenus. Des revenus qui proviennent aussi de l’aide internationale. Belge notamment avec le soutien des Femmes prévoyantes socialistes, qui parrainent de nombreux enfants via le Fonds Aristote. Ou la Fondation Roi Baudouin, qui finance une partie des infrastructures. «Au début, les contacts avec le village voisin ont été très difficiles. A chaque sortie, les enfants se faisaient insulter ou molester. Nous avons développé nos infrastructures en intégrant le village.» Comme ce pont qui permet à tous d’enjamber la rivière ou encore l’ouverture de l’école à tous les enfants du voisinage.

De quoi faciliter l’intégration de tous ces mômes maltraités. Et parmi eux, Jocelyne qui rêve d’offrir à sa petite fille une tout autre vie que la sienne. Son existence a basculé alors qu’elle n’avait que dix ans. Un beau-père qui débarque à la maison puis l’arrivée de deux bébés dans la famille recomposée. «Les deux petits étaient régulièrement malades, explique-t-elle. Puis mon beau-père a perdu son emploi de chauffeur.» Le couperet s’abat alors sur la gamine, le pasteur d’une Eglise de réveil la déclarant ensorcelée. «Il disait que la nuit, je volais dans les airs.»

Direction la paroisse pour plusieurs semaines et un traitement de choc. «J’étais privée de nourriture pour que les prières soient efficaces. On me jetait de l’eau salée dans les yeux et plus je criais, plus ils disaient que le mal était profond et le diable bien présent.» A son retour, Jocelyne est rejetée par les siens. «Lorsque je rentrais dans une pièce, tout le monde sortait. Je devais voler de la nourriture.» Avec de sévères punitions à la clé comme ce fer à repasser lui arrachant la peau des fesses. «Un jour, ma mère a pointé une seringue vers moi. Elle m’a dit: J’en ai assez de toi.» Alors, à 12 ans, Jocelyne décide de partir. Vivant dans la rue, dormant dans une carcasse de voiture. Vendant son corps… Jocelyne, qui a 18 ans aujourd’hui, a trouvé refuge au centre. «Cela m’a sauvée. Sans eux, je n’aurai pas tenu le coup.»

Mais il reste encore tant à faire. Comme pour ce garçonnet dont les intestins ont été perforés suite à une fièvre typhoïde. Sur son ventre, une boursouflure autour de laquelle on a ficelé un sac en plastique, sonde de fortune. «Son oncle n’a pas les moyens de s’en occuper, nous essayons de l’aider.»

Tant de choses à faire, donc. Un tel défi qu’il en pousserait plus d’un à baisser les bras. «Oui, on voudrait faire plus, sourit Roger. Mais lorsque tu n’as pas ce que tu aimes, il faut aimer ce que tu as.» Aimer, pour continuer à y croire. Malgré tout.

Pour garder espoir. A l’image d’Aristote qui, au sortir de notre entretien, nous a fait part de son souhait le plus cher: devenir médecin.

PATRICE LEPRINCE

Le cercle (vicieux) du pasteur et du sorcier
P.Le.

Mercredi 13 novembre 2013

Lors de son discours tenu devant les Chambres réunies, le 24 octobre, le président Joseph Kabila a abordé la problématique des «enfants injustement traités de sorciers». Un phénomène bien présent dans la société kinoise. Mais qui reste difficile à quantifier dans une ville qui, selon les estimations, compterait entre 20.000 et 30.000 enfants des rues.

Parmi eux, nombre d’enfants dits «sorciers»: un phénomène aussi compliqué à chiffrer qu’à décoder en nos contrées où le principe de sorcellerie s’est depuis longtemps pris un coup de balai. «En diabolisant les croyances locales et autres fétiches, les Eglises missionnaires les ont intégrés, leur ont donné une consistance, contextualise Joël Noret, directeur du Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains de l’ULB. Les Eglises qui sont venues enrichir ultérieurement le paysage religieux en Afrique centrale ont poursuivi sur cette lancée.»

Si religion et sorcellerie ne font donc pas forcément mauvais ménage, la problématique des enfants-sorciers traduit, selon notre interlocuteur, «une mise sous tension extrêmement importante entre les générations. Avec des parents qui en viennent à considérer leur progéniture, souvent d’ailleurs pas leur enfant direct, comme un sorcier et donc comme une menace. Ce qui donne une consistance occulte aux rapports sociaux, consistance qui peut déboucher sur des conséquences dramatiques». Dont l’impact fait des ricochets, creusant toujours un peu plus son sillon dans l’imaginaire de la population. «On peut parler du cercle du pasteur et du sorcier, pour paraphraser la formule d’un collègue, Jean-Pierre Dozon. En mobilisant la figure du sorcier, le pasteur lui donne corps. En voyant des sorciers partout, on les produit. En dénonçant leurs maléfices, les pasteurs sont des producteurs actifs de sorciers qui, d’une certaine manière, en vivent.»

Manichéisme

Juteux business sur le dos des crédules? Pas si vite, rétorque Joël Noret. «Avec le prisme ouest-occidental et laïque, on adopte facilement un regard accusateur. Mais que seraient les églises, ici, sans subsides? Elles devraient également avoir un discours économique, personne ne mange des cailloux. Qui plus est, ces pasteurs sont aussi habités par ces schèmes d’interprétation, il n’y a pas forcément une petite élite manipulatrice. Il faut se méfier des visions trop manichéennes. Il y a énormément de pasteurs pauvres.» Des pasteurs qui ne pratiquent pas tous la religion à l’excès. «Il existe en effet tout un dégradé de situations, des pasteurs les plus éduqués aux illettrés. Et quelques exemples de gens qui disent qu’il ne faut pas prendre de médicaments et se confier au seul Jésus. Mais beaucoup d’hôpitaux sont aussi tenus par des Eglises et pas seulement par des courants missionnaires historiques.»

Et parmi elles, des Eglises pentecôtistes dites de Réveil en Afrique centrale. Soit des Eglises protestantes charismatiques, mouvement né aux Etats-Unis au début du 20e siècle. «Qui a très vite essaimé sur d’autres continents dont l’Afrique. Là encore, on trouve à boire et à manger, certaines Eglises étant très bien structurées et dotant leurs pasteurs de vraies bases théologiques. On ne doit donc pas les considérer comme massivement opposées à la biomédecine.» Mais elles sont aussi multiples, par essence. «Avec de fortes tendances schismatiques, le protestantisme n’imposant pas de structure institutionnalisée. Dès lors, ces Eglises se multiplient à l’infini et cela devient parfois presque un pasteur pour une Eglise. Il y a effectivement une petite minorité de pasteurs opposés à la biomédecine qui sortent les patients des hôpitaux. Mais il faut remettre tout cela en perspective.»

P.Le.
source : Le Soir, page 9
PATRICE LEPRINCE
Mercredi 13 novembre 2013
Reportage
Kinshasa
De notre envoyé spécial